Exposition « Photographier l’Algérie » Une exposition de l’IMA Tourcoing, du 28 février au 13 juillet 2019

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Par Sihem Bella [1] et Joëlle Alazard. [2]

Compte rendu. Redécouvrir l’histoire de l’Algérie au XXe s., à travers le regard de photographes français ou algériens, c’est ce que propose l’Institut du monde arabe de Tourcoing dans sa nouvelle exposition que nous recommandons vivement à tous les historiens-géographes.

En Algérie, la photographie a accompagné la conquête coloniale. Cependant, si la progression de l’exposition est bien chronologique, l’exposition n’est pas conçue pour Françoise Cohen, directrice de l’IMA Tourcoing et commissaire de l’exposition, comme une énième histoire de l’Algérie par la photographie : elle offre une série de regards français et algériens sur un territoire successivement colonisé, décolonisé, objet de mémoires parfois concurrentes et toujours très vives.

Les cartes postales, albums de collection, revues illustrées et albums de voyage inaugurent la visite sous le signe de l’orientalisme. Les Mauresques, ces portraits de femmes dans la photographie coloniale, côtoient les paysages orientaux stéréotypés et « pittoresques » - pour reprendre un terme employé de manière récurrente par les contemporains. Les premières photographies exposées renvoient à la fascination française pour l’orient exotique, lequel se fait destination touristique dès les débuts de la colonisation, mais aussi à la patrimonialisation coloniale de l’Algérie.

A côté des photographies anonymes parfois issues de studios comme celui des frères Neurdein, vingt-cinq clichés de Jules Gervais-Courtellemont (1863-1931) sont réunis dans l’exposition. Ses voyages en Asie, en Europe et en Afrique l’ont guidé en Algérie où il s’initie à la photographie dans les années 1880. La passion sincère qu’il développe pour le territoire et ses habitants, qui l’amène à se convertir à l’islam, ne l’empêche pas de réaliser des clichés qui consolident les stéréotypes orientalistes de l’imaginaire européen : végétation luxuriante d’une colonie, charme d’une jeune qui retient ses vêtements et découvre ses jambes alors qu’elle piétine le linge au bord d’un cours d’eau.

Jules Gervais-Courtellemont, Jeunes filles lavant le linge avec l’eau d’une oasis, 1900 © Photothèque de l’IMA, Paris

Si les photographies orientalistes ont vocation à être montrées et diffusées, l’exposition se poursuit avec des clichés voués originellement à appuyer des travaux de recherche scientifique, notamment en ethnologie. Ainsi Thérèse Rivière, en mission dans le massif des Aurès en 1934 avec Germaine Tillion pour le futur musée de l’Homme, immortalise les pèlerinages, les mariages ou encore les transhumances ; ses cadrages sont souvent dictés par la volonté de capter les gestes quotidiens, qu’il s’agisse de poterie ou de tonte du mouton. Ces témoignages, rarement exposés, sont d’autant plus précieux que les populations de cette région ont subi une violente répression du pouvoir colonial lors des soulèvements, et de désastreux déplacements de population et les quelques clichés sélectionnés parmi les 9000 pris par cette ethnologue au destin douloureux rappellent son travail et son œuvre trop souvent éclipsés.

Thérèse Rivière, Femmes portant l’outre à eau © Musée du quai Branly, Paris

C’est en Algérie que Pierre Bourdieu sent poindre sa vocation pour la sociologie : alors jeune agrégé de philosophie, il y effectue son service militaire puis y enseigne la philosophie au tournant des années 1950 et 1960. Avec un « regard d’ethnologue compréhensif » d’après ses propres termes (Pierre Bourdieu, Images d’Algérie, Arles, Actes Sud, 2003, page 11), il se met à pratiquer la photographie dans l’Algérie en guerre, ce qui lui permet d’opérer une « conversion du regard » et d’exprimer son rejet du colonialisme, dans une Algérie bouleversée par les bidonvilles et les camps de regroupement.

© Pierre Bourdieu / Fondation Pierre Bourdieu, Saint-Gall.

C’est également pendant la guerre que Marc Garanger, appelé du contingent, est missionné pour faire des photographies d’identité de la population colonisée déplacée de force. Des clichés de quelques-unes de ces deux mille femmes dévoilées, aux regards frappants, sont présentés dans l’exposition. Marc Garanger, né en 1936 et présent lors de la visite organisée pour la presse, rappelle que si ce sont ses photographies les plus célèbres, elles ne constituent qu’une infime partie des clichés pris au gré de ses déplacements et de ses rencontres.

Marc Garanger, Femme algérienne © Marc Garanger, Musée Nicéphore Niépce, Chalon-sur-Saône

La pratique photographique étant largement le fait des Français – habitant l’Algérie ou voyageant depuis la métropole - Mohamed Kouaci représente une exception. Il était le seul photographe du journal El Moudjahid, organe officiel du FLN, qui a joué un rôle considérable dans la reconnaissance internationale de la cause algérienne.

© Mohamed Kouaci

Les splendides photographies de Marc Riboud (1923-2016), présent à Alger au moment de l’indépendance en juillet 1962, répondent à celles de Mohamed Kouaci. Alors membre de la prestigieuse agence Magnum, Marc Riboud capte la soif de liberté des Algérois, ses clichés évoquant irrésistiblement les manifestations populaires qui secouent de nouveau, en 2019, le pays.

Marc Riboud, Alger, 2 juillet 1962 © Marc Riboud

Enfin, l’exposition fait la part belle à la photographie de l’Algérie contemporaine, représentée notamment par Bruno Boudjelal et Karim Kal. Le premier présente une série de clichés de l’Algérie de la décennie noire, réalisés alors qu’il menait une quête personnelle sur les traces de sa famille paternelle, et durant laquelle il a découvert la photographie, en 1993. Le cadrage hasardeux, la récurrence du flou, l’utilisation d’appareils jetables en plastique et les prises de vue à travers la vitre, depuis l’intérieur d’une voiture ou d’une maison, donnent au premier abord une impression de liberté et de spontanéité. Bruno Boudjelal, présent lors de la visite de presse, s’amuse de ces interprétations de sa photographie : ses cadrages, ses flous ou les photos prises derrière des vitres ne résultent pas d’une recherche esthétique mais d’une « photographie de la contrainte », alors que la guerre civile battait son plein et que la peur des dangers l’assaillait. Un mur de souvenirs personnels entrelacés sur un pan de mur retrace sa quête personnelle depuis son premier voyage en 1993.

Algérie, Alger, août 1999 © Bruno Boudjelal / Agence VU

Les images d’Alger et de la Méditerranée par Karim Kal qui closent l’exposition donnent à voir une ville ouverte vers l’extérieur : des affiches de son image d’Alger (2002) sont offertes aux visiteurs, invités à emporter l’œuvre avec eux.

L’intérêt pédagogique de l’exposition nous apparaît évident : datées de la fin du XIXe siècle à 2002, les œuvres présentées enrichissent notre enseignement de la colonisation, de la décolonisation mais aussi de leurs mémoires, de part et d’autre de la Méditerranée. Ne se réduisant pas à de simples illustrations, les photographies peuvent constituer un point de départ pour une étude sensible des conditions de vie des habitants de l’Algérie avant et après 1962, de l’imaginaire français sur ce territoire, de la réalité de violence coloniale ou encore des aspirations populaires à l’indépendance. Si l’on peut regretter qu’il n’y ait aucune carte de l’Algérie dans l’exposition, la relative accessibilité du support photographique pour nos élèves peut permettre de mener une riche réflexion sur le rôle de l’image comme medium de contact entre des points de vue, des époques et des mondes différents. Les photographies présentées permettent finalement d’appréhender un contexte historique complexe à travers une pluralité de regards, ménageant ainsi la sensibilité de mémoires parfois douloureuses.

Bibliographie

Photographie

  • ALLOULA Malek, SELOUA LUSTE Boulbina, RIBOUD Marc, Algérie, Indépendance, Marseille, Le Bec en l’air, 2009
  • BOUDJELAL Bruno, CHEVAL François, Algérie, clos comme on ferme un livre ?, Marseille, Le Bec en l’air, 2015
  • PHELINE Christian, Aurès (Algérie) 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion, Paris, Hazan, 2018

Bandes dessinées d’histoire :

  • FERRANDEZ Jacques, Carnets d’Orient, Paris, Casterman, 10 tomes, 1994 à 2009
  • STORA Benjamin, VASSANT Sébastien, Histoire dessinée de la guerre d’Algérie, Paris, Seuil, 2016

Histoire :

  • BOUCHENE Abderrahmane, PEYROULOU Jean-Pierre, TENGOUR Ouanassa Siari, THENAULT Sylvie, Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris, La Découverte, 2014
  • DEPREST Florence, Géographes en Algérie (1880-1950). Savoirs universitaires en situation coloniale, Paris, Belin, 2009
  • OULEBSIR Nabila, Les usages du patrimoine. Monuments, musées et politique coloniale en Algérie, 1830-1930, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004
  • TARAUD Christelle, La prostitution coloniale, Algérie Maroc Tunisie (1830-1962), Paris, Payot, 2003
  • ZYTNICKI Colette, L’Algérie, terre de tourisme. Histoire d’un loisir colonial, Paris, Vendémiaire, 2016
Infos pratiques sur le site de l’IMA Tourcoing : https://ima-tourcoing.fr/

© Sihem Bella et Joëlle Alazard, pour Historiens et Géographes, tous droits réservés, 28/02/2019.

Notes

[1professeure agrégée d’Histoire, enseigne au lycée Jean-Moulin de Roubaix

[2professeure agrégée d’Histoire, vice-présidente de l’APHG, enseigne en CPGE au lycée Faidherbe de Lille