Entretien avec Bertrand Joly [1], mené par Nicolas Lepoutre. [2]
1) A partir de quelles sources avez-vous travaillé ? À quelles difficultés avez-vous été confronté dans votre recherche ?
J’ai travaillé avec les sources habituelles de l’histoire politique au XIXe siècle : archives de la police et de la justice, presse, documents parlementaires, propagande, archives privées, etc., mais j’ai eu la chance d’exploiter des documents encore peu utilisés, comme les archives de la Haute Cour qui condamne Boulanger ou les Mémoires du général Brugère, secrétaire général de l’Élysée. J’ai également travaillé sur quelques inédits, comme le journal d’Henri Galli, jeune journaliste boulangiste mais aussi observateur intelligent et pondéré de l’actualité.
L’enquête a rencontré trois difficultés classiques : gérer l’avalanche documentaire qui impose des sacrifices douloureux ; à l’inverse, se heurter à des lacunes regrettables (Boulanger, par exemple, a brûlé ses dossiers avant son suicide) ; enfin apprendre à s’orienter dans les archives de la préfecture de police à l’aide d’inventaires lacunaires et fautifs.
2) Vous montrez que les causes du boulangisme sont multiples (politiques mais aussi économiques et sociales) : quelles en sont les principales ?
Les principales causes du boulangisme sont d’abord politiques : un régime neuf qui se cherche encore et fait des erreurs, des oppositions virulentes à droite et à gauche qui peinent à se renouveler, des institutions contestées qui fragilisent le pouvoir exécutif, une modification catastrophique de la loi électorale (le scrutin de liste) qui rend la Chambre des députés ingouvernable et facilite la tactique plébiscitaire de Boulanger. Tout cela nourrit une contestation neuve du parlementarisme, synonyme d’impuissance et de sectarisme.
On peut parler également de causes morales. La France est un pays vaincu, amputé et humilié. Elle ne veut pas la guerre et n’est nullement revancharde en dépit de la légende, mais elle ne renonce pas aux provinces perdues et demande un peu de panache et de fierté, même platonique (Jaurès l’a fort bien exprimé). Le fringuant Boulanger va trancher, en apparence, sur la République triste et grise des Jules et on va le créditer, de façon absurde, d’avoir fait reculer Bismarck dans l’affaire Schnæbelé (un incident de frontière en 1887).
Les causes économiques et sociales jouent également un grand rôle. Alors que les affaires languissent (il s’agit de marasme plutôt que de véritable crise), la France change doucement et cela commence à se voir : il y a des victimes d’une modernité parfois cruelle, à commencer par les anciennes hiérarchies rurales, le commerce, l’artisanat et certains secteurs ouvriers (les cheminots seront d’ardents boulangistes). En somme il existe une clientèle politique mécontente et disponible pour « autre chose ».
3) Tout au long de votre ouvrage, vous mettez en lumière toute la diversité du, ou plutôt des, boulangismes : pouvez-vous présenter d’une part les principales composantes du boulangisme et d’autre part les facteurs qui en assurent la précaire cohésion ?
Le boulangisme a un pied à gauche et un pied à droite. Il a le soutien de ce qu’on appelle à l’époque l’extrême-gauche, c’est-à-dire l’aile gauche du radicalisme, dont une partie, derrière Clemenceau, va assez vite prendre ses distances. Boulanger bénéficie également de l’appui, inavoué mais bien réel, des blanquistes guettant l’occasion d’une révolution. Tout cela explique les excellents résultats électoraux du boulangisme dans les arrondissements populaires de Paris. À droite, il obtient l’appui des bonapartistes, qui se reconnaissent dans ce mouvement plébiscitaire, et surtout celui du parti royaliste qui, malgré de vives réticences internes, lui apporte son électorat et l’énorme financement dont il a besoin.
Il va de soi que ces monarchistes et ces radicaux se détestent cordialement et font semblant de s’ignorer. Mais ils ont besoin les uns des autres pour abattre la République parlementaire et le radical Alfred Naquet va théoriser la « marche parallèle » de ces deux armées aux buts divergents mais marchant contre le même ennemi. Les facteurs de cohésion sont donc à la fois puissants et fragiles : Boulanger lui-même, bien sûr, porte-drapeau indispensable de la coalition ; puis, à court terme, l’intérêt électoral et l’intérêt financier (l’entourage radical de Boulanger accepte goulûment l’argent royaliste) ; enfin, et peut-être surtout, la haine du régime en place, si puissante qu’elle provoque cette alliance contre-nature que tout le monde voit et que nul n’avoue.
4) L’une des clefs du succès du boulangisme, outre sa capacité à agglomérer les mécontentements autour d’un programme extrêmement flou (la révision), réside dans sa propagande. Celle-ci prend notamment la forme d’images ou de médailles : quel en est le programme iconographique ?
La propagande boulangiste en reste à un programme iconographique extrêmement simple, puisqu’il se réduit à la personne de Boulanger, exclusivement présenté comme un militaire et un chef. Le général apparaît toujours en uniforme et, quand il y a une mise en scène, en situation d’autorité (menant l’assaut, défilant à cheval, dressant des plans, maniant le balai pour jeter les députés hors de la Chambre, etc.). Parfois se glisse une allusion discrète aux provinces perdues, thème qui s’efface nettement dès que Boulanger est candidat pour de bon au pouvoir. On notera qu’en-dehors des caricatures des journaux, l’état-major boulangiste officiel, le Comité républicain national, reste presque toujours absent. Jamais la personnalisation de la propagande n’avait été portée à ce point d’outrance.
Très en avance sur son temps, le boulangisme a compris que la communication politique efficace passe par une saturation obsédante de l’espace médiatique. Il innove donc par son aspect systématiquement simplificateur et répétitif : message visuel minimaliste (un visage, un nom), mais répété à l’infini et de toutes les façons (tracts, assiettes, pipes, épingles, etc.).
5) Si Boulanger et ses proches se sont largement illusionnés sur leur capacité à arriver au pouvoir, il semble que les républicains eux-mêmes ont surestimé la menace qu’il représentait : comment l’expliquer ?
Plusieurs facteurs expliquent l’excès de crainte des républicains. Ils ont bien conscience que le régime fonctionne mal pendant la législature 1885-1889, même s’ils nient leur propre responsabilité, et ils restent traumatisés par le passé, celui du 18 brumaire et du 2 décembre : un général populaire ne peut que les angoisser et leur ôter une partie de leur lucidité.
La République étant le gouvernement du peuple, les républicains ne peuvent concevoir que le peuple paraisse se détourner d’eux. À aucun moment ils ne prennent conscience des limites que le régime impose à la souveraineté nationale : faute de dissolution et de référendum, le pays n’est pas consulté sur les grands sujets ; il délègue tous les quatre ans sa souveraineté aux élus et n’a ensuite plus aucun moyen de se faire entendre. Or les républicains ne peuvent le comprendre et se bornent à expliquer les succès du général par des raisons fausses (le complot clérical) ou insuffisantes (l’or royaliste, la démagogie de l’extrême-gauche). Bien peu, comme Jules Ferry, voient les lacunes du régime et les erreurs de la politique suivie.
Je crois cependant que la cause principale de l’aveuglement général tient à l’allure trompeuse des victoires boulangistes. De mars à août 1888, on assiste à une cascade de succès électoraux, avec surtout la triple élection retentissante du 19 août : les contemporains ont l’impression d’une marche irrésistible vers le pouvoir, couronnée par le triomphe de janvier 1889 dans la Seine, bastion de la République avancée. Ces victoires occultent les échecs, masqués par la tactique pas très honnête des boulangistes : poser la candidature du général puis, quand cela se présente mal, la retirer tout en continuant à faire campagne. En réalité, sur 21 élections partielles de mars 1888 à janvier 1889, Boulanger l’emporte six fois seulement, mais ces succès éclipsent tout le reste et aveuglent les républicains accablés.
6) Vous soulignez que le boulangisme reste finalement un phénomène peu étudié par les historiennes et les historiens. Pourtant, cet épisode est relativement connu du grand public : comment peut-on expliquer cette postérité et la persistance de différents mythes (comme celui du coup d’État manqué) autour de Boulanger ?
Le boulangisme reste un peu connu pour ses aspects pittoresques ou mélodramatiques, le refrain de Paulus, l’idylle du général et de Madame de Bonnemains, le suicide romantique sur la tombe de l’aimée…, soit un mélange d’aventure politique fringante et de roman-feuilleton larmoyant, vulgarisé par toute une littérature assez exécrable au total. On connaît donc le nom du héros mais réduit à une vague silhouette d’agitateur vaincu, et l’on ignore probablement tout ce qu’il a représenté. En outre, la recherche s’est en effet peu penchée sur un épisode qui semblait sans mystère ; les historiens se sont disputés sur la signification du boulangisme sans s’interroger sur son histoire (au sens large du terme) qu’on croyait bien connue, alors qu’elle ne l’est pas tant que cela. Par exemple, le rôle destructeur de l’argent a été largement sous-estimé.
Tout cela permet aux idées reçues de résister aux rares tentatives de démythification, si fondées soient-elles. Le soir de l’élection de la Seine, le 27 janvier 1889, ne constitue nullement un coup d’État manqué : Frederic Seager l’a facilement démontré en 1969, en pure perte. J’ai moi-même publié divers articles exposant, après d’autres, que les Français n’étaient nullement revanchards et voulaient la paix, et le mythe de la France revancharde continue à prospérer. C’est pour les historiens une utile leçon de modestie.
7) Dans votre conclusion, vous signalez que cette expérience « sème le doute dans toute l’Europe libérale » (p. 728) : les pays voisins de la France connaissent-ils des mouvements antiparlementaires similaires au boulangisme ?
Presque tous les régimes parlementaires européens connaissent une crise, même le Royaume-Uni, et affrontent diverses formes de contestation. Celles-ci peuvent viser soit le principe même du parlementarisme, par hostilité à la démocratie ou attachement à la démocratie directe, soit ses lacunes démocratiques, car les libéraux ayant trop promis sont condamnés à décevoir beaucoup et peinent à intégrer la modernisation économique et sociale. Jouent aussi l’essoufflement de la foi illimitée dans la raison et le progrès, un sentiment fort de décadence, l’appel aux forces obscures des foules, etc. Tout concourt à montrer les limites du gouvernement représentatif, mais globalement on ne retrouve en Europe rien de comparable à la vague boulangiste.
On peut certes citer les mouvances socialistes et anarchistes, notamment en Italie et en Espagne, ou la contestation des régimes encore censitaires comme la Belgique, ou encore le mépris pour un parlement éparpillé entre une foule de minuscules partis comme en Autriche-Hongrie, mais, répétons-le, aucune de ces critiques n’a la force et l’audience du boulangisme, malgré des scènes de violence ponctuelles. Cela changera bien sûr au siècle suivant.
8) Votre ouvrage s’intitule Aux origines du populisme et se clôt sur la volonté de « tirer quelques leçons générales » (p. 731) de l’expérience Boulanger. Vous insistez notamment sur le rôle des émotions, et plus particulièrement de la haine en politique, qui nourrit l’adhésion des mécontents à Boulanger, adhésion qui va aller jusqu’à l’aveuglement face à ses nombreuses faiblesses. Comment lutter contre ce phénomène ?
Un catholique libéral comme Leroy-Beaulieu s’imaginait naïvement qu’il suffisait de démontrer le néant de l’antisémitisme pour le faire reculer. De façon générale, la raison a peu de prise sur la foi et n’en a aucune sur l’émotion. Certes il faut rappeler en permanence où se situe la simple réalité pour ne pas laisser le terrain libre à tous les délires complotistes, mais cela ne saurait guérir vraiment les paranoïas ambiantes. Certaines personnes vivent dans une sphère irréelle et développent une mentalité obsidionale qui peut les entraîner fort loin. On se sent assez impuissant face à ce phénomène, où l’esprit faussement critique engendre une crédulité sans limite, de la baignoire d’argent de Gambetta au Syndicat dreyfusard. À force de penser n’importe quoi, on finit par agir n’importe comment : la haine maladive de Ferry entraîne une tentative de meurtre contre lui (le 10 décembre 1887).
N’attendez pas de moi l’indication d’une thérapie efficace. Insister davantage sur le civisme à l’école, obliger les sites à faire pour de bon le ménage dans ce qu’ils véhiculent, c’est d’une évidente nécessité mais cela ne saurait suffire. Le cœur du problème se situe sans doute dans la dégradation de la relation entre la société et la sphère politique, dans le sentiment, fondé ou non, d’une coupure entre les petits et les gros, et l’impression que le pouvoir reste une technocratie méprisante et totalement aveugle à la réalité quotidienne. C’est donc d’abord au pouvoir qu’il appartient de corriger son comportement. Les républicains ont fini par le comprendre au printemps 1889 : ils ont mis un terme au moins provisoire à leurs querelles et assuré la stabilité ministérielle, ils ont enterré dans leur programme tout ce qui inquiétait le pays, ils ont modifié le mode de scrutin et réprimé les comportements factieux, en un mot ils ont affirmé l’autorité de l’État tout en la rendant acceptable.
© Nicolas Lepoutre Historiens & Géographes, 02/06/2022. Tous droits réservés.