Autour du livre de Guillaume Blanc, "L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Eden africain" (Flammarion, 2020) Un entretien réalisé par Samy Bounoua

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Historien de l’environnement, spécialiste de l’Afrique contemporaine, Guillaume Blanc, MCF à l’Université de Rennes 2 vient de publier L’invention du colonialisme vert. Révisant notre imaginaire de la nature africaine, le livre éclaire les héritages coloniaux des politiques environnementales sur ce continent.

Par Samy Bounoua [1].

Tout d’abord, pouvez-vous nous dire quelle est l’origine de ce livre ?

Tout est parti d’une comparaison. Ma thèse de doctorat portait sur l’histoire comparée de parcs nationaux canadien, français et éthiopien, et les archives que j’ai étudiées m’ont montré que les institutions internationales de la conservation traitaient de manière radicalement différente la nature africaine et celle européenne.
En 2011, par exemple, l’Unesco a classé le parc national des Cévennes au Patrimoine mondial de l’humanité, au nom de l’agro-pastoralisme qui y façonne le paysage depuis trois millénaires, nous dit l’institution qui y soutient, depuis, la présence des agriculteurs et des bergers. En revanche, en Éthiopie, dans le parc national du Simien par exemple, les experts de l’Unesco et de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) condamnent l’agro-pastoralisme. Depuis soixante ans, ils demandent aux autorités éthiopiennes d’expulser les populations hors du parc. Et c’est ce qui s’est produit en 2016 : 2500 agriculteurs et bergers ont été déplacés, et l’Unesco a salué l’effort des autorités éthiopiennes pour la sauvegarde de ce Patrimoine mondial. Face à un même type d’espace agropastoral, les institutions internationales de la conservation livrent donc deux histoires totalement différentes. La première est européenne : elle décrit l’adaptation de l’homme à la nature. La seconde est africaine : elle raconte la dégradation de la nature par l’homme.
Je dis « africaine » car l’Éthiopie est loin de faire exception : c’est le traitement de la nature africaine qui fait exception dans le monde. Voilà ce qui m’a poussé à écrire ce nouveau livre.

Le titre de votre ouvrage, L’invention du colonialisme vert, fait écho à celui de Richard Grove, Green Imperialism : Colonial Expansion, Tropical Island Edens and the Origins of Environmentalism (1600–1860), paru en 1995. Le lien entre ce que nous appelons aujourd’hui la « conscience écologique » et la colonisation est bien connu des historiens. Comment ce lien s’est-il construit, singulièrement en Afrique ?

En étudiant les îles du « paradis », Sainte-Hélène, Maurice, les Mascareignes, Richard Grove a montré que capitalisme et écologisme allaient main dans la main. Au XVIIIe siècle, les colons européens détruisent ces écologies tropicales insulaires en intensifiant la déforestation et la mise en culture des terres. Ainsi naissent les premières mesures de conservation, parmi lesquelles la mise on trouve les premières enclosures de la conservation. Et un processus relativement similaire se déroulera alors en Afrique, à la fin du XIXe siècle. De la destruction va naître l’impératif de protection.
La colonisation intensifie le commerce d’ivoire au point que les chasseurs européens et leurs auxiliaires africains abattent près de 65 000 éléphants par an. La prédation est partout : les ouvriers du chemin de fer chassent pour se nourrir le long du rail ; les naturalistes européens peuvent tuer et envoyer jusqu’à soixante zèbres par mois à leur Muséum d’histoire naturelle ; et les administrateurs coloniaux se délectent des chasses sportives durant lesquelles ils expriment leur masculinité et leur capacité à dominer la nature. La grande faune s’effondre, et les Britanniques et les Allemands instaurent alors des réserves de chasse dans leurs colonies d’Afrique orientale. Ils sont rapidement suivis par les Belges, les Français, les Italiens et les Portugais. Et dans chacune de ces réserves, comme pour les Amérindiens aux États-Unis, les colons accusent les populations africaines d’être responsables de la dégradation. À ce titre, elles sont sinon expulsées, au moins privées du droit d’occuper la terre.
Puis l’histoire se répète dans les années 1930. Avec la Grande Dépression, la déforestation et l’exploitation des sols s’intensifient. Pour faire face à la chute des prix agricoles les colons agrandissent leurs exploitations et, pour se ravitailler, les métropoles ponctionnent encore davantage les colonies. C’est dans ce contexte que les chasseurs désormais repentis plaident pour la sanctuarisation de la nature. Organisés en réseaux toujours plus influents, les conservationnistes poussent les administrateurs coloniaux à convertir les réserves de chasse en parcs nationaux. Et encore une fois, ils accusent les populations africaines d’être à l’origine des bouleversements écologiques qu’entraîne le capitalisme colonial. Les cultivateurs et les bergers sont expulsés hors des parcs, ou punis d’amendes et de peines de prison pour y exploiter la terre, faire paître leurs troupeaux ou chasser du petit gibier.

Vous expliquez que dès le XIXe siècle, « les colons […] sont convaincus de la responsabilité des Africains dans la disparition de la faune sauvage », ainsi que dans la destruction de la flore. Cette accusation est foncièrement injuste, vous venez de l’expliquer, mais comment est-elle justifiée, concrètement ?

Les scientifiques en colonie jouent ici un rôle déterminant. Ils vont définir et diffuser toute une série de savoirs environnementaux sur l’Afrique. Or, ces savoirs sont moins déterminés par la science que par la croyance.
Le mythe des forêts primaires est un exemple particulièrement révélateur. Au début du XXe siècle, les botanistes français étudient le milieu rural d’Afrique de l’Ouest : des villages entourés d’une fine ceinture forestière, et entre ces villages, de la savane. Influencés par la théorie du climax, ils sont persuadés qu’il existait autrefois, à la place de cette savane, une forêt dense et étendue. Ils voient alors dans ces ceintures forestières la preuve des dégâts causés par les Africains : d’abord, la forêt vierge ; ensuite, l’homme qui la défriche ; enfin, des villages entourés des quelques arbres qui ont survécu.
Ce mythe se répand partout. Seulement, les botanistes ont lu l’histoire à l’envers. Dans les milieux semi-arides, les ceintures forestières ne sont pas le reste d’une forêt primaire que l’homme aurait dégrossie et morcelée. Au contraire, elles ont généralement été créées par les hommes : d’abord, une terre plutôt dénudée ; ensuite, de l’agriculture pour fertiliser les sols et créer des arbustes ; enfin, des incendies de savane pour se doter d’un couvert forestier jamais abondant mais rarement épuisé.
Plus il y a d’hommes et plus il y a de forêts. C’est la tendance générale. Dans la plupart des écologies d’Afrique, les ruraux n’ont pas détruit leur milieu. Ils s’y sont adaptés en créant les forêts grâce auxquelles avoir du bois de chauffe et de construction. Mais les scientifiques européens affirment qu’au contraire, partout, les Africains détruisent leur environnement.

C’est à l’époque coloniale que se met en place une gestion technocratique et scientifique de la nature africaine, avec la création des premiers parcs naturels. Pourtant, vous écrivez que « les Européens fantasment d’autant plus la nature africaine qu’ils l’épuisent toujours davantage. » Peut-on dire que les parcs naturels servent essentiellement à donner bonne conscience aux Européens et à servir de caution écologique à l’exploitation capitaliste de la nature ?

S’agissant du fantasme, il est important d’affirmer que l’idée d’une Afrique sauvage est aussi absurde que celle selon laquelle l’Homme africain ne serait pas assez rentré dans l’histoire. Cette idée naît à la fin du XIXe siècle. Les Européens partis tenter leur chance en colonie laissent derrière eux des paysages radicalement transformés par l’urbanisation et l’industrialisation. Persuadés de retrouver en Afrique la nature perdue en Europe, ils la mettent alors en parc. Et ils inventent le mythe du bon et du mauvais chasseur : l’homme blanc qui traque le trophée avec bravoure au cœur d’un paradis naturel, face au braconnier noir qui chasse la nourriture avec cruauté, entraînant l’Éden dans une chute inexorable. Voilà qui justifie l’expulsion des Africains, et qui explique la croyance selon laquelle la nature africaine serait inhabitée. Or les parcs ne sont pas vides, ils ont été vidés.
Mais le mythe de l’Éden africain va l’emporter sur la réalité. À l’époque coloniale, la grande presse s’empare des récits de voyage de Stanley et Livingstone, de Churchill et Roosevelt, férus des grandes chasses africaines. Puis vient la littérature. Hemingway et Les neiges du Kilimandjaro en 1936, Karen Blixen et Out of Africa l’année suivante, Osama Tezuka et le Roi Léo au début des années 1950, Romain Gary et Les Racines du ciel en 1956. Tous décrivent une Afrique verte, vierge et sauvage, naturelle mais malheureusement dénaturée par ses habitants. Et ce mythe s’est ensuite renforcé, au lendemain des indépendances. Des guides naturalistes comme le National Geographic jusqu’aux films comme Born Free ou Le Roi Lion, une quantité innombrable de produits culturels perpétuent la vision naturalisante du continent.
Pourquoi ? Car plus la nature disparaît en Occident, et plus elle est fantasmée en Afrique. Les parcs africains participent à faire du continent un véritable monde-refuge où les Européens pourraient s’abriter de la modernité qui mine le reste de la planète. On n’est donc pas en présence d’un vaste complot consistant simplement à se donner bonne conscience : il s’agit davantage d’une attitude inconsciente qui consiste à croire que l’Europe peut continuer à détruire ici, puisque la nature est protégée là-bas.

Si la décolonisation permet aux Africains d’accéder à l’indépendance politique, elle ne concerne pas vraiment la nature africaine. Comment, ainsi que vous l’écrivez, les agents coloniaux se sont-ils reconvertis en experts internationaux de l’environnement ? Qui sont ces experts et comment ont-ils fait perdurer le mythe d’un continent édénique menacé par ses habitants ?

Il faut ici revenir à l’évènement postcolonial. En 1960, lorsque les indépendances africaines deviennent inéluctables, l’UICN, l’Unesco et d’autres agences des Nations unies lancent le Projet spécial pour l’Afrique. L’objectif est clair : « faire face à l’africanisation des parcs », écrit par exemple le Britannique Ian Grimwood, un ancien des parcs de la Rhodésie. Et pour cela, les conservationnistes imaginent de créer une banque dont la mission première serait de récolter les fonds nécessaires à la « poursuite du travail accompli dans les parcs africains », disent les archives.
Cette banque est créée en 1961 sous le nom du Fonds mondial pour la nature sauvage : le Word Wildlife Fund. Tout au long des années 1960 et 1970, le WWF va alors permettre à des administrateurs coloniaux de se reconvertir en experts internationaux. Qu’ils appartiennent à l’UICN, à la FPS (Fauna Preservation Society) ou plus tard à la WCS (World Conservation Society), ils circulent de pays en pays, et de parc en parc ils font valoir les mêmes normes coercitives : mettre plus de terres en parc, et criminaliser les populations qui les habitent.

Ces mêmes experts sont partis d’un postulat : « pour sauver la nature africaine, il faut empêcher ses habitants d’y vivre ». Cette idée s’est ancrée dans l’esprit des conservationnistes par le biais de « textes-réseaux » véhiculant des préjugés racistes et des données complètement fallacieuses. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

J’emprunte cette théorie des « textes-réseaux » à Bruno Latour, qui montre que la science est un fait social à part entière. Et dans le cas des écologies africaines, les mythes de la dégradation vont s’imposer grâce à des textes qui circulent de conférence en conférence, de rapport en rapport, de réunion en réunion, d’expert à expert.
Par exemple celui de la forêt perdue d’Ethiopie : le mythe veut que 40% de l’Ethiopie étaient couverts de forêts en 1900, contre 3% « aujourd’hui ». Ces chiffres sont formulés pour la première fois en 1961, et ils ne reposent alors sur aucune donnée scientifique, seulement sur des observations visuelles de forestiers, qu’un expert des Nations unies reprend à son compte et diffuse dans les arènes conservationnistes. Et depuis, ces chiffres sont relayés par tous les experts et les dirigeants internationaux et nationaux. Au point que l’ancien Vice-Président états-unien, Al Gore, peut les citer dans ses livres et son film Une vérité qui dérange, qui lui vaudront d’obtenir le prix Nobel de la paix en 2007. À force de circuler par le biais de « textes-réseaux », ces chiffres sont finalement passés pour vrai. Ils doivent bien l’être, puisque depuis cinquante ans personne ne les remet en cause et tout le monde les cite ? Tel est le processus qui pérennise les préjugés sur les écologies africaines.

Concrètement, par quels moyens les institutions internationales en charge de la protection de l’environnement entendent-elles « sauver l’Afrique des Africains » ?

Il y a environ 350 parcs nationaux en Afrique et sur un long XXe siècle, ce sont entre un et quatorze millions d’agriculteurs et de bergers qui en ont été expulsés. Aujourd’hui encore, des dizaines de milliers de paysans sont déplacés pour vider les parcs. Des millions d’autres sont sanctionnés d’amendes et de peines de prison pour exploiter la terre. Et dans les cas les plus sordides, des dizaines sont abattus par les éco-gardes des parcs, employés par les États africains et soutenus voire formés par les institutions internationales. Voilà comment les institutions internationales s’efforcent de naturaliser l’Afrique par la force, c’est-à-dire de la déshumaniser : mettre des territoires en parc, y interdire l’agriculture, exclure les hommes, faire disparaître leurs champs et leurs pâturages pour créer un monde soi-disant naturel, où l’homme n’est pas.

Parmi les acteurs qui ont criminalisé les habitants des parcs africains, il n’y a pas seulement les institutions internationales ; il y a aussi les États africains. Vous citez un paysan éthiopien expulsé d’un parc : « Ce gouvernement est étrange. Il se préoccupe plus des walia que de son peuple. » Quel est le rôle des élites politiques africaines dans la gestion des parcs naturels ?

Le pouvoir n’est pas quelque chose qui se divise entre ceux qui l’ont et l’exercent, et ceux qui ne l’ont pas et le subissent. Le pouvoir circule, fonctionne, nous disait Foucault. Et le colonialisme vert ne fait pas exception. Certes, les sociétés africaines n’ont pas choisi le cadre culturel de l’Éden africain ; ce mythe est l’un des nombreux legs du passé colonial. Mais les dirigeants africains savent fort bien l’instrumentaliser. La mise en parc de la nature leur permet d’engranger des revenus touristiques colossaux. Et plus encore, ils se servent des fonds et de la légitimité des institutions internationales pour planter le drapeau dans des territoires qu’ils peinent à contrôler.
Dans la Tanzanie socialiste, les parcs ont permis de déplacer les populations dans les nouveaux villages collectivisés. Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, les parcs furent un laboratoire vivant de la lutte contre le « péril démographique africain ». Au Congo, Mobutu s’est servi de la conservation pour tenter de contrôler la région frontalière du Kivu. Et dans l’Éthiopie impériale, communiste puis fédérale, les parcs ont permis à l’État d’envoyer ses soldats chez les nomades, dans les maquis et les régions sécessionnistes. Ainsi fonctionne l’alliance entre l’expert occidental et le dirigeant africain.

Depuis les 1980, la volonté de mettre en œuvre le développement durable n’a rien changé ou presque, expliquez-vous. Vous allez jusqu’à affirmer que le discours sur développement durable a constitué un « piège » pour les habitants des parcs naturels. Comment ce discours s’est-il concilié avec le postcolonialisme environnemental ?

L’expression est du politiste Gilbert Rist, qui a su montrer que le développement durable était un « piège discursif » dont la première fonction était de rassurer, pour faire perdurer le même système. Et en matière de parcs naturels africains, les politiques de « conservation communautaire » représentent l’application concrète du développement durable.
Le discours a changé. Depuis la signature de la Convention sur la diversité biologique à Rio en 1992, chaque institution internationale de la conservation, chaque ONG, chaque gouvernement africain œuvre pour une « conservation communautaire ». C’est-à-dire que les habitants doivent être associés aux parcs, en tant que gardes, guides, chauffeurs ou cuisiniers au sein de compagnies de voyage. Et les consultants qui ont succédé aux experts ne parlent plus d’« expulsions » mais de « départs volontaires » à « promouvoir » dans une démarche « participative ». Les mots du pouvoir ont donc changé mais l’esprit, lui, reste le même. Tandis qu’en Europe, les institutions internationales de la conservation valorisent l’harmonie entre l’homme et la nature, en Afrique, leurs employés estiment toujours que les parcs doivent être protégés d’habitants trop nombreux et malhabiles.

Dès l’introduction, vous affirmez que « les politiques internationales de la conservation fonctionnent comme un trompe-l’œil qui occulte le vrai problème : la dégradation massive et globale de "notre" environnement quotidien. » Ces politiques seraient-elles donc contre-productives y compris sur le plan écologique ?

Insistons d’abord sur les conséquences sociales de ces politiques. Bien entendu, il ne faut pas tomber dans la glorification essentialisante des cultivateurs et bergers africains. Ces hommes et ces femmes exploitent la terre, en bien comme en mal. Mais il faut reconnaître l’évidence, ils ne participent pas à la crise écologique mondiale. Ils produisent leur propre nourriture. Ils se déplacent d’abord à pied. Ils consomment très peu de viande et de poisson. Ils achètent très rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards d’individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, pour sauver la nature, il faudrait vivre comme eux. En tous les cas, les professionnels de la conservation devraient faire dans les parcs d’Afrique ce qu’ils font dans ceux d’Europe, à savoir soutenir et parfaire des modes d’exploitation qui pavent la voie de la sobriété écologique dont la planète a besoin.
À cet égard, les détracteurs ne manquent alors jamais de rétorquer qu’aussi imparfaits soient-ils, ces parcs ont le mérite de protéger la nature. Mais il faut là-encore observer les faits. Quel est le coût écologique d’une visite d’un parc naturel africain ? Une tente avec des arceaux en aluminium pour un sac léger, une veste en goretex pour une tenue imperméable, un maillot de corps en polaire pour supporter le froid des soirées… Autant de matériaux dont la fabrication passe par l’extraction de téflon, de bauxite et de pétrole, à laquelle s’ajoute le trajet en avion. Visiter un parc naturel en Afrique, c’est détruire ailleurs les ressources qui sont conservées ici.
Croire que la mise en parc de la nature permet de mieux protéger la planète est donc un leurre. Et à force d’entretenir cette illusion, les politiques globales de la conservation fonctionnent bel et bien comme un trompe-l’œil qui occulte la réalité : celle de la sixième extinction à laquelle le monde entier est confronté, à cause de l’exploitation massive des ressources. Seulement, pour lutter contre cette crise écologique, il est plus facile de blâmer les agriculteurs et les bergers de la lointaine Afrique. Car cela nous permet d’éviter de remettre en cause les modes de vie véritablement responsables de la dégradation de la planète. S’en prendre à eux, c’est éviter de nous en prendre à nous-mêmes.

Les discours occidentaux continuent aujourd’hui de reprendre l’idée reçue selon laquelle l’Africain ne serait pas assez entré dans l’histoire. En tant qu’historien de l’Afrique, vous savez qu’il n’en est rien. Les institutions internationales tels que l’UICN, l’UNESCO ou le WWF sont-elles prêtes, aujourd’hui, à écouter les historiens et à reconsidérer leur jugement sur l’Africain nécessairement destructeur ?

Le débat qui a entouré la sortie de mon livre montre malheureusement qu’elles refusent d’accepter leurs erreurs. Face à cette histoire, leur histoire, beaucoup d’experts se sont indignés : « l’Afrique est souveraine », « les braconniers massacrent la grande faune africaine », « partout sur le continent, la conservation inclue les communautés ». Certes. Le problème est que derrière cette grande « Afrique » du discours international, il y a la réalité. C’est-à-dire la complexité, la diversité des intérêts, les jeux de pouvoir.
Oui, les dirigeants africains sont souverains. C’est bien pourquoi ils savent instrumentaliser les injonctions des experts. Grâce aux parcs et à la reconnaissance internationale qui les accompagne, ils entendent dynamiser l’industrie touristique, et planter le drapeau national dans des territoires que l’État peine à contrôler : chez les nomades, dans les maquis, aux frontières.
Oui, de grands réseaux de braconniers existent. Ils disposent d’une technologie militaire, de traqueurs GPS, de véhicules tout-terrain et de relais politiques nationaux, et internationaux. S’en prendre à des cultivateurs et des bergers qui vivent de l’autosubsistance, c’est donc entretenir une cécité de convenance. Cette paysannerie n’a pas les moyens humains et techniques d’intégrer des réseaux aussi lucratifs.
Oui, les communautés locales sont associées à la conservation. Mais comment ? En Ouganda, celles qui bénéficient des revenus du tourisme n’ont aucun droit de regard sur la gestion de leurs terres : alors elles rejettent aujourd’hui les politiques conservationnistes. En Éthiopie, suivant l’exemple de leurs aînés, les adolescents ont abandonné l’école pour devenir guides touristiques : ils sont donc maintenant si nombreux à être guides que beaucoup se retrouvent au chômage, sans éducation et grande chance de reconversion. En Namibie, les communautés qui protégeaient la faune pour sa valeur sacrée lui attribuent désormais une valeur monétaire : alors quand une pandémie mondiale les prive de touristes, l’intérêt pour la grande faune s’amenuise. Bref, la conservation a beau être communautaire, elle atteint rarement les objectifs écologiques et sociaux qu’elle dit poursuivre.
Pourquoi ? Parce que l’Unesco, le WWF ou l’UICN refusent de faire en Afrique ce qu’elles font en Europe. C’est-à-dire soutenir les cultivateurs et les bergers qui continuent d’occuper la nature et d’y incarner une sobriété écologique certes imparfaite, mais à suivre de toute urgence.

Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain. Préface de François-Xavier Fauvelle. Flammarion, 352 p.

© Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 4/12/2020

Notes

[1Membre du bureau de la régionale APHG Nord-Pas-de-Calais ; Samy Bounoua enseigne au lycée Jules Mousseron de Denain (59 et débute un doctorat en histoire contemporaine)