Cinéma Le vade-mecum de l’Historien-Géographe

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Par Michel Cadé [1]

Dès sa naissance, en 1895 avec les premières projections des frères Lumière, le cinématographe qui allait bientôt s’abréger en cinéma - les spécialistes du cinéma des premiers temps discutent à l’infini pour savoir si les deux vocables recouvrent la même réalité - le cinéma fit donc route avec l’histoire.

En 1897, Georges Hatot tourna pour les frères Lumière La mort de Robespierre et La mort de Marat, en 1898 pour rester dans l’espace français c’est au tour de Gaumont de produire un Rouget de l’Isle chante la Marseillaise, en 1899 Méliès tourne une série de courtes bandes sur l’affaire Dreyfus, en adepte sans le savoir de l’histoire immédiate, pour retrouver en 1900 avec une Jeanne d’Arc les voies d’une histoire plus classique. En 1908, le cinéma reçoit une sorte de brevet d’art potentiel avec l’Assassinat du Duc de Guise de Charles Le Bargy et André Calmette. Les deux premières décennies du XXe siècle voient le phénomène s’accentuer et les films historiques remporter d’immenses succès : il n’est que citer Cabiria (1914) de Pastrone en Italie, Naissance d’une nation (1915) et Intolérance (1916) de David W. Griffith aux Etats-Unis, Quatre-vingt treize de Cappellani (1914) en France, Pages arrachées au livre de Satan (1919) de Carl Th. Dreyer au Danemark, La Dubarry (1919) d’Ernest Lubitsch en Allemagne.

Cette fascination du cinéma pour l’histoire, qui perdure jusqu’à aujourd’hui, pensons aux cinémas, si éloignés pourtant, de Bertrand Tavernier ou de Ridley Scott, s’enracine dans la passion du moment de l’enfance du cinéma pour l’histoire : tragédies romantiques, Hernani de Victor Hugo ou Caligula d’Alexandre Dumas, ou postromantiques, Cyrano et l’Aiglon, d’Edmond Rostand ; romans à sujets historiques dont le succès parfois ne se dément pas plus d’un siècle après leur sortie, au premier rang desquels Les Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas premier des auteurs sans doute tant pour les adaptations cinématographiques que pour le nombre d’ouvrages vendus, suivi par Paul Féval et Michel Zévaco en France, Walter Scott ou la Baronne Orczy au Royaume-Uni ; peinture dite d’histoire dont la production, académique ou non, forme le goût au XIXe siècle ; opéra enfin.

Cette volonté de faire revivre le passé, en le réinventant au passage, trouva dans le cinéma un merveilleux médium : l’illusion du mouvement devint illusion de réalité, l’on put voyager dans le passé ; le son, la couleur, la possibilité de reconstituer cités ou armées en numérique, ne changèrent pas la donne mais renforcèrent l’effet de réel. Les réalisateurs, hommes de leur temps, un temps où l’histoire revendique, avec quelque légitimité, son statut de science exigeante, s’inspirèrent, à l’occasion,des travaux des historiens. Le rôle de conseiller historique offrit à quelques universitaires éminents une source de revenus inattendue tout en leur enseignant l’humilité, pour bienvenus que fussent leurs propositions elles se heurtèrent souvent à l’économie du spectacle. Coincés entre leur savoir et celui que diffuse le cinéma, les historiens, surtout lorsqu’ils sont enseignants, et la majorité le sont, n’approchèrent d’abord le film qu’avec d’infinies précautions. Ils en voyaient bien l’intérêt pédagogique, donner à voir en d’éblouissants raccourcis ce qu’ils s’évertuaient d’évoquer dans le respect impossible des programmes et l’incertaine attention de leur auditoire, mais ils en mesuraient aussi la redoutable autonomie. Moyen didactique, le cinéma fut instrumentalisé, il devint illustration, dont il fallait redresser les erreurs sans perdre ni la saveur, ni la couleur. Dans l’enseignement de l’histoire, le cinéma se vit reconnaître le statut de document, cela n’était pas difficile pour les films d’actualité, les reportages, les documentaires, cela devenait plus hasardeux dès que l’on abordait la fiction et, en matière d’histoire, celle-ci est centrale.

Vinrent alors, en France du moins, Marc Ferro et Pierre Sorlin auxquels j’associerais, quoi qu’il fût plus praticien, Marcel Oms. Au milieu des années 1970, ils proposèrent de considérer le film comme un objet d’histoire, non plus seulement comme un document illustratif d’une réalité qui lui serait extérieure, mais comme témoignant du regard d’une époque sur elle. Analyser le film n’était plus s’interroger sur la vraisemblance de la représentation qu’il donnait de l’Empire romain à son apogée ou au commencement de son déclin ou des guerres de religion dans la France du XVIe siècle, mais sur ce qu’il disait du moment de la réalisation. A travers l’étude du cinéma objet d’histoire, c’est la façon dont les hommes se vivent qui était en question,sans pour cela négliger la part d’individuel que porte en elle toute oeuvre d’art, fut elle, comme le film, création collective. Si le projet tend à rabattre le discours du film sur le présent de sa réalisation, il n’empêche cependant pas que l’on interroge celui-ci sur le choix fait par l’équipe de réalisation d’une période historique comme trame de l’oeuvre. Pour le dire autrement, Soldat Bleu de Ralph Nelson (1970) est certainement un film dont le sujet est la guerre du Vietnam mais son enracinement dans les guerres indiennes, sujet apparent, ne fait pas de celles-ci un simple prétexte. En mettant en scène le massacre de Sand Creek, c’est bien ce moment précis de l’histoire américaine que montre Ralph Nelson, mais il trouve une puissance évocatrice décuplée dans le massacre de My Lai en 1968 au Vietnam. De façon plus générale, à travers ces deux événements, le film s’interroge sur le rôle impérial des Etats-Unis. On voit la fécondité de la méthode, sa difficulté aussi pour le pédagogue, amené à aller au fond des choses quand le temps paraît manquer.

Ce qui est sûr, aujourd’hui, c’est qu’un dialogue fructueux se noue entre histoire et cinéma, plus sans doute dans le monde anglo-saxon que dans notre pays, où la masse des historiens, universitaires particulièrement, a été longtemps rétive à accepter qu’un art de masse s’emparât de ses leçons pour lui en donner. Mais les choses sont désormais en bonne voie et la nouvelle génération d’historiens n’a pas les préventions de la précédente pour le 7e art, aux routes buissonnières empruntées par les précurseurs succède la voie royale des chaires universitaires, le vagabondage histoire / cinéma y trouve sa reconnaissance, souhaitons aussi qu’il garde un peu du bonheur des chemins de traverse.

Michel Cadé
Historiens & Géographes, n° 412, novembre 2010, p. 63-64.