Il y aurait beaucoup à dire sur ce grand moment de communication politique qu’ont été les Journées de la Refondation de l’École de la République au Palais Brongniart les 2 et 3 mai derniers. Nous nous bornerons ici à analyser les propos d’Antoine Prost tenus lors du troisième « Grand Débat » sur « Les valeurs de la République à l’École », aux côtés de Iannis Roder, Hélène Grimbelle, et Jean-Marc Merriaux.
Au cours de cette table ronde d’une heure et demie aucun des intervenants n’osera se confronter à la tâche ô combien difficile de définir ces fameuses valeurs dont il sera question, excepté H. Grimbelle, qui, à la question liminaire de la modératrice répondra par la devise « liberté, égalité, fraternité ».
L’intervention de l’historien de l’éducation pointe d’abord les lacunes républicaines du système scolaire, précisant que l’école constitue une sorte de « microcosme », à l’image de la société française. Son propos est nuancé : « L’école devrait être exemplaire des valeurs de la République. Or, elle ne l’est pas, même si elle n’est pas pire que le reste de la société, elle est même meilleure que certains îlots dans le reste de nos sociétés ». Pourtant, quelques instants plus tard, il s’étonne que les enseignants ne soient pas appelés à signer la Charte de la laïcité au même titre qu’élèves et parents, ce qui conduit à ce jugement aussi suspicieux que surprenant « Si les professeurs sont au-dessus des lois, il faut le dire ! » Les applaudissements de la salle nous laissent atterrés. Les obligations attachées statutairement à la fonction d’enseignant.e ne seraient-elles pas une garantie suffisante ? Nous faudrait-il prêter serment solennellement ?
Poursuivant, A. Prost déplore avec véhémence l’absence de volonté des enseignant.e.s de travailler collectivement, notamment en faisant vivre les conseils pédagogiques en collège et lycée. Pour le démontrer, il s’appuie sur le fait que ces derniers sont incapables de se mettre d’accord sur un calendrier annuel « d’interrogations et de devoirs sur table ». Il reviendra à cet exemple lors du débat avec la salle, semblant avoir trouvé là la clé d’un fonctionnement des établissements conforme aux valeurs de la République. Il en vient à ce propos à affirmer : « nous sommes dans une société à la fois anarchique et totalitaire. Totalitaire parce qu’anarchique et anarchique parce que totalitaire ». Vocabulaire outrancier et concepts employés de manière surprenante pour un historien... et Antoine Prost ne s’arrête pas là, emporté sans doute par un élan lyrique, il conclut : « La façon dont les professeurs enseignent n’est pas républicaine ! » A la tribune, personne ne réagit.
Les propos sont pourtant violents, excessifs, et injustes. Ils le sont d’autant plus qu’ils sont tenus dans un cadre solennel, qu’ils sont enregistrés et diffusés sur les réseaux sociaux. Une telle affirmation n’est rien moins qu’une négation des compétences professionnelles de l’ensemble des enseignant.e.s de l’école républicaine, de la maternelle au lycée. Que serait un.e enseignant.e de la République qui n’enseignerait pas de manière républicaine, sinon un dangereux imposteur, un incompétent notoire ? Et comment enseignerait-on si on ne le faisait pas de manière républicaine ? On croit comprendre où M. Prost veut en venir en l’entendant, plus tard, affirmer « Vous avez des pédagogues archi-classiques qui réussissent très bien, mais ils respectent leurs élèves, ils n’ont pas un comportement autoritaire » Comment ne pas être d’accord avec ce postulat du respect et du refus de l’autoritarisme ? Comment ne pas être révoltés quand le fil rouge des interventions d’Antoine Prost semble être de vouloir prouver que les enseignant.e.s dans leur majorité ne portent pas ces valeurs, surtout parce qu’ils ne veulent pas travailler « ensemble ».
Nous ne ferons pas l’affront de rappeler à un grand historien, qui enjoint l’Éducation Nationale à être une institution exemplaire, que ni l’histoire ni le présent de la République ne sont exemplaires. Qu’elle toléra et même organisa pendant des décennies l’exclusion civique des femmes, la colonisation, le travail forcé. Qu’elle est marquée par le chômage, la précarité, les inégalités, les discriminations, et la répression policière de mouvements sociaux. En revanche, M. Prost semble confondre l’institution de l’Éducation Nationale avec « les enseignants » puisque jamais il n’évoque le rôle de la hiérarchie, du Ministère, de la structure en somme, ainsi que le remarque M. Luc Ria depuis la salle.
M. Prost est-il conscient de la place et du rôle des enseignants dans l’école d’aujourd’hui, tenus de défendre une République idéalisée, tout en encourageant les élèves à porter un regard critique sur le gouffre qui sépare trop souvent valeurs et pratiques républicaines ? Est-il conscient que de nombreux professeurs sont parmi les derniers à tenir les murs d’une République qui elle ne tient pas ses promesses, surtout dans les quartiers populaires où s’accumulent ses faiblesses et ses contradictions. A-t-il oublié, enfin, le rôle bien difficile des enseignant.e.s, après les attentats de l’année 2015, aux côtés d’élèves perdus, effrayés, en colère face à une irruption si impensable de la violence, et encore plus en colère et désemparés par les « débats » tout aussi violents qui ont agité la sphère médiatico-politique sur la « laïcité » et la « compatibilité de l’islam avec la République » ? Ils n’auraient donc jamais enseigné de manière républicaine, tous ces collègues ?
Certes, le système éducatif en France a besoin de profonds changements et il faut en débattre avec l’ensemble de ses acteurs. Il est vrai aussi qu’une prise de parole passionnée est propice aux dérapages, même pour un universitaire chevronné. Nous osons espérer ainsi que les propos d’Antoine Prost sont les fruits maladroits de son ardeur à défendre la politique gouvernementale de « Refondation de l’École » en général et la réforme du collège en particulier. Nous sommes attachés au travail collectif avec nos collègues et convaincus de sa nécessité. Mais affirmer de manière péremptoire « L’organisation du travail [des enseignant.e.s] ne peut être que collective » est une injonction qui nie les conditions de l’exercice du métier, et la manière dont notre travail est prescrit, rendu possible – ou empêché ! - par l’institution, par nos hiérarchies administratives et pédagogiques.
Pour faire vivre les valeurs de la république à l’école, il faut bien plus et bien autre chose qu’un calendrier annuel de devoirs décidé en conseil pédagogique. En concentrant ses critiques presque uniquement sur le travail des enseignant.e.s et en oubliant la part des contenus (les programmes sont les grands absents de cette table-ronde) ou encore le rôle des autres acteurs de l’Éducation nationale, Antoine Prost nous prive d’une analyse de portée plus large, pourtant nécessaire à la construction d’une école véritablement émancipatrice.
© Amélie Hart-Hutasse et Christophe Cailleaux, enseignants en lycée.
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