Conférence de Christelle Balouzat-Loubet : "le comté d’Artois sous le règne de Mahaut (1302-1329)" - Lycée Faidherbe, Lille, le 21 janvier 2020 Compte rendu rédigé par Mathilde Moizard, HK1, Lycée Faidherbe

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Le comté d’Artois sous le règne de Mahaut (1302-1329).

La comtesse Mahaut d’Artois, que Les Rois Maudits, de Maurice Druon, ont rendue tristement célèbre, est une importante figure féminine du Moyen Âge que les historiens connaissent encore assez peu. Les travaux récents de Christelle Balouzat-Loubet (MCF en histoire du Moyen Âge, Université de Lorraine) permettent de déconstruire une image noire et fantasmée de la comtesse d’Artois.

Née vers 1270, Mahaut est la fille du comte Robert II d’Artois. La famille des comtes d’Artois, qui descend de Louis VIII, est cousine de la dynastie régnante. Le lien très fort de Mahaut avec les Capétiens se renforcera par le mariage de ses deux filles avec des futurs rois de France.

Le règne de Mahaut commence en 1302, à la mort de son père. En effet, les règles de succession en Artois n’excluent pas qu’une femme hérite du comté. Son frère, Philippe d’Artois, étant déjà mort, Mahaut est choisie en dépit de son neveu Robert qui n’aura de cesse de contester le pouvoir de la comtesse, car la succession en Artois privilégie toujours le plus proche descendant du dernier comte. Elle a pour époux le comte Othon de Bourgogne, qui meurt en 1303, laissant à Mahaut des terres dans l’actuelle Franche-Comté.

Le couple a cinq enfants : Jeanne et Blanche, destinées à épouser les fils de Philippe le Bel - dont les noms resteront gravés dans l’histoire après l’affaire de la Tour de Nesle -, puis Robert, et enfin deux garçons qui mourront dans la petite enfance.

Le travail de Christelle Balouzat-Loubet se fonde sur des sources abondantes, diversifiées – chartes, documents de comptabilité, sceaux, etc. – et dispersées. Ces sources sont exclusivement des documents administratifs et politiques. En revanche, aucun écrit personnel ne permet de cerner le caractère de Mahaut, dont le vrai visage reste flou.

I. Le comté d’Artois, une principauté territoriale organisée sur le modèle capétien…

Dans la France patriarcale du XIVe siècle, la spécificité du comté d’Artois est qu’il a une femme à sa tête. Cette principauté, qui existe depuis 1237, est à l’origine un apanage – du latin ad panem, il s’agit d’un territoire du domaine royal donné à un descendant du roi qui n’est pas destiné à régner afin de lui assurer des revenus – donné par Louis IX à son frère Robert. Le comté devient en 1297 une pairie. De fait, chaque comte d’Artois appartient à la pairie de France, c’est-à-dire qu’il est un grand officier de la couronne. En succédant à son père, Mahaut fait figure d’exception en devenant la seule femme pair de France.

Comtesse d’Artois par le sang, elle est aussi comtesse de Bourgogne par son mariage. Lorsque son mari, Othon, meurt en 1303, Mahaut choisit de ne pas se remarier, car le veuvage est, pour les femmes du XIVe siècle, la situation qui leur laisse le plus d’autonomie. Mahaut veut régner seule, et non pas sous la tutelle d’un époux.

L’Artois constitue un ensemble peu homogène : une partie du comté est enclavée dans le comté de Saint-Pol, et l’étendue du territoire est influencée par la coutume flamande, au nord, et picarde, au sud. En 1311, la principauté s’agrandit par l’acquisition de la seigneurie de Béthune.
Le comté constitue un carrefour entre le Royaume de France, la Couronne d’Angleterre et la Flandre. Il est organisé par une administration hiérarchisée. L’administration centrale, qui se trouve auprès de Mahaut, rassemble des membres de sa famille ainsi que des hommes choisis pour leurs compétences – procureurs, avocats généraux, chancelier, légistes – qui sont le noyau du Conseil et la représentent lors d’affaires juridiques. La plupart d’entre eux sont au double service de la Couronne de France et du comté d’Artois. Cette particularité met en évidence les liens étroits qui existent entre l’administration du Roi et celle de Mahaut. Au premier rang de cette cour se trouve Thierry de Hérisson (ou Hireçon) qui est chancelier et lieutenant de Mahaut. Il est en quelque sorte le bras droit de cette femme de pouvoir.

L’Hôtel est l’administration domestique de la maison d’Artois. On connaît de nombreux détails de cette organisation quotidienne car les comptes sont tenus au jour le jour. S’y trouvent un maître de l’Hôtel, un trésorier, un chapelain (qui organise les offices), des sénéchaux (titre principalement honorifique), un aumônier (responsable de la charité), ainsi que des valets. Soixante personnes travaillent en permanence pour la comtesse, et ce nombre peut atteindre quatre-vingt-dix lorsque Mahaut reçoit des dignitaires importants. A titre de comparaison, on dénombre jusqu’à cinq cent domestiques à la cour de France.

Devant « vivre du sien », la comtesse d’Artois a, dans son territoire, un réseau de représentants. Les baillis sont chargés de prélever les taxes sur les marchandises, les rentes, les droits seigneuriaux et les profits de justice (car la comtesse exerce la justice sur son territoire, elle dispose en retour des amendes et des forfaitures, c’est-à-dire des biens des bannis). Dans chacun de ses châteaux, qui ont une fonction défensive plus que résidentielle, Mahaut place un châtelain. Grâce à ces places fortes, la comtesse doit protéger le Royaume de France de son voisin flamand. Quant au receveur, il a pour fonction de transmettre à Mahaut l’argent prélevé qui lui revient.
Les terres bourguignonnes qui lui ont été laissées par son mari Othon sont administrées sur place par son personnel. Ceux qui la servent ne reçoivent que de faibles gages, cependant ces fonctions sont très prisées car la comtesse sait se montrer généreuse : elle offre de grandes récompenses (châteaux, domaines, maisons, rentes, etc.) qui sont un moyen efficace de s’enrichir et de placer sa famille au service des puissants. Ainsi, dans l’ombre de Mahaut, croissent de véritables dynasties de serviteurs qui s’enrichissent et s’élèvent vers la petite noblesse.

La comtesse étend son influence sur le territoire notamment en rendant la justice. Lorsque l’on étudie les documents judiciaires, il appert que les sentences prononcées sont, pour quasiment la majorité (48,8 %), des amendes pécuniaires, ou des bannissements (21 %). L’idée que l’on peut se faire d’une comtesse sanguinaire doit être reconsidérée lorsque l’on observe que les condamnations à la peine capitale ne constituent que 16 % des sentences, et les mutilations, 2,3 %.

La justice est, pour les Artésiens, un moyen de faire entendre leur voix. Par le système de la composition, il est possible pour une personne condamnée de convertir sa peine en une amende et d’expier sa faute par une cérémonie d’amende honorable.

II.… dirigée par une femme de pouvoir

Lorsqu’elle succède à son père, en 1302, Mahaut subit des remises en question de son pouvoir. En effet, des seigneurs locaux essaient de profiter de l’avènement de cette femme pour empiéter sur le comté. Mais c’est sans compter sur la détermination de Mahaut : elle refuse d’abord un douaire à Marguerite de Hainaut, la dernière épouse et veuve de Robert II, puis résiste à son neveu Robert qui n’a de cesse de revendiquer le comté, doit composer avec les ingérences du roi en Artois et enfin, fait face en 1315 à la révolte nobiliaire contre le pouvoir royal, révolte qui s’étend aussi dans le comté.

Mais la volonté de la comtesse n’a pas raison de tous ses opposants. La veuve de Robert II finit par gagner le procès qui lui attribue son douaire promis par le défunt comte, en dépit de l’opposition de Mahaut qui juge cette offre trop généreuse. Quant à la révolte des nobles, elle contraint la comtesse à quitter l’Artois pour n’y rentrer qu’en 1319.

D’autres épreuves jalonnent ce règne peu commun. Les villes d’Artois, très riches, doivent reverser des taxes à leur comtesse, notamment pour le mariage des filles de la comtesse ou pour l’adoubement de l’héritier. Cette obligeance envers le suzerain conduit en 1306 à la révolte de Saint-Omer. En 1317, Mahaut connaît un drame : son fils Robert, héritier du comté, meurt à dix-sept ans.

En plus de son rôle politique en Artois, la comtesse est fréquemment à Paris auprès de la cour. Grâce à son sceau, elle peut exercer son pouvoir à distance. C’est une femme qui n’a de cesse de se déplacer entre son comté, la capitale du royaume, et ses terres d’Artois. En moyenne, on estime qu’elle parcourt trois mille kilomètres par an. Les déplacements sont un formidable moyen de montrer sa puissance. En effet, soixante personnes, habillées de sa livrée, accompagnent partout Mahaut.

Celle-ci passe davantage de temps à Paris que dans ses terres. Le voyage vers la capitale est rapide : cinq jours suffisent pour relier Arras à Paris. Là-bas, Mahaut réside à l’hôtel d’Artois, au cœur du quartier des Halles. Il ne s’agit pas d’une simple demeure, mais de plusieurs maisons dans le quartier qui abritent la comtesse et sa cour. De ce quartier, il ne reste quasiment plus aucun vestige aujourd’hui.

Paris est une des capitales de la principauté multipolaire qu’est l’Artois. La capitale administrative du comté est Arras, quant à Hesdin, c’est la capitale résidentielle de la comtesse.

III. Un gouvernement au féminin

Mahaut reçoit une éducation plutôt masculine qui la prépare à son futur rôle de chef du comté. A titre d’exemple, on trouve dans sa bibliothèque des ouvrages de littérature courtoise, le Roman de Renart, ou encore les écrits de Marco Polo, qui sont davantage des lectures de jeunes garçons.

Elle entretient une relation très étroite avec Marie de Brabant, la veuve du roi Philippe III. Celle-ci est une figure maternelle pour Mahaut, qui est orpheline de mère dès l’enfance. La fille de Marguerite, Jeanne de Bourgogne, est aussi une femme marquante de la formation de la future comtesse.

Une fois à la tête de l’Artois, Mahaut prend très à cœur son rôle de mécène. Elle donne généreusement aux œuvres religieuses, notamment aux dominicaines de Thieulloye. Sur une des seules images qu’on possède de la comtesse, elle est représentée comme protectrice de cette abbaye et de l’Eglise en général.
Son sculpteur favori est Jean Pépin de Huy, qui réalise des statues très novatrices. Il reçoit de nombreuses commandes de la part de Mahaut. C’est lui qui confectionne les gisants pour les deux fils de la comtesse morts dans l’enfance.

Lorsque la comtesse meurt en 1329, le troisième procès que son neveu lui impute n’est pas tranché. Elle le gagne cependant, à titre posthume. En 1330, sa fille est héritière Jeanne meurt, et c’est la petite-fille de cette dernière qui accède à la tête du comté, sous le nom de Jeanne II de Bourgogne. Le comté d’Artois et celui de Bourgogne sont ensuite rattachés au puissant duché de Bourgogne par le mariage de Jeanne avec Eudes IV de Bourgogne.

Mahaut cependant subsiste dans les mémoires de ses successeurs qui développent autour d’elle une légende noire. Ils l’accusent notamment d’avoir empoisonné Louis X le Hutin et Jean Ier le Posthume pour favoriser l’accession au trône de son gendre Philippe de Poitiers et de sa fille Jeanne. Ces accusations, jamais prouvées, s’expliquent peut-être par la fascination qu’exerce Mahaut sur ses contemporains : en sortant des codes féminins de son époque, la comtesse d’Artois est indéniablement une femme qui dérange.

Mille mercis à Christelle Balouzat-Loubet pour son excellente conférence et l’accord donné pour publier ce compte rendu.

© Mathilde Moizard pour Historiens & Géographes, tous droits réservés, 10/02/2020.