Antoine Mauduit, une vie en résistance (1902-1945) Compte rendu de lecture / Histoire contemporaine

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Par Cécile Vast. [1]

FRANCESCHETTI (Philippe), Antoine Mauduit, une vie en résistance. 1902-1945 [préface de Jean-Marie Guillon], Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2017, 312 pages.

Sur l’engagement dans la Résistance, tout semble avoir été dit et écrit : l’évidence, la rupture, la clandestinité, le combat contre l’occupant dans une invariable temporalité figée comme un bloc de 1940 à 1944. Cette idée de décisions aussi lucides que limpides et lumineuses n’a que peu à voir avec une réalité complexe, tortueuse, irréductible aux visions idéelles de parcours d’exception. « Il ne faut pas juger ceux qui ne sont pas partis à Londres et transformer en héros ceux qui l’ont fait, aimait à souligner Germaine Tillion. À l’île de Sein, par exemple, les pêcheurs n’appartenaient pas à un groupe politique, mais ils possédaient un bateau et un petit terrain qu’ils cultivaient ; ils étaient libres pour agir. Que pouvait faire, en revanche, l’ouvrier qui, avec sa paie hebdomadaire, devait entretenir une famille et payer le loyer ? Il était ligoté sur place, mais il n’en pensait pas moins. » [2] Rien n’est simple dans les voies et les prises de conscience qui mènent à la Résistance : l’itinéraire singulier d’Antoine Mauduit (1902-1945) en est une illustration. L’ouvrage proposé par Philippe Franceschetti retrace la vie d’une figure de la Résistance des Hautes-Alpes dont la mémoire, entretenue par la famille et des compagnons fidèles (tel François Mitterrand), mais restée confidentielle, n’a guère franchi les limites du territoire local. Si le livre apporte sa pierre à l’étude de l’action résistante, on peut s’interroger sur le parti pris de l’auteur qui observe l’ensemble du destin de son personnage à travers le prisme d’une « vie en résistance ».

Pour l’essentiel, la Résistance marque les deux dernières années d’une vie chahutée par des ruptures assumées. Issu d’une famille bourgeoise catholique et patriote, éduqué dans des établissements confessionnels, Antoine Mauduit s’engage d’abord dans l’armée pour y suivre une instruction d’officier (1920-1923), abandonne cette première vocation, se marie puis crée un commerce florissant, la Fabrique française de couleurs métalliques. Si les aléas économiques ne le concernent pas directement, il trouve dans la crise morale des années 1930 l’écho de doutes existentiels plus personnels, comme le souvenir de la mort de l’un de ses frères pendant la Grande Guerre. Pour Philippe Franceschetti, la quête identitaire et la trajectoire choisie alors par Antoine Mauduit se rapprochent de la pensée des non-conformistes. Il devient un lecteur assidu de La vie sage de Paul Carton, médecin non-conventionnel qui élabore un « végétarisme naturiste », sorte de spiritualité sacrificielle fondée sur le rejet du matérialisme et de la modernité, prônant le retour à la terre. En 1932, Antoine Mauduit décide de renouer avec l’armée : il laisse son entreprise et se fait recruter dans la Légion étrangère sous une identité d’emprunt et à un grade subalterne. La supercherie ne dure qu’un temps, il doit quitter temporairement la Légion, mais il parvient dès l’entrée en guerre en septembre 1939 à se faire mobiliser à nouveau dans un régiment de pionniers, formé de Polonais juifs et de réfugiés espagnols de la guerre civile. Au commandement d’une section de ce régiment, il se fait remarquer par son charisme et sa personnalité fédératrice. Chargé de défendre une position à Soissons en mai 1940, le lieutenant Mauduit est fait prisonnier par les Allemands le 12 juin 1940 avec sa section. Dès lors, recherche spirituelle, aventure communautaire et patriotisme structurent un parcours de guerre complexe et multiforme. Sa biographie éclaire ainsi plus particulièrement quatre expériences successives : les camps de prisonniers de guerre en Allemagne (juillet 1940-juillet 1941), l’hypothèque Vichy (juillet 1941-novembre 1942), la Résistance (novembre 1942-janvier 1944), l’arrestation et la déportation (janvier 1944-mai 1945).

Philippe Franceschetti rappelle à juste titre à quel point le sort et le vécu des prisonniers de guerre (PG) français symbolisent la défaite et l’humiliation de la France. Comme ses compagnons, Antoine Mauduit éprouve intensément l’effondrement de son pays à travers l’enfermement sous surveillance dans les Stalag et les Oflag. Mauduit participe activement à la vie communautaire de l’Oflag VA situé près de Stuttgart. Dans le prolongement de ses lectures d’avant-guerre, et sous l’influence du prêtre Henri Perrin, il forme près de lui un petit groupe qui cherche une signification à la défaite et partage la même mystique sacrificielle. C’est autour du culte de Notre Dame de la Salette (Isère) que se cristallise une réponse essentiellement spirituelle, marquée par un patriotisme mystique, par la culpabilité et l’idée d’une régénération largement inspirés de l’idéologie pétainiste qu’il contribue à diffuser dans son Oflag. L’éloignement, la propagande vichyste, la censure et les informations lacunaires expliquent sans doute en partie un manque certain de discernement ; c’est ainsi qu’Antoine Mauduit parvient à obtenir en juillet 1941 sa libération... contre la promesse de partir se battre en Syrie dans les troupes de l’armée de Vichy. Son retour en France s’inscrit en effet dans une négociation de Georges Scapini, ambassadeur de Vichy auprès des PG, avec les Allemands : les soldats français libérés devaient en échange participer aux combats du Levant contre les Alliés.

Il n’en sera rien, mais Mauduit demeure fidèle à l’armée d’armistice, dont il partage l’idéologie de régénération morale et l’attachement à la figure du maréchal Pétain. Jusqu’en mai 1942, date de sa démobilisation pour cause de conflit avec sa hiérarchie, il conserve une activité d’encadrement militaire auprès du centre de transit des troupes d’infanterie coloniale situé près de Fréjus. Après son départ de l’armée d’armistice, il choisit de renouer avec l’aventure communautaire et spirituelle entreprise lors de sa captivité en Allemagne : il se replie à Montmaur, en surplomb de la vallée du Buëch dans les Hautes-Alpes. Avec l’aide d’amis chrétiens hostiles au nazisme, et tout en s’appuyant sur les réseaux vichystes de l’armée d’armistice, il y crée une structure d’accueil pour les prisonniers de guerre rapatriés. Le 15 juin 1942 est ainsi fondée l’association La Chaîne, d’abord soutenue par Vichy. Mauduit profite de l’implantation rurale de Montmaur pour développer autour de son association une coopérative agricole inspirée des préceptes naturalistes et spirituels de Paul Carton. Peu à peu, au cours de l’été 1942, l’activité légale reconnue par Vichy glisse dans un entre-deux qui concerne, au cours de la même période, d’autres organismes à vocation caritative, à l’exemple de la Cimade. De fait, l’accueil des prisonniers de guerre se double d’une activité bien plus subversive d’aide à l’évasion. Elle n’est pas sans rappeler, avec un décalage de deux années, les premières formes de résistance de la zone occupée.

Avec la nécessité de se fournir en faux-papiers pour faciliter les évasions, La Chaîne se transforme, sert de couverture et entre progressivement dans l’illégalité. Elle se rapproche d’autres formations qui connaissent des évolutions similaires, avec des prises de conscience sur le tard, à l’image de l’École des cadres d’Uriage. Il faut en effet attendre novembre 1942 et l’invasion de la zone sud par les Allemands pour que soit définitivement levée « l’hypothèque Vichy » (Laurent Douzou et Denis Peschanski, Bulletin de l’IHTP, 1995). À la fin de 1942 et au début de 1943, la communauté de Montmaur se trouve impliquée dans une constellation d’actions de résistance : outre l’aide à l’évasion de prisonniers de guerre, le lieu accueille et cache des familles juives menacées (ainsi des Klarsfeld), héberge des réfractaires au service du travail obligatoire, récupère des armes. Des contacts sont établis avec des organisations de résistance : La Chaîne se lie avec le Mouvement de Résistance des prisonniers de guerre et déportés (MRPGD), négocie avec le courant giraudiste de l’Organisation de Résistance armée (ORA), entre en relation avec le BCRA par l’intermédiaire de Pierre Julitte, coopère avec le Service maquis de la région puis amorce début 1943 un processus de rapprochement avec l’Armée secrète (AS) des Mouvements unis de résistance par l’entremise du colonel Descour. Tout en conservant une indépendance sur le plan de l’instruction militaire et de l’éducation morale, Montmaur est pleinement reconnu au printemps 1943 comme groupement clandestin implanté dans un environnement social complice. La personnalité charismatique d’Antoine Mauduit apporte cohésion et discipline à une structure qui devient un maquis. Vichy et les Allemands surveillent désormais étroitement le secteur qui n’échappe pas à la répression fin 1943 et début 1944. Mauduit est arrêté le 28 janvier 1944 par le Sipo-SD de Gap. Emprisonné d’abord à Marseille, il est dirigé vers Compiègne en avril puis déporté le 12 mai dans le camp de concentration de Buchenwald, affecté à Dora. Transféré en avril 1945 à Bergen-Belsen, il y meurt quelque temps après la libération du camp par les Britanniques, le 9 mai 1945.

L’idée développée au fil de l’ouvrage de retracer les détours et les ruptures d’un parcours peu commun s’avère ici particulièrement pertinente. Elle constitue sans doute l’une des forces du livre de Philippe Franceschetti : penser « la Résistance comme un processus » (Jean-Marie Guillon, préface, p. 14), et sortir des schémas traditionnels d’explication pour saisir les ressorts multiples de l’engagement résistant. On regrettera dès lors d’autant plus un usage peu distancié du mot « résistance » (pages 64-65, 92, 122, 144, 167, 201, 277, 279) pour qualifier des choix de vie (expérience mystique) ou des périodes (captivité de guerre, aventure communautaire de juillet 1941 à juillet 1942) très éloignés de la pleine action dans la Résistance. Il porte en effet le risque de la confusion et de la dilution d’une catégorie conceptuelle, d’une notion historique et surtout d’un engagement singulier qu’Antoine Mauduit a payé de sa vie. La focale biographique offre néanmoins une approche stimulante du phénomène résistant ; elle aide en particulier, en s’attachant à restituer les discontinuités et les bifurcations, à appréhender l’engagement clandestin dans toute sa complexité. Elle oblige à « ne pas juger » (Germaine Tillion) pour tenter de comprendre des choix qui peuvent sembler a posteriori incohérents — mais qui, dans le présent des acteurs, n’étaient alors pas perçus comme tels. Elle permet enfin de suivre dans les incertitudes du temps les cheminements d’êtres « doubles en eux-mêmes », pour reprendre une expression chère à Pierre Laborie [3].

Cécile Vast, Besançon, décembre 2017.

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Notes

[1Docteure en histoire, Université de Franche-Comté. Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes - LAHRA. Professeure d’Histoire et de Géographie dans l’Académie de Besançon.

[2Germaine Tillion, entretien dans L’Express, 31 mai-6 juin 2007.

[3Les Français des années troubles, Seuil (Points-Histoire), 2003.