Dans le cadre du partenariat entre le Centre national du livre, l’Association des professeurs d’histoire et de géographie (APHG) et le magazine L’Histoire, cette table ronde réunissait Patrick Chauvel, photographe, correspondant, réalisateur de documentaires, et Jérôme Poirot, docteur en géographie, ancien adjoint du coordinateur national du renseignement à la présidence de la République. Cyril Payen, grand reporter à France 24, coordonnait cet échange, riche des témoignages exceptionnels des intervenants, ponctué de photos et d’extraits de films.
En temps de guerre, la fabrique d’une information de qualité, indispensable à la compréhension du monde, se fait dans des conditions complexes, où l’exigence de vérité est confrontée à des situations extrêmes, mais aussi aux jeux de réseaux d’influence.
La photo est-elle alors une arme de l’information ? Au Vietnam, Patrick Chauvel fait en 1968, à 18 ans, ses premiers pas de photographe ; dans ce conflit médiatisé où l’armée américaine laisse une grande liberté aux journalistes, il mesure toute l’importance de photos qui vont forger la mémoire, le récit des événements ; la responsabilité du photographe ne se limite pas au cadrage : « c’est très important d’imprimer les légendes à l’arrière des photos » pour empêcher les « interprétations fantaisistes ». Il évoque ici la célèbre image de la petite fille au napalm ou celle de l’exécution d’un soldat vietnamien en civil, souvent mal comprises car mal légendées dans la presse. Il prend conscience aussi de « la responsabilité [qu’il a] par rapport aux événements qui défilent » et qu’il faut essayer de « décortiquer des deux côtés » ; ses contacts permanents au plus près des combats, avec les soldats américains (« c’est l’Amérique pauvre qui se bat », rappelle-t-il), avec les soldats sud-vietnamiens, mais aussi les prisonniers nord-vietnamiens, lui permettent de prendre la mesure et de rendre compte de la complexité du conflit.
« Embarquer » des journalistes, c’est un tournant dans la communication des armées, mais est-
ce naïveté ou propagande de la part des Américains ? Comme le rappelle alors Jérôme Poirot « la première victime de la guerre, c’est la vérité » (Rudyard Kipling). Loin d’être seulement une naïveté, la liberté d’accès des journalistes à ces théâtres de guerre est aussi un outil de guerre psychologique, de propagande en direction des opinions vietnamienne et occidentale ; « c’est la dernière guerre où il y a eu autant d’accès libre pour des journalistes du monde entier au théâtre de guerre ; après ça a été refermé ».
« Contact et distance » disait Hubert Beuve-Mery à propos du métier de journaliste, mais dans la guerre, quel recul ? Les images prises au cœur des combats en Libye en 2011, rappellent que ce métier s’exerce dans l’urgence, la violence, l’imprévu ; tout en étant toujours « au plus près des gens », combattants et civils, il est nécessaire d’être lucide sur la subjectivité des récits : « c’est très physique, c’est très rapide, on n’a pas tellement le temps de prévoir, on sait qu’on veut trouver cette fameuse vérité et là, la vérité des soldats, la vérité des rebelles, ma vérité, la vérité du type qui tire les missiles, ça va être compliqué » ; d’autant qu’il y a une chaîne de transmission, « le journaliste sur le terrain, le photographe, la rédaction qui fait le tri des photos pour être impartiale ; et après les lecteurs qui achètent ou pas ».
Cyril Payen et Jérôme Poirot reviennent alors sur la place des États dans l’information, sur les cas de mensonges d’États dans la légitimation des interventions, sur les services de renseignement, indispensables, « sinon vous n’êtes pas autonome en matière de décision ».
Les intervenants abordent ensuite l’information dans la guerre contre Daesh à partir de 2015. Dans le chaos des dernières poches de l’État islamique, Patrick Chauvel est témoin de l’horreur, de l’indicible « où se faire exploser avec un bébé est un acte de foi ». Il photographie des femmes djihadistes, des enfants soldats, ces « lionceaux du califat » à qui on a appris à tuer ; son ambition : « transmettre des fragments de vérité ». Le rôle du journaliste, insiste-t-il, est essentiel pour que chacun se fasse son opinion : « Je ne prétends pas raconter toute l’histoire, mais je ramène des petits morceaux du puzzle » qui participent à la vérité. Face à la méfiance, notamment chez les jeunes, Patrick Chauvel rappelle : « les journalistes ne prennent pas tous ces risques pour raconter n’importe quoi ; et la différence entre les réseaux sociaux et nous, c’est que nous, on vérifie nos images. On montre l’avant, l’après ». Il dénonce la puissance des réseaux sociaux et de l’IA, mais s’interroge aussi sur certains choix rédactionnels : « On prend tous ces risques, on dort dehors, on photographie l’indicible, et les journaux n’ont parfois pas la place ».
Cyril Payen et Jérôme Poirot reviennent enfin sur le contexte géopolitique depuis 2008, qui a mené à la guerre en Ukraine. Là, dans cette guerre entre États, comme Patrick Chauvel n’en avait encore jamais couvert, l’intensité des combats est inédite. Les journalistes sont des cibles désignées, le métier devient presque suicidaire avec la guerre des drones. Il photographie, même « quand le danger est partout et que l’humain devient une mouche à écraser ». Dans le même temps, la guerre menée par le gouvernement israélien à Gaza après le 7 octobre 2023, est « un des rares conflits où la presse étrangère n’a aucun accès, mais absolument zéro accès » ; et pourtant « ce n’est pas une guerre sans image puisqu’il y a les photographes palestiniens » ; mais alors « on va vérifier toutes les informations, il faut toujours une presse indépendante, il faut une enquête indépendante, pour retrouver la vraie vérité ». Patrick Chauvel rapporte les mots d’un photographe israélien : « je fais des photos, je ne sais pas si ça sert à quelque chose, mais je fais un petit bruit qui va gêner les politiques parce qu’ils vont avoir ces images en persistance optique et ça va peut-être bousculer leur agenda politique ». Une situation de « bataille informationnelle » pour le gouvernement israélien, dont il est cependant difficile de mesurer les conséquences et l’issue, et dont discutent en conclusion les participants de la table ronde.
Catherine Pidutti et Sylvie Hennet, professeures d’histoire, membres de l’APHG.
Pour aller plus loin :
- le site de la fondation P. Chauvel : http://www.fonds-patrickchauvel.com
– Patrick Chauvel, Sky, Oh ! Editions, 2005
– Jérôme Poirot et Olivier Brun, Le renseignement français en 100 dates, Perrin, 2022
– Jérôme Poirot, Renseignement et espionnage. Au-delà des légendes, Plon, 2020
– Jérôme Poirot et Hugues Moutouh, Dictionnaire du renseignement, Perrin, 2018
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