Un projet européen pédagogique, collaboratif et global d’Euroclio avec l’APHG : "Silencing Citizens through censorship" / "Réduire les citoyens au silence par la censure" (Histoire du XXème siècle en Europe).
Par Caroline Morel [4]
L’APHG, membre d’EUROCLIO
L’APHG est membre de l’association EUROCLIO [5], et s’est engagée plus fortement depuis 2015 dans ses projets. Il s’agit d’une association de professeurs européens, basée à La Haye, aux Pays-Bas, et dont le but est la construction d’une histoire européenne, comparée et globale, élaborée par des professeurs de différents pays européens réunis autour de projets thématiques ponctuels. Ces projets servent un autre objectif, celui d’abonder en ressources documentaires et pédagogiques le site Historiana [6], en anglais, destiné à tous les collègues européens. L’équipe d’Euroclio assure la coordination et la réalisation technique.
Le projet censure
Ainsi, en octobre 2015, le projet "Silencing Citizens through censorship" a été lancé lors d’une réunion préparatoire à La Haye. L’équipe réunie au complet a d’abord fait un rapide état des lieux de l’enseignement de l’histoire dans chacun des pays représentés, puis a évoqué les enjeux de cet enseignement. Les pays engagés dans ce projet sont la France, l’Allemagne, la Hongrie, la Pologne, l’Italie, l’Espagne et la Macédoine, par le biais de professeurs tous membres d’une association indépendante d’enseignants d’histoire, telle l’APHG pour la France. [7]
Au cours de cette rencontre les thèmes et les notions articulées autour de ce projet ont été définies :
* Définition de la notion de censure, limites entre propagande et répression, et choix de travailler sur des périodes de dictature du XXème siècle en Europe.
* Élaboration d’un cahier des charges sous la houlette du bureau de l’association Euroclio, avec Jonathan Even-Zohar (interview ci-après).
- collecter des ressources documentaires d’archives originales (lois, décrets mais aussi témoignages, vidéos, œuvres, lettres, photos)...
- recenser les ressources : ouvrages de référence sur lesquels s’appuyer et articles universitaires ;
- enfin, élaborer les projets pédagogiques possibles, destinés à des élèves du secondaire, rédigés sous forme de fiche pédagogique prête à l’emploi et traduite en anglais.
La participation de l’APHG via la régionale de Lyon
L’APHG - pour la partie française du projet - est représentée par Caroline Morel de l’APHG-Lyon, enseignante en section binationale italien au Lycée Jean-Perrin de Lyon 9ème.
Plus particulièrement, elle a été chargée de présenter les aspects de la censure durant la période de Vichy, de 1940 à 1944, avec un texte de présentation du contexte, co-écrit avec Nadia Biskri (APHG Lyon). Elle présentera aussi un projet pédagogique pour une classe de première avec l’aide de Brice Rosier-Laperrousaz, traduit en anglais.
Les premiers travaux ont été présentés lors de la deuxième rencontre à Bologne en janvier 2016. On a ainsi collecté une matière dense et variée, comme supports et comme origines, afin de répondre au mieux aux questions clefs du projet. Chaque pays a ainsi pu présenter le contexte propre à son champ d’étude.
Articulation des activités pédagogiques : le projet
Le projet pédagogique s’inscrit dans le cadre des programmes en histoire de la classe de Première, l’étude de la Seconde Guerre mondiale en France, laquelle étudie la France occupée et la répression. La censure est à l’oeuvre dès 1939 et clairement établie en 1940 par les autorités allemandes et celles de Vichy.
Après le cours en classe, qui aura contextualisé le régime de collaboration sous l’Occupation, la pratique de la censure aura été présentée comme un des outils d’un régime autoritaire. Les élèves participent ensuite dans un premier temps à un atelier sur le site des archives départementales et municipales, qui sont partenaires du projet. Ils approcheront les techniques de dépouillement des archives et étudieront une sélection au moyen d’une grille établie avec le médiateur des archives (Mme Marie Maniga aux Archives Municipales de Lyon et Mr Michel Gablin aux Archives départementales du Rhône). Les élèves en groupe élaborent enfin une synthèse de lecture à partir des 4-5 documents du dossier qu’ils auront eu à étudier, ce qui permet de répondre aux premières questions posées par le projet : qui censure qui, pour quelles raisons, de quelles manières, sur la région lyonnaise. En effet le choix s’est imposé d’utiliser les ressources locales. [8]
* 2ème atelier aux archives départementales :
- travail sur les archives du cabinet du préfet, série 45W.
- le Faux novelliste de 1942
- le Progrès sabordé en 1943
- des articles de propagande
Les élèves complètent alors leur synthèse.
* Dans un deuxième temps, le mercredi 8 juin, la classe invitera un universitaire et un journaliste afin de discuter de la censure sous Vichy en Europe et plus généralement aujourd’hui. Cette conférence se tiendra dans la salle de conférence des Archives Municipales de Lyon et en public, avec le soutien de l’APHG-Lyon.
Après une intervention des élèves, qui liront leurs synthèses, une brève conférence des invités, les élèves animent un débat avec un invité universitaire qui dialoguera avec eux pour prolonger leurs travaux et répondre à la question de l’héritage laissé par ces pratiques de censure.
Le dispositif est soutenu par l’APHG, les archives municipales en partenariat, ouvert au public et éventuellement filmé pour être mis en ligne sur le site Euroclio après traduction en anglais.
Cet atelier sera présenté à la 3ème rencontre du projet à Budapest en juin 2016, devant l’équipe européenne, après rédaction en anglais sous forme de fiche pratique et ensuite déposé sur le site Historiana.
But : fournir une activité sur la censure pour complémenter le site Historiana.eu à partir des documents d’archives trouvés à Lyon et en comparaison avec des sources européennes, mais aussi dépasser la simple perspective nationale, éventuellement comparative afin de changer d’échelle de pratique de l’enseignement de l’Histoire.
Quel est la finalité de cette participation ?
L’APHG-France est ensuite pressentie et candidate pour l’organisation de la conférence annuelle de Euroclio en 2018 à Marseille, et les travaux des élèves pourront être présentés. D’ici là, Euroclio tient son congrès annuel pour 2016 à Belfast du 19 au 24 mars prochain. [9]
L’enjeu semble intéressant à trois titres :
1) montrer une participation active de la France au sein de l’association, reconnue par les collègues européens et attendue depuis longtemps. L’APHG se présente d’ailleurs pour organiser à son tour le congrès annuel d’Euroclio en 2018 par la régionale de Marseille (contact Daniel Micolon [10]) autour du thème "la Méditerranée, objet d’étude transnational".
Ce projet pourra être présenté au congrès.
2) collaborer à un site européen de ressources en ligne et mettre en valeur les ressources françaises, ainsi que les partenaires, archives, musées. [11]
3) entrer dans un projet qu’on peut qualifier de politique : construire une histoire à l’échelle européenne, au-delà des frontières nationales. C’est penser comme si l’Europe devenait une entité politique unie, pour laquelle il faut une culture et une histoire commune propre, construire une citoyenneté pour les générations futures. Cette citoyenneté européenne reste difficile à établir en 2016 dans le contexte d’une actualité tendue, entre crise économique, dissidence anglaise et crise des migrants.
C’est l’idée que défend Euroclio, très clairement exposée par Jonathan Even-Zohar dans l’interview (lire ci-après, NDLR) réalisée par Ann-Laure Liéval, Aydin Basarslan et Caroline Morel, lors de la commission Europe de l’APHG qui s’est tenue le 30 janvier 2016 en Sorbonne, à Paris. "Construire une citoyenneté européenne par une histoire globale européenne soutenue par des thématiques transversales".
On peut aller plus loin et même s’autoriser à réfléchir sur les modalités de l’enseignement de l’Europe en lycée. L’Europe n’est elle qu’une entité artificielle systématiquement confrontée à une diversité irréductible ? Un machin technocratique propre à favoriser le libre échange et à effacer les identités culturelles ? Un projet en débat ? Mais surtout comment l’enseigne-t-on en lycée, où peut on trouver les bases d’une culture réellement commune, à part les douloureux souvenirs des guerres ? On peut par exemple imaginer refondre les programmes avec l’idée de montrer les acquis de la construction européenne depuis 1951, et pas seulement dans les champs économiques et politiques, mais aussi dans l’émergence d’une identité commune : du programme Erasmus, en passant par l’espace vécu dans Schengen, des européens qui se sont installés dans un autre pays d’Europe que le leur, et d’une histoire transnationale qui reconnaît des valeurs : démocratie, solidarité, territoires et cultures.
Tout reste à faire, à commencer par la défense de l’enseignement des langues non-linguistiques (sections européennes et binationales) mises à mal durement depuis la dernière réforme.
© Caroline Morel, pour l’APHG. Tous droits réservés.
L’entretien de l’APHG - Commission Europe avec Jonathan Even-Zohar, directeur d’EUROCLIO.
A l’occasion de liens renoués avec le réseau EUROCLIO, voici un entretien avec Jonathan Even-Zohar, directeur d’EUROCLIO, par Aydin Basarslan, Caroline Morel et Ann-Laure Liéval, de la Commission Europe, APHG, le samedi 30 Janvier 2016 à la Sorbonne.
- APHG : Pourquoi la France devrait-elle s’impliquer dans le réseau Euroclio ?
Jonathan Even-Zohar : « D’abord en tant que membre fondateur. Je ne sais ce qui s’est passé exactement mais il y a eu une prise de distance, des contacts ont été perdus, et notre association avec l’APHG est une opportunité de réintroduire une perspective française dans le réseau. Je pense qu’il y a une certaine « pesanteur » en Europe, nous avons différentes traditions académiques en ce qui concerne l’enseignement de l’histoire : il y a une très forte tradition anglo-saxonne, une très forte tradition allemande, et je pense qu’il y a aussi la place pour la tradition française. Mais au-delà de cela, notre mission c’est de réunir tout le monde, d’impliquer tous les pays européens. »
- APHG : Comment dépasser en Europe les frontières des histoires nationales, et des programmes nationaux d’Histoire ?
Jonathan Even-Zohar : « En effet l’Histoire est une invention de la période romantique et le principal moyen de légitimation des Etats-nation. Mais ici à la Sorbonne, nous sommes entourés de traces prestigieuses du passé, et c’est ici que l’on a commencé à penser plus largement l’Histoire, à travers une approche thématique. Nous considérons que l’Histoire c’est aussi le vécu des gens, et pas seulement des gros titres dans la presse (Première guerre mondiale, Seconde guerre mondiale..), mais aussi se demander comment les gens ont traversé ces épreuves.
Nous parlons ici d’une démocratisation du passé ; nous voulons que nos étudiants comprennent et ressentent de l’ empathie avec les personnes du passé, peu importe qui sont ces gens. Nous voulons qu’ils apprennent à penser comme des historiens, ils doivent pour cela d’abord se poser des questions qui font sens pour eux.
Je pense qu’opérer le divorce entre l’Histoire et ce lourd héritage de l’histoire nationale nous donne l’occasion de rendre l’histoire plus pertinente aujourd’hui, en phase avec les problèmes actuels.
Cependant, cela nécessite une plus grande flexibilité de la part des enseignants, et encore plus de la part des hommes politiques, car, malgré tout, un des sujets de prédilection des hommes politiques à l’échelle nationale est la production et la construction d’un programme d’ histoire nationale. Et souvent, ils recherchent le soutien des professeurs d’histoire. Ce n’est pas quelque chose qu’Euroclio cherche à combattre, Euroclio veut plutôt sensibiliser les gens à d’autres façons de faire l’Histoire. »
- APHG : Comment promouvoir cette façon de faire l’histoire parmi les membres de l’UE ?
Jonathan Even-Zohar : « En mettant des enseignants de différents pays dans une situation où ils doivent produire quelque chose ensemble, car l’échelle nationale disparaît. Nous avons par exemple un projet en cours (dont fait partie Caroline Morel) qui réunit une équipe avec des enseignants de France, Pologne, Italie, Espagne sur la censure … ils ont tous des expériences différentes, et des responsabilités différentes, mais on les met ensemble dans une pièce, ils sont passionnés d’histoire et ils trouvent des similitudes, et ce qui en ressort c’est la conscience de bâtir une histoire transnationale. Notre but est de se rendre compte que l’histoire ne s’arrête pas à nos frontières, ne commence pas quand nous franchissons nos frontières, l’histoire se fait aussi en faisant travailler ensemble des professeurs. Les enseignants sont ainsi amenés à réfléchir à pourquoi ils enseignent ce qu’ils enseignent. »
- APHG : Avez-vous des outils spécifiques pour cela ?
Jonathan Even-Zohar : « Dans un premier temps, nous leur présentons une large variété de sources : des sources primaires, des sources matérielles. Et pour moi c’est aussi le coeur de l’histoire : c’est ce qu’il reste du passé, essayons de lui donner du sens. Nous essayons de nous focaliser sur des moments clés de l’histoire, par exemple la Première Guerre Mondiale, en collectant de nombreuses sources.
Dans un second temps, nous procurons aux enseignants des exemples, afin de leur montrer comment créer des situation d’apprentissage, des mises en activité à partir de ces sources. Plutôt qu’un contenu sorti d’un manuel, nous essayons d’encourager une démarche d’enquête à partir de sources autour d’une problématique. »
© Ann-Laure Liéval, Aydin Basarslan et Caroline Morel pour la Commission Europe de l’APHG. Tous droits réservés.
© Les services de la Rédaction via la Commission Europe de l’APHG - Tous droits réservés. 29/02/2016.
Illustration en "une" : La réunion de la Commission Europe de l’APHG accueillant notre collègue Jonathan Even-Zohar, Directeur d’Euroclio, en visite à Paris. Salle Marc Bloch, Sorbonne, 30 janvier 2016. Sur la photo : de gauche à droite, Jonathan-Even Zohar, Jacqueline Houlgatte et Ann-Laure Liéval. © C. Morel & Euroclio.