Bruges commémore 1914-1918 : Bruges en guerre Exposition du 14 octobre 2014 au 22 février 2015

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Par Françoise Debrébant [1]

La municipalité nous accueille chaleureusement pour nous présenter, en avant-première, la double exposition « Bruges en guerre » et « Images de guerre », qui sera officiellement ouverte le 14, jour de l’entrée des Allemands dans la ville en 1914. Ils la quittent le 19 octobre 1918.

Première partie de l’exposition

Bruges (Brugge), en Flandre (Vlanderen) belge, inscrite par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’Humanité, est un des très hauts lieux du tourisme européen.

L’exposition se tient dans les « Stadshallen », halles du Beffroi, qui se dressent orgueilleusement sur le Markt, la place du Marché, centre névralgique de la cité. Sa haute taille voulait refléter la puissance économique de cette ville flamande, une des plus actives d’Europe, dont le négoce a fait la fortune à l’époque du Moyen-Age finissant. Au 16e siècle, l’envasement du Zwyn, bras de mer qui amenait à Bruges le trafic et la prospérité, leur donne un sérieux coup d’arrêt ; Anvers en profite pour s’imposer comme grand port du Nord et ...Bruges s’endort peu à peu.

La première partie de l’exposition raconte en neuf thèmes successifs l’avant - 1914 et les quatre années d’occupation. Pour rendre plus clair cet exposé, nous avons choisi de condenser la masse de documents en trois parties. Nous avons vu ici les documents habituellement montrés pour évoquer ces moments de guerre : proclamations, journaux, affiches, bulletins jetés des avions, lettres privées, journaux intimes ; tableaux, fresques, dessins humoristiques (ceux de René de Pauw, extraordinaires), uniformes, casques, drapeaux d’associations, trousses de secours, mouchoirs patriotiques, voiles de deuil, et une bouée de vaisseau anglais exhibée comme trophée par les Allemands. Partout, des écrans actifs permettent d’étudier plus à fond le thème présenté.

1) L’année 1914

Avant la guerre, Bruges, qui compte 80 000 habitants, n’est plus tout à fait « Bruges la morte » (titre d’un best-seller de Georges Rodenbach en 1892), suspendue dans le temps. Si les touristes s’empressent à venir voir son patrimoine, vestige de la splendeur passée, la construction du port de mer de Zeebrugge, de 1895 à 1905, va lui rendre son activité maritime. Et l’entreprise industrielle « la Brugeoise » fournit et exporte du matériel ferroviaire et des ponts métalliques dans le monde entier, jusqu’en Chine.

La beauté de la ville, cependant, ne cache guère les énormes différences sociales qui existent entre ceux, très minoritaires, qui portent des souliers, et ceux, très majoritaires, qui portent des sabots. Grandes familles aristocratiques et bourgeoises, petite bourgeoisie et ouvriers, composent une société encore très clivée, où le catholicisme (ancienne terre de Contre-Réforme) est très prégnant. Cela donne à la ville une teinte vraiment conservatrice, d’autant plus accentuée que la présence de deux casernes de l’armée belge y entretient une « culture de régiment ».

Il faut ici rappeler qu’en 1914 la Belgique, dont la neutralité était garantie par les grandes puissances d’alors, a refusé de laisser passer les troupes allemandes, et que la violation de cette neutralité a provoqué l’entrée en guerre du Royaume-Uni. Elle est très vite envahie et presque entièrement occupée. A l’automne, la course à la mer entraîne les Belges, Français et Britanniques à barrer aux Allemands l’accès à la mer du Nord. Un front s’installe alors sur l’Yser, isolant à l’Ouest un petit morceau de territoire belge. Ce front, proche de Bruges, symbolisé par les noms d’Ypres, Dixmude, Nieuport, Poperinge, tient jusqu’à l’été 1918.

2) Bruges occupée

L’occupant défile sur le Markt.
Bruges est prise le 14 octobre, un mois ½ après l’invasion. Auparavant, les réfugiés des zones de conflit y ont fait de terrifiants récits des exactions et des tueries en masse allemandes. Une vraie paranoïa s’empare de la ville et le bourgmestre, Amédée Visart de Bocarmé, en poste depuis 38 ans, invite la population à rester calme, et même à déposer ses armes auprès de la police. Quand le canon s’approche, et qu’un Allemand est tué près de la porte de Gand, le bourgmestre veut éviter les représailles à sa ville, le carnage qu’ont subi les « villes martyres ». C’est pourquoi il rencontre, dans une maison de maître, le commandant en chef allemand, un aristocrate comme lui. Ils s’entendent pour éviter les violences. Les récits de cette entrevue rappellent singulièrement celle, fictive, de Boieldieu et von Rauffenstein dans « la Grande Illusion ».

Il n’en reste pas moins que l’occupation est très dure. La ville est coupée du monde extérieur et perd toute liberté : la circulation est totalement contrôlée. C’est le « Marinekorps » qui gouverne et impose de très lourdes contributions, ainsi que le travail forcé. Toute forme de résistance est sévèrement punie.

Pour les Allemands, cette occupation a un double intérêt :

- essentiel : comme le port d’Ostende, celui de Zeebrugge est un point stratégique. Base des sous-marins qui doivent entraver la circulation des navires britanniques en mer du Nord, il dispose des technologies « dernier cri », et fonctionne sur l’exploitation de la main-d’œuvre locale, qui n’a pas le choix.

- secondaire : Bruges sert aussi de lieu de repos pour les officiers qui reviennent du front ; ils peuvent y satisfaire leur besoin de culture, et y trouver le calme ; encore qu’il ne soit pas si rare qu’on y entende les canonnades du front de l’Yser assez proche, où combattent, d’ailleurs, de nombreux Brugeois. On n’a aucune nouvelle d’eux ; sauf, le cas échéant, celle de leur mort.

On voit une fresque qui ornait les murs du mess de ces officiers allemands : elle exalte le « carpe diem », chose compréhensible encore plus à ce moment-là, où une vie était aussi précaire !
Ils envoient à leur famille des cartes postales de cette ville « tranquille », elles veulent dire « regardez comme notre ordre règne ». Mais ils n’envoient certainement pas les photos qui montrent de jeunes Brugeoises assises sur les genoux de soldats occupants, verres de bière en main ! On leur recommandait pourtant de boire la bière allemande au « Matrosenheim » (maison des marins) ! Cohabitation contrainte !

3) Bruges bombardée et libérée

a) Avec l’intensification de la guerre sous-marine, le rôle de la base de Zeebrugge devient de plus en plus crucial. A partir de 1917, les bombardements alliés sont incessants, de même que les répliques de l’artillerie anti-aérienne allemande. Il en résulte des centaines de victimes, et autant de destructions. Une religieuse, dans son journal, a laissé de la terre pour, écrit- elle, « recouvrir les enfants morts ». De fait, les deux dernières années du conflit ont été beaucoup plus tragiques à vivre à cause des bombardements pour cette ville, jusque-là relativement « protégée ».

Si la base est progressivement paralysée, elle n’est pas, pour autant, anéantie. Et les exigences allemandes vont croissant (tout est requis : nourriture, charbon, poêles, et même les matelas…) ; la surveillance aussi, car des espions, issus de toutes les catégories sociales, renseignent les États-majors alliés. Ceux qui sont pris sont exécutés dans une cour du centre-ville, et les conseillers municipaux doivent assister à cette exécution. Le message doit passer !

On vit dans la peur ; et on a faim : des gens s’effondrent dans les rues, épuisés. La survie n’est possible que grâce aux initiatives privées, et à une aide alimentaire internationale, très règlementée. La municipalité taxe les plus riches pour redistribuer aux plus démunis de quoi vivre un minimum : ainsi les dentellières se voient attribuer un salaire certes faible mais très bienvenu !
On peut ici se poser la question d’une « collaboration » flamande avec l’occupant « germanique » : celui-ci a fait des tentatives dans ce sens, dont on ne semble pas trop savoir à quoi elles ont abouti. L’exposition est discrète là-dessus.

b) A l’été et l’automne 1918, la reprise de la guerre de mouvement entraine le repli des troupes allemandes. Bruges est libérée dès avant l’armistice, le 19 octobre. Le « Marinekorps » se retire, semant derrière lui d’ultimes destructions : le port de Zeebrugge est inutilisable. Les soldats belges défilent, salués par la foule, dans la Steenstraat, artère active du centre-ville, donnant sur le Markt. A la fin du mois, le Roi Albert 1er, son épouse Élisabeth et le prince héritier font dans Bruges leur « joyeuse entrée ».

Il faut maintenant reconstruire, et se souvenir : plus que la joie de la victoire, c’est le deuil qui prévaut. Sont honorés ensemble les militaires, les civils, et ceux qui furent exécutés, dans des albums, sur des plaques, des drapeaux d’associations, des monuments.
C’est l’ancien combattant brugeois Raymond Haesebroeck, mutilé et aveugle, qui avec sa canne, désigna le cercueil du Soldat Inconnu qui fut inhumé à Bruxelles.

Bruges en guerre, avec l’aimable autorisation de l’auteur

Deuxième partie de l’exposition

Si la première partie de l’exposition présente le travail de Sophie de Schaepdrijver, historienne, la seconde est l’œuvre de Carl de Keyzer, photographe de l’agence Magnum, et de David van Reybrouck, écrivain. Donc, un regard, une autre perspective.
Leur propos est de s’interroger, à partir de la Première guerre mondiale, sur la guerre tout court, toujours présente dans le monde d’aujourd’hui. Mais aussi sur la « gestion du souvenir », la « commémoration de la commémoration », et l’exploitation qui en est faite par le tourisme.

1) The First World War now

Négligeant la chronologie, les premières salles sont consacrées à des séries que C. de Keyzer a demandées à 9 photographes de nationalités différentes, tous attachés à Magnum : comment voient-ils la guerre ? Les réponses, très diverses, sont inattendues, imaginatives, cocasses, grinçantes, bouleversantes.

 L’Américain Alec Soth montre des Indiens d’Oklahoma, les Choctaws, dont les ancêtres ont transmis, à la fin du conflit, des messages dans leur langue, incompréhensibles pour les Allemands. Leur rôle est encore largement méconnu.

 L’Australien Trent Parke a photographié les « avenues de l’honneur » : les Australiens restés au pays plantaient un arbre pour chaque soldat parti. Quand l’arbre meurt, il est remplacé.

 Le Grec N. Economopoulos est retourné dans les Balkans, d’où tout est parti : cimetières serbes, monuments aux morts.

 L’Allemand T. Dworzak pose un regard assez critique sur un petit groupe de Bavarois qui s’essaient à la reconstitution de batailles sur les lieux de leur déroulement.

 l’Italien A. Majali, lui, reconstitue, très théâtralement, des scènes de guerre souvent diffusées par la photo .Elles sont enveloppées de pénombre.

 Chien Chi Chang,Taïwanais qui vit en Autriche, s’étonne (ou s’amuse un peu) du culte voué aux Habsbourg. Mais il fait aussi découvrir les vestiges du camp de concentration du Thalerhof, près de Graz.

 le Britannique M. Power, en images presque abstraites, nous transporte à Peace heaven, « Arcadie côtière », où les vétérans devaient se remettre de leurs traumatismes.

 Le Russe G. Pinkhassov a voulu retrouver les origines : il grossit une partie du journal du Tsar, du 19 juillet 1914 : le mot « guerre » est souligné, suivi d’un point final, démesurément amplifié sur la photo d’à côté : très lourd de sens !

 Le Français Antoine d’Agata a sillonné les 800 kilomètres du front de l’Ouest : il n’y a rien trouvé, tout étant « enfoui, inaccessible ». En figures géométriques juxtaposées, il aligne des paysages de manière obsessionnelle, constat d’échec, de l’impossibilité de comprendre ce que fut l’horrible réalité.

 Carl de Keyzer, lui, n’a vu que des paysages glacés, morts, notamment la ville d’Ypres enneigée, déserte et noire ; des cimetières dans un hiver gris, où seul le blanc des tombes met un peu de lumière ; un mur couvert des noms des morts. On pense à Schubert et à son « Voyage d’hiver » (Winterreise).

2) La guerre vue par les contemporains

Les photos exposées dans cette section ont été prêtées par diverses institutions officielles, dont le service photo de la Défense, en France. C.de Keyzer est parti de négatifs sur plaques de verre, qu’il a numérisé et retravaillé. Le résultat est exceptionnel : les grands formats permettent de scruter beaucoup mieux les scènes de bivouac, de repas, de toilette-rasage, de causeries, de conte-fleurette à une paysanne ; d’un enterrement de cheval mort ; de ruines, omniprésentes, évidemment.

Quelques exemples, parmi tant d’autres :

 J.B Tournassoud, ami des frères Lumière, met en scène, à la manière d’un tableau de Rembrandt, une famille au chevet du père mourant. Le même compose, comme aux 17e et 18e siècles, une nature morte avec divers es nourritures et... un casque et le « barda ».

 Isidore Aubert met aussi en scène l’autopsie d’un soldat. Mais surtout le travail dans les usines d’armement de la région lyonnaise ; ce sont les femmes qui soudent.

 Léon Gimpel a bricolé des objets de guerre avec des enfants rencontrés rue Greneta, à Paris en 1915. Il photographie leurs jeux, y compris les simulacres d’exécution !

 Albert Moreau cadre un soldat épuisé, adossé à un ancien abri allemand. Tout est dévasté, mais il y a là une machine à coudre !

3) L’étrange

Pendant toute l’Occupation, photographes et historiens d’art allemands ont parcouru la Belgique, pour en fixer les monuments anciens, particulièrement les églises, du Moyen-Age et du Baroque. Pour ce faire, ordre était donné, pour montrer qu’il régnait !, de vider complètement les rues et places.
Le résultat est glaçant : un décor de cinéma déserté après le tournage ! Toute vie humaine a disparu, à l’exception, minuscule, d’une petite marchande ambulante, oubliée à un carrefour.
Plus glaçante encore, la série de photos des cadavres de Vottem, village proche de Liège : 23 soldats morts le 6 août 1914. Pour qu’on puisse les identifier, le curé du village demande à N. Lajot, l’artisan local, d’opérer. Des villageois tiennent à bout de bras ces cadavres devant l’objectif. Très théâtral, et saisissant. Cela tient de Jérôme Bosch et d’Eisenstein.

Afin de pousser plus avant leur réflexion sur la mémoire et le sens de la commémoration, les deux commissaires ont conclu ce parcours avec des témoignages sur le suicide (guerre contre soi ?) de jeunes de 14 à 28 ans. Parce que nous sommes en Flandre occidentale (Westhoek), province où aujourd’hui le taux de suicides est un des plus élevés d’Europe. D. van Reybrouck, qui a composé ce « Lamento » disant le mal de vivre, veut dire que « les tranchées sont maintenant dans les esprits, et que le gaz moutarde, ce sont les pensées suicidaires ».

Garder en mémoire, certes ; mais surtout réfléchir au legs de ce conflit et…des suivants, à ce qu’est le monde présent : voilà ce à quoi nous invitent les organisateurs de cette très originale et enrichissante exposition. Ils engagent avant tout, après tant de bruit et de fureur, à « laisser parler le silence, le silence qui souffle sur cette terre creusée de sillons, sur ce pays de peupliers et de pies ».

Françoise Debrébant pour Historiens & Géographes. Tous droits réservés.

17 décembre 2014

Notes

[1Membre de la rédaction d’Historiens & Géographes.