Captifs et bientôt esclaves : le témoignage unique du journal de bord Dossier n°459 / Article

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Par Anne Pérotin-Dumon. [1]

Captifs et bientôt esclaves : le témoignage unique du journal de bord

Les journaux de bord des campagnes de traite effectuées par les navires de la Compagnie des Indes au 18 siècle apportent un témoignage historique exceptionnel mais méconnu. Ils sont la première et souvent l’unique trace de millions de vies anonymes emportés dans la tourmente de la vie maritime. Véritables fenêtres sur l’opération commerciale de la traite, ils apportent des informations introuvables ailleurs sur les captifs, depuis leur embarquement jusqu’à leur vente dans une colonie. Ils documentent les conditions du voyage et la vie quotidienne. Ils disent les accommodements et les violences de la vie à bord ; ils notent les morts, celles des captifs comme des hommes d’équipages ; ils relatent suicides, complots et révoltes.

Le projet « Journaux de bord des campagnes de traite de la Compagnie des Indes » réalisé aux Archives nationales entre 2009 et 2011, a permis d’identifier, entre les journaux de bord de l’ancien Service hydrographique, conservés dans la série Marine 4 JJ, 169 journaux des campagnes de traite effectuées entre 1721 et 1757. Ce corpus documentaire constitue une ressource pédagogique de premier ordre qui est entièrement accessible en ligne.

Le journal de bord d’une campagne et la confection des cartes marines

Quelle que soit la nature de la campagne, le journal de bord en sera le témoin essentiel. C’est au pilote, quelquefois à l’écrivain chargé des écritures et des comptes à bord, qu’incombe sa tenue. Sur le journal de bord, il inscrit quotidiennement la position du bateau et sa marche depuis la veille ; il y consigne aussi tous les aléas et événements de la vie à bord pendant les dernières vingt-quatre heures. À l’issue de la campagne, ce journal sera remis à la Compagnie. Mais l’exemplaire conservé dans les archives est rarement celui qui a été tenu en mer, plutôt la copie qu’en met au net son auteur, de retour dans le port d’attache. Remis à l’armateur, il fait foi de ce que le capitaine s’est acquitté au mieux des instructions reçues.

Une grande partie des journaux de bord est aujourd’hui perdue. Il faut des raisons exceptionnelles pour qu’ils soient parvenus jusqu’à nous. Par exemple, qu’une infraction constatée donne lieu à un règlement judiciaire. Ou bien qu’une campagne rapporte des informations particulièrement utiles sur la route suivie et les conditions de navigation. Dans ce cas, le journal de bord servait à la confection des cartes marines représentant les étendues maritimes et les côtes les bordant, accompagnées d’un commentaire descriptif (cf. infra.). Il servait au développement de la navigation et par là du commerce.

Dans la France du 18e siècle, ce qui regarde la navigation et l’hydrographie, dont la confection des cartes marines, est un domaine où s’exerce l’action de l’État. À cet effet, un département des cartes et plans (DCP) rassemble, dans les locaux de la marine royale, à Paris, une vaste documentation parmi lesquels les journaux de bord originaux, copies, extraits ou lettres. A l’instar du DCP de la marine royale, la Compagnie des Indes s’était, elle aussi, constitué un dépôt de journaux, cartes et plans pouvant servir à la navigation. Matériellement organisé dans le port de Lorient, quartier général de la Compagnie, ce dépôt est créé sous l’impulsion du marin et hydrographe de la Compagnie des Indes, Jean-Baptiste d’Après de Mannevillette (1707-1780). On lui doit la rédaction du Neptune oriental qui s’impose alors en France comme le recueil officiel de cartes marines.

Après la dissolution de la Compagnie des Indes, en 1769, on attendit la mort de l’éminent Mannevillette pour absorber le DCP de Lorient dans celui de Paris. Les collections réunies du DCP de Paris et de celui de Lorient forment aujourd’hui la série 4 JJ dont provient donc le corpus qui nous occupe ici. Ceci explique qu’aux journaux de bord provenant de la Compagnie des Indes, qui sont la majorité, on ait adjoint, dans le corpus numérisé, quelques journaux provenant de la traite pratiquée par d’autres armateurs que la Compagnie ou documentant le rôle de la marine royale dans la traite.

Précisons encore, à l’intention des utilisateurs du corpus en ligne, que le même journal a pu accompagner son rédacteur dans plusieurs campagnes successives dont toutes ne sont pas de traite. Il arrive aussi qu’on dispose, pour la même campagne, de plusieurs journaux tenus simultanément à bord par plusieurs personnes qui les ont mis au net au retour. Enfin, si le corpus est surtout fait de journaux de bord, il inclut également quelques lettres liées au déroulement de campagnes. Par exemple lorsqu’à la première escale, le capitaine a jugé bon d’avertir d’incidents ayant perturbé les opérations de traite et l’acquisition des captifs.

Pas de beau journal de bord sans quelques amers, dont certains rehaussés de couleurs. Ces relevés graphiques des côtes permettent de suivre la navigation du bâtiment qui a quitté Lorient et navigue le long des côtes ouest-africaines, jusqu’aux lieux de traite. Pour certaines campagnes, nous n’avons, il est vrai, que des « extraits » de journaux dont on n’a visiblement retenu que les mesures, descriptions, dessins, voire levés sommaires des côtes. Ces copies et extraits divers ont alors été exécutés bien après la campagne elle-même, dans la mesure où ils pouvaient servir à améliorer les cartes marines utilisées pour les expéditions maritimes de nature commerciale (et pas seulement de traite) ou navale.

Pas de beau journal de bord sans quelques amers ou relevés graphiques des côtes permettant de suivre la navigation du bâtiment qui a quitté Lorient…

Rendu sur les lieux de traite, les affaires peuvent commencer. Le capitaine fait transporter à terre la marchandise qui lui permettra d’obtenir en contrepartie des captifs — fusils, ustensiles de cuisine, linge, miroirs, couteaux, toutes sortes d’objets dont on précise quelquefois le modèle ou la provenance qu’on sait prisés des commerçants locaux. La traite conclue, les derniers captifs amenés au bâtiment, on en fait le décompte avant de quitter Gorée et entreprendre la traversée de l’océan.

Une fenêtre sur la vie quotidienne à bord et les moments dramatiques de la traversée
De façon laconique ou au contraire prolixe, les journaux de bord apportent des informations introuvables ailleurs sur les captifs, depuis leur embarquement, parfois même à partir du moment où ils ont été achetés et collectés à distance des côtes. Les entrées journalières qui ponctuent les journaux de bord documentent les conditions du voyage, à commencer par les cloisons qu’on construit sur le bateau, pour une traversée, selon le nombre des captifs et le ratio hommes / femmes. Ils permettent de suivre la vie quotidienne à bord — nourriture ou disette, séjours sur le pont ou mises aux fers. Ils consignent les événements de tous ordres — maladies, épidémies, décès mais aussi naissances, baptêmes.

C’est quand il y a mort humaine que les dessins en marge sont plus fréquents — captant parfois un peu de l’émotion qui a étreint l’équipage.

L’événement le plus fréquent, en mer, c’est la mort. On note celle des marins comme des captifs en précisant, si possible, la cause du décès. Quand il y a mort humaine, on constate que les dessins en marge sont plus fréquents, semblant parfois capter un peu de l’émotion qui a étreint l’équipage. Plus rares mais à l’évidence dramatiques sont les révoltes des captifs hommes. Il est surprenant que les récits premiers et souvent détaillés qu’en livrent les journaux de bord —complot ourdi, dissensions exprimées par les femmes mises au courant du projet, résistance, mesures de rétorsion — aient si peu retenu l’attention quand on a tant écrit sur la question.

Les entrées de certains journaux de bord expliquent les conditions dans lesquelles s’opère la livraison des captifs survivants dans une colonie — et quelque fois une autre île ensuite, si le capitaine n’a pas réussi à les vendre tous dans le premier port visité. D’autres journaux rapportent alors jusqu’à la vente à bord des captifs.

Des entreprises s’étendant sur trois continents

Soulignons l’extraordinaire richesse des informations livrées sur les régions d’Afrique et les sociétés visitées par les gens de la Compagnie, de l’Atlantique à l’Océan Indien.

En comptant la France métropolitaine d’où sont parties les campagnes de traite, ces journaux de bord concernent au total des territoires correspondant à une quinzaine de pays actuels et s’étendant sur trois continents. Comme on pouvait s’y attendre, les premiers pays concernés sont en Afrique : le Sénégal, le Bénin, le Niger, l’Angola, Le Zaïre, le Mozambique, la Tanzanie, l’île Maurice et Madagascar ; en Amérique : il s’agit de la Louisiane (Etats-Unis). L’autre ensemble de sociétés concernées est celui de la France ultramarine : la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe et La Réunion.

Les expéditions partent presque toutes de Lorient, centre opérationnel de la Compagnie des Indes. Aux commandes, on trouve un « pool  » de pilotes et de capitaines qui tournent sur les mêmes bâtiments et se connaissent entre eux. Les bateaux français se rendent sur les côtes d’Afrique de l’Ouest qu’ils parcourent à partir du Cap Blanc en Mauritanie. Ils opèrent dans deux zones. La première est la Sénégambie que contrôlent les Français : les captifs achetés en Gambie sont acheminés par des transports locaux vers les comptoirs de Gorée et Saint-Louis, au Sénégal. À partir de Juda (aujourd’hui Ouidah, Bénin), on entre dans la seconde zone de traite : la côte de Guinée, où les Français sont en concurrence avec d’autres Européens.

Ce n’est pas le moindre intérêt de ce corpus que de documenter d’autres opérations de traite française que celle pratiquée en Afrique occidentale. Moins connues, ces autres campagnes illustrent les ambitions initiales de la Compagnie en matière de traite — c’est en 1720, qu’elle a été autorisée à ajouter cette activité à ses autres poursuites commerciales et navales. Certains journaux de bord montrent ainsi la traite pratiquée dans le deuxième quart du 18e siècle par les bâtiments de la Compagnie en Angola et au Mozambique, alors colonies portugaises.

D’autre part, pour approvisionner Bourbon et l’Ile de France, les bâtiments de la Compagnie des Indes font à Madagascar de la traite « volante ». Cette traite-là ne peut pas s’appuyer sur des comptoirs où ont été préalablement rassemblés des centaines de captifs prêts à être embarqués. La traite malgache est, elle, affaire de raids côtiers plus ou moins chanceux ; de ce fait, elle porte sur des effectifs bien moindres, que viennent prendre de petits bateaux souvent venus des Mascareignes. Lorsque la traite française ne dispose pas de comptoirs sur place ou que les Français ne sont pas les seuls à opérer, le capitaine et son second ont fort à faire pour composer la cargaison d’esclaves. Il leur faut à chaque fois renouer les contacts avec d’éventuels fournisseurs, marchander avec eux les tarifs de la transaction, placer leur marchandise en échange.

Les journaux de bord nous montrent deux mondes en contact, saisis du point de vue des marins qui les ont rédigés. Pour ces gens, majoritairement originaires de l’ouest de la France, le monde de l’Autre est celui des terres africaines et américaines qu’ils visitent tour à tour, en l’espace de plusieurs semaines — les partenaires avec lesquels ils traitent pour acheter leur cargaison, les captifs qu’ils embarquent et avec lesquels il va leur falloir quelquefois discuter et négocier au cours de la traversée, les administrateurs et colons français des Îles, enfin, où ils vont vendre leur cargaison humaine.

La constitution d’un corpus

Entre 2009 et 2011, le projet « Journaux de bord des campagnes de traite de la Compagnie des Indes » réalisé aux Archives nationales a porté sur quelque 169 journaux de campagnes de trait effectuées par la compagnie entre 1721 et 1757.

L’établissement du corpus a d’abord demandé une critique documentaire exigeante qui a pris beaucoup de temps. Parmi près de 500 journaux de bord conservés aujourd’hui en Marine 4 JJ, il a fallu identifier ceux qui attestent de campagnes de traite, puis dresser la notice de chacun. Une fois les journaux de bord identifiés et pourvus chacun de sa notice, leur numérisation a été confiée à une société spécialisée. Mais il a fallu encadrer la tâche de ladite société par deux opérations minutieuses relevant des conservateurs responsables du projet : en amont de la numérisation, la rédaction d’une fiche rassemblant les caractéristiques techniques de chaque document à numériser ; et en aval, le contrôle de qualité des images numériques.

La numérisation des documents n’aurait pas été possible sans la volonté politique des institutions de conservation dans le sillage de la loi dite Taubira (2001). Celle de la direction des Archives de France qui publiait en 2007 un Guide des sources de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions. C’est pour ce guide que Brigitte Schmauch, une des conservatrices responsables du projet, avait opéré une première recension des journaux de bord des Archives nationales parmi les sources sur la traite conservées dans les archives françaises. Le projet proprement dit du corpus numérisé a pu bénéficier de l’aide financière de la Mission de la recherche et de la technologie (MRT) du Ministère de la Culture, ainsi que de l’expertise technique du Service interministériel des Archives de France (SIAF) pour le montage du dossier.

Aux Archives nationales, il y a eu enfin, à chaque étape du traitement archivistique, la motivation expresse des personnels appartenant au département de la conservation — les spécialistes du Pôle images, qui a accompagné les archivistes à chaque stade de la numérisation ; les techniciens de l’Atelier de restauration, par lequel plus du tiers des documents sont passés avant leur numérisation ; les spécialistes du conditionnement matériel des documents anciens auxquels les journaux de bord faisant partie du corpus doivent les somptueuses boîtes où ils reposent aujourd’hui. On s’en doute : pour tous et toutes, avoir ces documents en main n’avait rien d’anodin. Ainsi, le projet « Journaux de bord » est aussi mémorable pour l’hommage tacite rendu par des agents des archives françaises, avec les moyens qui étaient les leurs, aux millions de vies anonymes qui ont été emportées dans la tourmente de la traite maritime.

De riches ressources pédagogiques

Dans la base de données accessible en ligne, chaque document fait l’objet d’une notice détaillée qui indique le nom du bâtiment, les dates et le périple de la campagne dont c’est le journal, le capitaine du bâtiment, quelquefois son armateur, le rédacteur du journal, les noms de lieux, personnes et matières indexés. Un clic sur l’image de sa couverture vous donne accès à l’intégralité du document, page par page. On peut accéder également à ces journaux de bord par une autre entrée, celle de la liste des campagnes par navire. En utilisant en complément la base de données relative à la Compagnie des Indes sur le site Mémoire des hommes, les perspectives d’exploitation pédagogique sont multiples.

Les qualités visuelles de ces journaux de bord — qu’il s’agisse de croix et crânes maladroitement tracés à l’encre ou d’amers rehaussés de couleurs — capteront l’attention des élèves. La graphie de quelques-uns n’est pas facile, il est vrai qu’elle peut rebuter. Parce qu’on y trouve parfois les récits les plus riches sur les captifs, on aurait pourtant tort de les négliger. Ne pourraient-ils pas faire l’objet de transcription, dans le cadre de projets pédagogiques dépassant un seul établissement ? Ajoutons que plusieurs musées et collections ont mis en ligne les images de cartes marines et de navires de traite ayant opéré dans les mêmes années que ceux de la Compagnie, depuis Lorient. Ces ressources iconographiques aideront également à faire comprendre aux élèves que ces migrations forcées d’êtres humains vendus pour leur force de travail ont fait partie de l’essor, au 18e siècle, du grand commerce atlantique depuis l’Europe vers l’Afrique et les Amériques.

© Anne Pérotin-Dumon pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.

Notes

[1Docteure es-lettres (État) et docteure en histoire, Anne Pérotin-Dumon est spécialiste de la sphère marchande des Antilles coloniale. Elle a publié La Ville aux Iles, la ville dans l’île : Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820 (2000). Archiviste-paléographe, elle a été responsable des archives anciennes de la Marine aux Archives nationales, de 2008 à 2011 ; à ce titre, elle a conduit avec Brigitte Schmauch le projet « Journaux de bord des campagnes de traite de la Compagnie des Indes ».
Archiviste-paléographe, Brigitte Schmauch a fait la plus grande partie de sa carrière aux Archives nationales. Spécialiste des archives de l’Ancien régime, elle est l’auteure de nombreux inventaires. Son travail pour le Guide des sources de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions (publié par la Direction des Archives de France en 2007) est à l’origine du projet « Journaux de bord des campagnes de traite de la Compagnie des Indes ».
Une première version de cet article a paru sur le site de l’association Généalogie et histoire de la Caraïbe en 2018.