C. F. Mathis, La civilisation du charbon Compte-rendu / Histoire contemporaine

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Charles-François Mathis, La civilisation du charbon en Angleterre, du règne de Victoria à la Seconde Guerre mondiale, Paris, Vendémiaire, 2021, 550 p.

Par Samy Bounoua. [1]

Pour suivre une demande sans cesse croissante, évaluée à 8 025 millions de tonnes pour l’année 2022, la production mondiale de charbon devrait atteindre un nouveau pic historique [2]. Ce chiffre montre qu’à l’échelle planétaire, le charbon a encore un grand avenir, alors même qu’il est l’un des principaux gaz à effet de serre et un polluant particulièrement mortel dans les villes où il est encore massivement brûlé. Mais le charbon n’est pas seulement une source d’énergie ou de pollution : il a une dimension politique, sociale et culturelle. Il a aussi une histoire complexe dont la compréhension permet d’éclairer notre présent. En effet, notre dépendance très forte vis-à-vis de cette énergie fossile n’est pas nouvelle ; si nous continuons à l’utiliser malgré tous ses inconvénients, c’est parce qu’elle a été identifiée dès le début du XIXe siècle à la puissance, à la prospérité, voire à la civilisation. C’est en Angleterre, première puissance mondiale au temps des « révolutions industrielles », que cette identification a été la plus forte. Dans La civilisation du charbon, Charles-François Mathis explique comment ce pays a hissé « king coal » sur le pavois, pour le meilleur et pour le pire.

Le pays du roi charbon

Comme le dit l’auteur, citant l’historien Frank Trentmann, l’objectif de ce livre est de « rendre l’énergie visible à nouveau » (p. 17), ceci en se plaçant du point de vue des consommateurs de charbon, « Mrs Brown » et « John Bull ». Il s’agit ainsi d’étudier une « culture énergétique » tout à fait singulière, car le charbon occupe très tôt une place prépondérante dans le mix énergétique du pays : « en 1800, 77 % des besoins énergétiques de l’Angleterre sont assurés par le charbon – en 1900, ce chiffre atteint 95 % » (p. 14). Ces besoins concernent principalement le chauffage et la cuisson des aliments. Certes, tous les charbons ne sont pas de qualité équivalente, et pour allumer le feu de la cheminée, on privilégie les charbons les plus efficaces. Car il y a plusieurs types de charbons : du lignite, proche de la tourbe, à l’anthracite, bien plus dur et sombre, en passant par le charbon bitumineux, « l’essence » de cette matière est insaisissable. Tout juste s’accorde-t-on sur quelques éléments de définition : matériellement, il se présente sous la forme d’une substance noirâtre, combustible, issue de la lente décomposition de gigantesques forêts antédiluviennes ; une fois consumé, il apparaît sous la forme de la suie, de la cendre ou de la fumée. Quel pourcentage de carbone, d’oxygène et d’hydrogène doit-il contenir ? Quel doit être son pouvoir calorifique ? À ces questions, et à tant d’autres, aucune réponse définitive n’est apportée. Pour l’homme de la rue, en tous cas, le charbon est le charbon : il le reconnaît quasi intuitivement, malgré son caractère protéiforme.

Ce bien est au cœur de la vie des Britanniques. Il devient d’ailleurs de plus en plus facile d’accès, à mesure que le chemin de fer se développe. Livré au domicile ou rapporté du dépôt, son usage transforme même l’organisation du foyer. La maison idéale doit désormais être dotée d’une cheminée adaptée à sa combustion, d’une cave pour le stocker, et de tous les outils nécessaires à son utilisation (tisonnier, pinces, pelle, brosse, seau). Mais la plupart des Britanniques ne logent pas dans une maison idéale, et doivent faire avec ce qu’ils ont, ou plutôt ce qu’ils n’ont pas : c’est un modeste placard situé sous l’escalier qui pour beaucoup fait office de cave.

Au sein du foyer, le charbon (re)structure les relations entre les genres. Ce sont les femmes qui s’occupent de l’allumage et de l’entretien du feu : maîtresses de maison dans les classes populaires, employées dans les classes plus aisées. Les manuels d’économie domestique et les divers témoignages laissés par des femmes (journaux intimes, lettres, autobiographies …) indiquent à quel point ce travail est long et harassant. Le premier feu doit être allumé à l’aube pour chauffer la maison et préparer le petit-déjeuner, et pour ce faire, il faut au préalable nettoyer l’âtre, tamiser les cendres, placer un tissu sur le sol pour (tenter de) le garder propre, encore nettoyer la cheminée et les endroits souillés par la poussière, etc.

À l’école, surtout à partir des années 1870, les enseignants inculquent ce savoir-faire prioritairement aux jeunes filles. Celles-ci apprennent également à s’occuper des fourneaux et à chauffer les plats. Les corvées du charbon semblent être l’un des multiples aspects de la servitude féminine. Cependant, Charles-François Mathis souligne aussi qu’il peut être « l’allié des femmes » (p. 294), dans la mesure où le savoir-faire charbonnier de ces dernières leur donne une certaine autorité, et parfois une autorité certaine, dans la maisonnée.

Dans la vie économique et sociale, la civilisation du charbon a créé une multitude de nouveaux métiers, participant à la construction de la nouvelle identité du Royaume-Uni. Parmi ces métiers, le livreur de charbon est devenu une « figure folklorique » (p. 61), clairement reconnaissable avec son visage noirci et le chapeau à queue d’aronde qui le protège de la lourde charge qu’il transporte. Il faut aussi parler du dustman, qui a pour mission de ramasser les cendres et les poussières de charbon dans les rues, du coal-backer, débardeurs déchargeant le charbon des navires à quai, du trollyman, vendeur itinérant, ou encore du ramoneur, qui jusqu’en 1875, est un jeune garçon se faufilant dans un tuyau d’à peine 20 cm de largeur … Et comment parler de la « civilisation du charbon » sans dire un mot de la figure du mineur ? Si celui-ci n’est pas spécifiquement étudié dans le livre, l’historiographie étant déjà très riche à ce sujet, Charles-François Mathis rappelle en se référant à George Orwell que l’imaginaire collectif en a fait « la cariatide du monde moderne » (p. 113).

Pour l’auteur, les transformations économiques et socio-culturelles ont contribué à forger un « univers mental » (p. 77), selon la notion qu’il emprunte à Lucien Febvre. L’auteur dit bien qu’il est impossible d’entrer complètement dans un tel univers, et qu’à défaut, on peut au moins en entrouvrir la porte. Il affirme aussi qu’il n’y a pas de déterminisme énergétique, le charbon étant une des facettes de l’imaginaire des Britanniques, qui en a bien d’autres. Mais cette facette est particulièrement importante. Premièrement, le charbon est considéré quasi unanimement comme étant le principal fondement de la prospérité et de la puissance nationales. Selon l’expression proverbiale, c’est le « pain quotidien » de l’industrie. Ainsi, lors de l’inauguration de la bourse du charbon en 1849, de l’exposition internationale de 1851 ou celle de 1862, il est célébré comme un black diamond, « un diamant en devenir, qui prend toute sa mesure grâce à la main de l’homme » (p. 87). À partir du milieu du XIXe siècle, l’idée suivant laquelle king Coal est le vrai souverain du pays devient un lieu commun.

Deuxièmement, les Britanniques de toutes les classes sociales sont attachés au charbon. Cette substance réchauffe les corps, mais aussi les cœurs. Le feu de cheminée est aimé comme « les lares et pénates de la vieille Angleterre », pour reprendre les mots de l’écrivaine américaine Harriet Beecher Stowe en 1854 (p. 80). Encore en 1940, une étude sur le quotidien des Britanniques évoque cette affection profonde que ces derniers ont pour leur feu et le combustible qui l’alimente.

Le charbon jouit donc d’une image positive, d’autant plus que sa longue histoire fait l’objet d’un récit providentialiste, caractéristique de la théologie naturelle. Les traités géologiques, la presse, les histoires pour enfants et les manuels scolaires rapportent fréquemment que cette roche provient de la décomposition des coal-forest disparues depuis des millions d’années, et qu’elle a été placée par Dieu dans le sous-sol afin que l’homme, et surtout l’homme britannique, grâce à la science et à l’industrie, puisse gagner en puissance, s’émanciper et se civiliser.

Le charbon, roi ou tyran ?

Néanmoins, le charbon a aussi une image négative. Roi bienveillant quand il nourrit le feu de la cheminée, il se mue en tyran en cas de pénurie et de montée des prix. Le cas de la « grande famine » de 1873 est ici exemplaire. Au début de cette année, au cœur de l’hiver, le charbon n’a peut-être jamais aussi bien porté son surnom de diamant noir. À Londres, son prix a quasiment triplé, passant de 18 shillings la tonne à plus de 50 shillings. Il y eut certes des crises similaires avant 1873 (en 1837, 1847 et 1854) et après (en 1890 et 1900), mais la « grande famine » a eu un impact sans équivalent, surtout dans les classes pauvres, où la mortalité s’est considérablement accrue à cause du froid.

Le coût du charbon est de façon générale un sujet courant de préoccupation pour les Britanniques, la précarité énergétique étant le lot de nombre d’entre eux. Les coal clubs, organismes distribuant du charbon aux plus pauvres grâce aux cotisations des plus favorisés, existent depuis le XVIIIe siècle, mais en 1873, ils deviennent plus indispensables que jamais. La presse se fait alors l’écho du profond sentiment d’injustice qui s’exprime à travers les indignation meetings (souvent féminins) et les pancartes criant « starvation ». Le fait est que le charbon n’est pas considéré comme n’importe quelle marchandise. Au même titre que la nourriture, il s’insère dans ce qu’Edward Thompson a appelé « l’économie morale de la foule », à savoir la lutte pour que les biens de première nécessité aient un coût raisonnable. La crise de 1873 est donc aussi une crise du credo libéral, constitutif de l’ordre victorien.

La « grande famine » a en outre révélé un autre inconvénient, et non des moindres, du règne du roi Charbon : aussi puissant soit ce dernier, il n’est pas immortel. Déjà, en 1789, le géologue écossais John Williams a posé la question de savoir quelle quantité de charbon les Britanniques peuvent espérer exploiter. À partir de 1865, l’économiste Stanley Jevons a reposé l’épineuse « question du charbon » : le Royaume-Uni va-t-il connaître une « brève grandeur » ou une « médiocrité de longue durée ? » La crise de 1873 a bien sûr ravivé la peur de l’épuisement : à l’angoisse immédiate suscitée par la cherté du combustible (qui est plutôt ressentie par le Britannique pauvre ou modeste) s’ajoute celle de la pénurie et du déclin inéluctables (plutôt partagée par les élites politiques et industrielles). Pour conjurer cette dernière crainte, certains, tel le réformateur social Rowland Hill, sont allés jusqu’à prôner une « taxe carbone » avant la lettre : seul un prix élevé pourrait contraindre la nation à l’économie. Cette idée n’a pas fait long feu.

Si, en réalité, la « grande famine » est liée à une baisse de la production (l’année 1872 étant marquée par des grèves de mineurs), ainsi qu’à l’augmentation des besoins des industries métallurgiques (fortement mobilisées par les guerres de sécession et franco-prussienne), il n’en reste pas moins qu’elle constitue un tournant dans l’histoire du Royaume-Uni. Un pessimisme fin-de-siècle semble dès lors gagner les esprits, comme en témoigne le changement de regard porté sur les fumées. Les villes britanniques et leurs alentours sont connus depuis des décennies pour être enveloppés dans un brouillard qui n’a rien de naturel, mais pendant longtemps, ce « paysage énergétique » est plutôt le signe du travail et de la prospérité, avant d’être un problème environnemental, esthétique et sanitaire. L’année 1873 en a modifié la perception. Au plus fort de la crise, sous un ciel que la rareté du charbon a préservé de la souillure, John Ruskin regrette de ne plus voir davantage de matins clairs. Quelques mois plus tard, le prix du combustible est devenu plus abordable. En conséquence, l’atmosphère du pays est si polluée que le Times décrit des « ténèbres que l’on peut toucher » (p. 166). Un nouvel excédent de mortalité frappe les Britanniques : on se chauffe à nouveau, mais on meurt par milliers de maladie respiratoire. Face à cette situation, les mouvements anti-pollutions se développent et se professionnalisent. En 1876, une première association contre les «  noxious vapours » est créée à Manchester ; quatre ans plus tard, une autre voit le jour à Londres [3].

Pour lutter à la fois contre la pollution et la menace de pénurie, une multitude de solutions anti-gaspillages sont proposées par les savants et les ingénieurs. Dès la fin du XVIIIe siècle, le comte Rumford réfléchit à la création de systèmes de chauffage et de cuisson plus efficaces. Au XIXe et dans la première moitié du XXe siècles, des centaines de projets sont élaborés afin de poursuivre ce but. Là encore, la « grande famine » est un événement pivot. Les initiatives visant à réduire la consommation de combustible se multiplient à partir de 1873 : concours, expositions, communications scientifiques, etc., les réflexions sont intenses, stimulées par les associations, mais aussi par l’État et son Board of Health. La Première Guerre mondiale joue aussi un rôle clé : pour la première fois, l’État intervient pour réguler l’économie du charbon (prise de contrôle des mines, restriction des exportations, rationnement, etc.) ; au début de l’année 1917, un Fuel Research Board est créé afin d’améliorer l’usage du charbon. Toutefois aucune législation nationale ne voit le jour (il faut attendre 1956 pour que le Clean Air Act soit édicté !), et les cheminées continuent de cracher leurs nuées noires et toxiques.

Pour en finir avec le « spectre du gaspillage » (p. 225), certains acteurs sont allés plus loin et ont cherché des voies vers une transition énergétique. Pour remplacer le charbon, la tourbe, très abondante en Irlande, en Écosse et en Angleterre, est promue à chaque nouvelle « famine ». Si ce n’est vers la tourbe, on se tourne vers les combustibles artificiels, dont les résidus de charbon sont un des éléments de base. Aucun de ces deux substituts ne parvient à détrôner king coal.
D’autres sources d’énergie commencent à être utilisées à la charnière des XIXe et XXe siècles : les industries du gaz et de l’électricité entrent sur le marché des appareils de chauffage et de cuisson, mais en raison de leur prix, de la force de l’habitude et du poids des structures économiques, sociales et immobilières, ce n’est que dans l’entre-deux-guerres qu’elles gagnent vraiment en importance : à la fin des années 1930, 9 millions de cuisinières fonctionnent grâce au gaz, et 72 % des foyers sont connectés au réseau électrique. Par ailleurs, le pétrole remplace progressivement le charbon comme énergie des transports et notamment de la navigation à vapeur.

Dans les années 1920 et 1930, le roi charbon a perdu de sa superbe, mais ses partisans sont encore nombreux. En 1931, le maire de Cardiff, appuyé par les industriels houillers du pays de Galles, lance le mouvement « back to coal » pour que « le charbon redevienne la norme » (p. 332). L’année suivante, le Coal Utilisation Council réunit producteurs et marchands de charbon pour soutenir ce mouvement. Ses membres diffusent une intense propagande (films, brochures et affiches publicitaires, articles de presse, expositions temporaires et permanentes, etc.) pour montrer que le charbon est le combustible britannique par excellence, en plus d’être très pratique et, grâce au progrès technique, plus salubre qu’on le croit. Des savants, telle la docteure Marie Stopes, affirment même que le feu de cheminée fortifie la santé grâce à ses « rayons bio-vitriques ». Bref, tout est mis en œuvre pour que la population reste coal-minded. Signe d’une fin de règne …

Conclusion

Tout cela étant dit, cette recension n’offre qu’un très modeste aperçu de la richesse du dernier livre de Charles-François Mathis, d’ailleurs richement illustré et d’une grande clarté (notons la présence d’un lexique et d’une présentation historiographique sous forme de chapitre annexe). Maintes leçons peuvent en être tirées, mais en guise de conclusion, je n’en évoquerais que deux. Premièrement, l’énergie, comme la technologie, n’est pas neutre : elle n’est pas seulement ce que nous en faisons, car elle influe sur nos manières de vivre, d’interagir, de penser, de se représenter le monde ; plus profondément, elle informe le monde lui-même. Secondement, la notion de transition énergétique est pertinente en histoire [4]. Elle est très critiquée par les historiens, qui ne manquent pas de souligner que le charbon n’a ni remplacé d’autres sources d’énergie, ni été remplacé : le bois, l’eau, le vent continuent d’être utilisés dans l’Angleterre des XIXe et XXe siècles, et durant l’entre-deux-guerres, le gaz, le pétrole et l’électricité s’ajoutent au charbon. Contre cette critique, Charles-François Mathis prouve que quelque chose a changé avec l’exploitation massive de cette matière sombre et sale. Un changement, une transition a de toute évidence eu lieu, à la fois sur le plan physique et économique à travers le mix énergétique, et sur le plan socio-culturel avec la formation d’une nouvelle civilisation. Cette transition n’a du reste rien de naturelle : elle est le produit de décisions politiques, de luttes et de conflits, bref, d’actions et d’agents.

De ces leçons historiques, faut-il tirer des leçons politiques ? Nous laissons au lecteur attentif le soin de méditer sur cette question difficile. À l’heure où le charbon reste indispensable au fonctionnement de notre monde, tout en participant à sa perte, l’ouvrage de Charles-François Mathis est sans doute un précieux guide.

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© Samy Bounoua pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 01/08/2022.

Notes

[1Doctorant contractuel en histoire environnementale, IRHIS Lille.

[2International Energy Agence, Coal 2021. Analysis and forecast to 2024, 2021, p. 7.

[3Voir aussi : Mathis Charles-François, In Nature We Trust. Les paysages anglais à l’ère industrielle, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2010.

[4Voir aussi : MASSARD-GUILBAUD Geneviève, MATHIS Charles-François (dir.), Sous le Soleil. Systèmes et transitions énergétiques du Moyen Âge à nos jours, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019.