Chemins d’exils, chemins des camps au XXème siècle Compte-rendu de colloque

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Par Violeta Martinez-Auriol [1]

« Chemins d’exils, chemins des camps. Images et représentations ». Actes du 3ème Séminaire transfrontalier Déplacements forcés et exils en Europe au XXème siècle. Sous la direction de Michel Cadé, 2015. Editions Trabucaire et Cinémathèque euro-régionale Institut Jean Vigo, 182 pages, 25 euros.

A longueur de journée, et comme en accéléré depuis l’été 2015, les médias racontent le drame des « migrants » qui « déferlent » sur l’Europe … « Réfugié » … dit-on en ce début septembre, après la publication des images de cet enfant mort sur les plages de Turquie qui va devenir une « icône », semble-t-il. Un riche Égyptien vient de proposer de rassembler les exilés dans une île déserte… Certains d’entre nous revivent un cauchemar. « Course contre le Temps … course contre la Mort » titrent des journaux pour dire l’émotion de l’opinion. Sur ce sujet devenu brûlant, France et Allemagne vont proposer une politique européenne de prise en charge.

Ces Actes viennent à point nommé pour rendre tout lecteur attentif aux réflexions que nous livrent les historiens de l’Art et les artistes qui ont participé à ce Séminaire organisé en 2012 à Perpignan, à travers 11 communications autour du thème Images et représentations.

Cet ouvrage bref (182 pages) et dense, s’ouvre par une introduction coordonnée par Michel Cadé donnant les clés pour comprendre l’organisation du texte et la logique des différentes interventions : « qui lit les introductions, préfaces et avertissements … » dit-il ? Cette mise en garde se justifie pleinement, compte-tenu de la complexité des sujets traités. Le Sommaire présente deux parties inégales en longueur : Retour sur les instantanés (p. 21-119) et Chocs en retour (p.120-171). Suivent, une Annexe en couleurs et un DVD de Claire Angelini de 2011 « La guerre est proche » sur le Camp de Rivesaltes. Les intervenants du Séminaire, espagnols, français et aussi italiens sont présentés ; chaque texte, agrémenté d’utiles compléments en bas de page selon les usages universitaires, est traduit en espagnol et catalan mais non en italien malgré l’apport d’Elena Pirazzoli (dessins et images de la déportation italienne).

Le 1er volet, « retour sur les instantanés », se décline en 6 études : La Retirada, autour de 2 études sur les premiers jours de l’exode massif des réfugiés espagnols vers la frontière française - Le Camp de Bram, 4 regards photographiques de l’Exil républicain : Agullo, Capa, Centelles, Rougé - Capa devant les Camps français de 1939 - des choses vues dans la Spain’s Forgotten Army - Des baraques du Barcarès au Barraquisme de Barcelone - « What should be said can not be said » : dessins et images de la déportation italienne - Des enfants déplacés à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans « Quelque part en Europe » film de Géza Radvanyi (1947) .

Le 2ème volet « Chocs en retour » rassemble les 5 interventions suivantes : Savoir une chose comme l’ayant vue - La représentation de la violence quand la violence ne peut être vue (l’exil en peinture) - « Le documentaire est le levain de notre histoire ». Eisenstein - Les images déracinées d’ « Histoires du cinéma » de J.-L. Godard : un siècle de cauchemar (1998) - Des lieux de Mémoire à la mémoire des lieux : « La guerre est proche » DVD de Claire Angelini.

Ainsi, la présentation met en évidence deux temps différents, « deux moments historiques discriminants, celui de l’évènement et de sa traduction immédiate, celui de constructions a posteriori ou reposant sur une médiatisation « de seconde main ». La lecture est amplement facilitée par cette démarche tant la richesse du sujet est grande avec « … la multitude de témoignages en images des évènements dramatiques liés aux déplacements forcés et à leur suite … » souligne Michel Cadé. Les images choisies sont des photographies ; des œuvres d’art (le terme est précisé) parfois en couleur, tranchant sur la pellicule en noir et blanc des années 1940 (si familières pour certains et donc si « réelles ») mais aussi, beaucoup d’images animées – images de notre temps – avec la référence au cinéma et avec le précieux DVD accompagnant l’ ouvrage.

Quel est l’intérêt de cet ouvrage ? C’est de répondre à une série de questions qu’il faut nécessairement se poser.

La première : comment décrypter une « image ». Question « bateau » peut-on dire mais la force vient d’une rigoureuse démonstration à partir d’exemples célèbres que beaucoup croient connaître, tant ils ont été diffusés par tous les canaux. La « lecture » des « icônes » de Capa sur la Retirada, vues à travers tous les médias, parfois par celui qui a aussi été témoin, est une vraie leçon de méthode – montrant à la fois la complexité de l’image et la complexité de la lecture. Et pour que les choses soient claires, le concept d’« exil » et de « camp » sont précisés. Peut-on ajouter, qu’ il y a aussi une zone entre « frontière et camp » qui mérite une étude ? [2]

Le camp du Barcarès - Aquarelle de Josep Subirats (collection musée d’histoire de la Catalogne) DR. http://www.lepervierincassable.net/

Autre question-clé : de quoi parle-t-on ? L’histoire des camps est assez bien connue mais le questionnement est de plus en plus affiné : l’exil, le camp, se montrent le plus souvent de façon fragmentaire à travers des témoignages qui sont forcément subjectifs. Comment interpréter ces fragments ? Depuis le XIXème siècle, l’histoire, l’histoire de l’art ont travaillé à l’instar de la littérature sur le thème du fragment, de la trace. Référence obligée : Walter Benjamin et l’Ecole de Francfort. En ajoutant que l’art contemporain s’est pleinement saisi de ce sujet (voir Nicole Bergé). Mais, dès lors, comment approcher la globalité du sujet ? L’organisation du corpus propose donc des lectures « croisées » des documents, des œuvres et des textes présentés ici, les uns répondant aux autres, dessinant en quelque sorte des contours.

Troisième question : l’auteur des documents ou des œuvres ? Michel Cadé prend soin de noter que le regard de l’artiste n’est pas celui de l’exilé / incarcéré – mais ils peuvent se confondre ; que celui du photojournaliste professionnel, Capa par exemple, ne peut se poser comme celui de l’amateur ; comparaison éclairante que celle de Capa et de Centelles dans le Camp de Bram. Celui qui est admis à photographier un lieu ne peut faire les mêmes choix que le « photographe » incarcéré, opérant dans le camp même de sa détention.

Les modes d’expression, enfin, sont à considérer – les artistes intervenant sur ce sujet, nous le rappellent, chacun à sa manière que ce soit le photographe, le peintre (Josep Subirats, Nicole Bergé, Germano Facetti, Siméon Saez Ruiz …), le cinéaste (Eisenstein, Jean-Luc Godard). Ce n’est pas le moindre mérite de ces Actes que de présenter l’œuvre monumentale et touffue de Jean-Luc Godard « Histoires(s) de cinéma » (1998), se posant la question de la représentation de la violence, marque du XXème siècle. Les tremblements, les « mosaïques » des tableaux de Siméon Saez Ruiz disent assez les liens intimes entre technique, esthétique et thème traité. L’art pour dire ce que la parole ne peut traduire.

Quelques mots du DVD de Claire Agnelini. Il a obtenu en 2011 le prix du Festival d’Histoire de Blois dans la catégorie du « cinéma du réel ». Document précieux donc, sur le Camp de Rivesaltes (dans les Pyrénées-Orientales). Ce camp a été crée en 1936, et sur les cartes actuelles, il peut se lire la mention « camp militaire abandonné ». Des images-chocs dans leur banalité, en ouverture : plaine verdoyante, battue par le vent, chants de cigales stridents, voitures filant sur la route en arrière- plan et éoliennes bruyantes au-dessus d’un paysage de baraques en ruines... Cinq témoignages se succéderont, pour dire la multiplicité des voix qui peuplent ce silence (L’architecte. L’exilé. Le harki...) On l’aura compris, cette topographie d’une ville-fantôme a pour objet, non de montrer un lieu de mémoire mais d’évoquer les mémoires du lieu prenant en compte l’actualité la plus brûlante : celle des réfugiés, des camps de rétention, des personnes déplacées. Cette artiste contemporaine a bâti une œuvre connue et reconnue en s’interrogeant sur les rapports entre art, histoire et politique.

Le camp de Rivesaltes ou camp Joffre, sis sur 600 hectares entre les communes de Rivesaltes et de Salses. http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/

Les champs couverts par ces Actes concernent surtout l’exil des Républicains espagnols en 1939. Mais ils soulignent aussi la nécessité d’une étude plus approfondie sur un certain nombre de thèmes et de pays. Du côté de l’Italie par exemple, sujet mal connu en France, Elena Pirazzoli insiste sur la liaison nécessaire avec le système nazi pour comprendre les camps italiens, en notant l’originalité des POW - prisoners of war - considérés comme traîtres à leur patrie, commode subterfuge pour la non-reconnaissance des garanties de la Convention de Genève. Elle souligne que la grande production de dessins, d’aquarelles n’est apparue que très récemment (années 1970) offrant un champ d’étude au chercheur. La Shoah dans l’œil de Godard et le conflit bosniaque « réfracté par la télé et reconstruit par la main du peintre » trouvent aussi leur place dans cet ouvrage.

Que de pistes entrevues au fur et à mesure de la lecture, à explorer au gré des besoins ou de la curiosité de chacun ! Si on prend l’exemple de la Retirada : l’aventure de Machado qui se termine au cimetière de Collioure (cf. la photo de sa mère lors de la Retirada) alors qu’il est mort avant l’évènement ! Les cimetières locaux (Bram, par exemple) qui gardent encore les traces de ces exilés ; l’extraordinaire cénotaphe élevé par Dany Karavan à la Mémoire de Walter Benjamin ; la Fondation Pablo Iglesias, chère aux Républicains socialistes et importante pour le chercheur en tant que lieu de conservation d’archives ; les Musées et lieux de Mémoire souvent récents qui parsèment aujourd’hui la frontière franco-espagnoles (Le Musée de l’exil de la Junquera)...

Le Mémorial du Barcarès a été érigé en l’honneur des volontaires étrangers qui, en 1939, ont formé les 21ème, 22ème et 23ème regiments de volontaires étrangers qui se sont illustrés dans le nord de la France face à l’envahisseur.

En conclusion, c’est une lecture salutaire et nécessaire que nous proposent ces Actes. Les chercheurs, les artistes, et même un médecin-chercheur, nous livrent quelques règles précieuses pour décrypter notre Temps qui fait de la Mémoire un de ses thèmes de prédilection. La Mémoire ne serait-elle devenue qu’une affaire de spécialistes ? Les artistes convoqués ici en doutent. Le professeur d’Histoire-Géographie peut utiliser cet ouvrage à plusieurs entrées, en Histoire - collège et lycée - en histoire de l’art et en EMC (Enseignement Moral et Civique). Mais l’« honnête homme » y trouvera aussi matière à réflexion.

A méditer, la phrase du chercheur Jean-Frédéric Schaub (EHESS) tirée de son ouvrage « L’Europe a-t-elle une histoire ? » [3] : « La première unité européenne commence dans le camp de Mauthausen …)

Violeta Martinez-Auriol pour Historiens & Géographes.

Paris, le 13/09/2015.

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Notes

[1Agrégée de Géographie, Administratrice de l’Ecole du Louvre, Co-secrétaire de la Régionale d’Île-de-France de l’APHG, Professeur-relais Commission Europe / Euroclio / Eurogéo / Concours Eustory.

[2cf. Serge Barba - non cité ici - « De la frontière aux barbelés. Les chemins de la Retirada en 1939 » (Trabucaire, Canet, 2009).

[3Albin Michel, Paris, 2008