Clemenceau, "Dernières nouvelles du Tigre" Biographie

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Jean-Noël Jeanneney, Clemenceau. Dernières nouvelles du Tigre, Paris, CNRS Editions, 2016, 219 pages, Prix : 19 Euros. [1]

A la lumière des événements politiques, des recherches universitaires, de colloques scientifiques, Jean-Noël Jeanneney montre comment Clemenceau est revenu au premier plan depuis la Chute du Mur et s’inscrit comme une des figures essentielles de notre temps. Il s’efforce dans son essai de dissiper les idées reçues, les simplifications et brosse un portrait du Tigre qui en devient plus humain sans cacher ses défauts ou ses erreurs.

En 11 chapitres, Jean-Noël Jeanneney revisite le rôle et l’action de Clemenceau.

1- Il traite d’abord de la question coloniale

Un débat oppose les deux hommes, les 28 et 30 juillet 1885. Il s’élève contre la politique coloniale de Jules Ferry, doctrinaire de l’expansion coloniale au nom des peuples supérieurs que viennent apporter la civilisation aux peuples inférieurs Jules Ferry « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles ; elles ont le droit de civiliser les races inférieures ». Et Clemenceau de s’exclamer « Races supérieures, races inférieures ! C’est bientôt dit ! »

2- Il montre ensuite l’attachement de Clemenceau au système parlementaire

Il est contre l’existence d’une seconde chambre dominée par le conservatisme. Mais aux élections de 1906, il devient sénateur du Var et reconnait son erreur de jeunesse. Après avoir brocardé le Sénat, il en devient un membre influent. Il est attaché au suffrage universel que rien ne doit restreindre.

3- Contrairement à une idée avancée par l’extrême-gauche, Clemenceau n’a cessé de vouloir promouvoir les classes pauvres...

... de stigmatiser l’égoïsme des classes dirigeantes, d’être partisan de limiter la durée de la journée de travail à 8 h, de développer les retraites, de promouvoir l’éducation et la culture pour ceux qui en sont exclus, de lancer des appels pour mettre en place ce que l’on appellera plus tard l’Etat providence. Ces idées sont exprimées dans un ouvrage « La Mêlée sociale », recueil d’articles publiés en 1894. Il est pour une meilleure organisation sociale, pour un Etat fort. Clemenceau et Jaurès sont dans le même camp. Mais Clemenceau n’est pas « le parangon du jacobinisme centralisateur, mais un régionaliste affirmé ». Il est pour le progrès. « Au progrès accéléré des connaissances correspond l’évolution lente du sentiment : l’homme moderne est le produit de ce désaccord ». Il s’est forgé une philosophie puisé chez Kant : « Chaque homme doit trouver en lui-même et non ailleurs le ressort et le motif d’agir en droit ». Depuis ce livre, bien des réformes ont été réalisées. Mais bien d’autres périls qu’il dénonce sont toujours présents.

4- Le Grand Pan ou les courages de la Raison

Il expose sa vision du monde dans Le Grand Pan. Il plaide pour le goût d’admirer la beauté grecque, l’éclat des peintures de Monet, l’énergie de ses savants mais aussi Il décrit en médecin et en journaliste les ombres de la société de son temps (prostitution, alcoolisme, soupes populaires, bistrots des boulevards …) « Quand il parle de l’école, il ne cesse d’affirmer que l’enseignement issu des Lumières doit avoir le courage d’affronter les dogmes adverses ». Il brosse un tableau pessimiste et parfois misérabiliste de l’instituteur. Le catéchisme apporte à l’enfant une vision du monde alors qu’à l’école on lui parle « de syntaxe, mais pas d’humanité ».

5- Le journalisme, une passion

C’est un de ses domaines d’excellence. Il commence tard en 1883. En 1961, Georges Wormser, un de ses collaborateurs en a fait un premier inventaire dans la République de Clemenceau. D’autres ouvrages réunissent des articles : La Mêlée sociale et Le Grand Pan, les 7 volumes d’articles sur l’Affaire Dreyfus ; d’autres comme Fil des jours (1900), Aux embuscades de la vie (1903) et dans « Les Champs du pouvoir » (1913) que Michel Drouin avait entrepris de rassembler. Dès 1893, il crée ses propres journaux : La Justice, puis l’Aurore, le Bloc, L’Homme Libre, puis L’Homme enchaîné. Il participe à La Dépêche de Toulouse du 2 août 1894 au 13 mars 1906 (l’intégrale de ce corpus a été publiée par les descendants de ce journal). Sa culture, son style, sa verve sont la marque de ce bretteur infatigable.

6- Contre la céruse

Écologiste déjà, Clemenceau médecin social, va mener un combat de longue haleine contre la céruse « blanc de plomb » qui mène au saturnisme, un poison largement utilisé dans l’industrie et le bâtiment. La loi d’interdiction est votée le 10 juillet 1899, une loi du 25 octobre 1919 reconnaît les maladies professionnelles et indemnise les victimes.

7- Grèce félicité sans fond...

Amoureux de la Grèce, d’Eschyle, de Platon, de Socrate. Il a appris le grec et le lit. Parmi les 4200 livres de sa bibliothèque à Paris la majorité concerne la philosophie, la mythologie, l’hélennisation. Il s’est lié d’amitié avec Victor Bérard. Il soutient les fouilles française à Delphes. "La Grèce est la matrice magnifique des progrès de l’homme, s’exhaussant de drame en drame".

8- En Argentine, un paladin du droit d’auteur

Lors de sa tournée de conférences en Argentine, il découvrit que les écrivains français étaient gravement lésés. Ils ne touchaient aucun droit sur les pièces, les traductions, les cotations. C’est à propos de sa pièce « Le voile du bonheur » jouée à Buenos Aires sans son consentement, qu’il publia une lettre ouverte au patron du Moderno qui eut un grand retentissement. Le Sénat et la Chambre argentins adoptèrent le texte sur le droit d’auteur, promulguée en septembre 1910. Le Parlement brésilien adopta peu après la même mesure.

9- Les Présidents et la messe

Clemenceau pose la question après la loi de 1905, un président en exercice en tant que tel (et non à titre privé) peut t-il assister à une cérémonie religieuse à vocation générale ? La réponse est non. Il le fit à tous les cardinaux qui lui demandèrent. Son attitude contraste avec celle de Paul Reynaud qui assista le 19 mai 1940 à une cérémonie religieuse à Notre-Dame « pour prier Dieu d’accorder la victoire à la patrie ». Bien que catholique pratiquant, le général de Gaulle se refusait à communier quand il assistait à une messe comme président. On sait que Clemenceau fut évincé de la Présidence en 1919 parce que ses opposants craignaient des obsèques civiles !

10- Figures complices, figures adverses

Jean-Noël Jeanneney passe en revue les amis et les adversaires du Tigre, Louis Andrieux, le général Georges Boulanger qu’il désavoua dans sa tentative de modifier la Constitution, Aristide Briand qu’il critiqua violemment pour son manque d’énergie en 1916 et 1917, Joseph Caillaux qu’il n’hésita pas à poursuivre et faire incarcérer pour haute trahison, Jean Jaurès, l’autre grand orateur de la Chambre. Ils s’opposent sur l’avenir de la société, mais sont d’accord pour combattre les adversaires de Dreyfus. Jules Jeanneney, fidèle de Clemenceau le nomme en novembre sous-secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil. Il suit après la guerre, les affaires d’Alsace-Lorraine, puis de la Rhénanie et resta un intime du Tigre. Georges Mandel, un fidèle collaborateur de 1906 à 1909 et de 1917 à 1920 reste fidèle à Clemenceau, jusqu’à son assassinat par la Milice, le 7 juillet 1944.

11- Versailles, traité calomnié

Dans le dernier chapitre, l’auteur s’intéresse à la controverse entre le Maréchal Foch et Clemenceau. Celui-ci, blessé et attaqué réplique dans un livre fougueux et incisif « Grandeurs et Misères d’une victoire ». Peu de temps après la mort de Foch paraissait un livre intitulé Le Mémorial de Foch, où le journaliste Raymond Recouly publiait les confidences du Maréchal manifestant une hostilité violente à l’égard de Clemenceau, notamment sur son rôle désastreux lors du Traité de Versailles. Il avait attaqué à plusieurs reprises le Tigre. Ce dernier avait tout fait pour qu’il devienne le commandant des forces alliées.

Trois aspects sont abordés dans cet ouvrage, qui paraîtra après la mort de son auteur ; une concerne les relations de Foch sous le gouvernement de Clemenceau, l’autre « l’élaboration du Traité de Versailles (en particulier sur l’annexion ou non de la rive gauche du Rhin) et les contraintes qui ont pesé sur elle, enfin la douleur qu’éprouve Clemenceau devant « les mutilations du Traité ».

Des annexes très précieuses : repères biographiques, sources, index de noms cités, font de ce livre un ouvrage de réflexion sur la vie et l’action d’un homme d’Etat et de découverte - tant il est souvent méconnu et caricaturé -, qui a marqué notre histoire, sur un homme libre.

© Hubert Tison pour la Rédaction d’Historiens & Géographes. Tous droits réservés. 19/04/2016.

Notes

[1Jean-Noël JEANNENEY. Est professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a exercé de nombreuses responsabilités publiques dans le domaine de la culture et des médias. Parmi ses œuvres les plus récentes figurent L’un de nous deux, théâtre (2009), Quand Google défie l’Europe (3e éd., 2010), L’État blessé (2012), La Grande Guerre si loin, si proche (2013), Jours de guerre, 1914-1918 (2013). Source : http://www.cnrseditions.fr/histoire/7228-clemenceau.html