De l’encombrement des mémoires (épisode 5) Chronique de l’Euro

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La Rédaction du site internet de l’APHG et d’Historiens & Géographes publie en plusieurs parties une tribune libre sur l’Euro de Football dont la 15e édition se déroule en France, du 10 juin au 10 juillet 2016... A suivre !
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Par François da Rocha Carneiro [1]

D’octobre 1914 à octobre 1918, les habitants de la région lilloise, comme ceux des autres régions du Nord et de l’Est situées au-delà de la ligne de front, subirent une occupation particulièrement dure, faite de réquisitions, de restrictions, de déportations en camps de concentration … et d’actes de résistance. Ignoré jusqu’à la fin du siècle, au point qu’on puisse les classer parmi les populations « oubliées de la Grande Guerre » [2], leur quotidien est aujourd’hui mieux connu grâce en particulier aux travaux de deux historiens, Annette Becker [3] et Philippe Nivet [4], qui proposent l’un et l’autre une synthèse de la question. Pour autant, ces quatre années n’avaient pas disparu de la mémoire locale et il est encore fréquent de trouver, sur les braderies ou sur la toile, quelques souvenirs de l’époque. Parmi eux, parfois, émerge une photographie des hommes de troupe, photographie prise comme un souvenir de vacances où on voit les soldats poser devant la Kommandantur ou devant la maison qu’ils habitent. D’autres images évoquent davantage l’exceptionnel que le quotidien de l’occupation. Ce sont alors des armées qui défilent dans l’ordre pour manifester autant leur puissance que leur prise de possession du territoire. Ce sont aussi le Kaiser et Louis III de Bavière qui, accompagnés de militaires prussiens, font la revue des troupes d’occupation, issues le plus souvent de l’armée bavaroise.

(photo, tirée de © 14-18, Notre région dans la Grande Guerre, tome 4, éditions La Voix du Nord, mars 2015).

Un siècle a passé et soudain la première occupation du XXe siècle resurgit, tel un retour du refoulé. Les casques à pointe sont de retour sur la Grand’Place, l’hypercentre des villes de la région.

(photo prise à Lille, le dimanche 12 juin 2016 à 16h21. © François Da Rocha-Carneiro).

Une foule, inhabituelle pour un dimanche après-midi, envahit les rues de Lille, les unes vêtues de blanc, de noir et de vert, couleurs attitrées de la Mannschaft, les autres en jaune et bleu ciel, pour honorer le drapeau ukrainien. L’ambiance est festive, malgré les quelques échauffourées entre groupes surchauffés, et nombreux sont ceux qui ont remplacé leur hémoglobine par du jus de houblon. Allemands et Lillois partagent cette culture de la bière, la région possédant encore de nombreuses brasseries aux productions de très haute qualité. Si on distingue sur la table un gobelet aux armes de la Jupiler, une Pils belge, et si les seules bières disponibles dans les espaces privatisés par l’UEFA sont des danoises Carlsberg, le supporter au casque tient un verre de Pelforth à la main, sans savoir qu’il s’agit d’une bière lilloise, aujourd’hui propriété des néerlandais Heineken. La Pelforth, qui remonte aux années 1930, possède un nom anglicisé par l’ajout du « h » final, anglicisation qui à l’époque n’a rien d’anodin. A ce nom s’ajoutait alors le nombre « 43 », en référence au Régiment d’Infanterie que Lille accueillait en sa citadelle.

Et ce casque à pointe, objet de supporterisme désormais, symbole pour les Français du militarisme prussien le plus dur ? Bien évidemment, l’Allemagne du football, noyée dans un présentisme englué, ignore tant la dimension historique qu’il n’est nulle raison de s’attarder sur cet accessoire si évocateur pour qui se souvient de la « Première Occupation ». En est-on sûr ? Il n’y aurait nul ancrage dans le passé, alors que la chanson officielle de l’équipe d’Allemagne, pour cet Euro, fait référence explicitement aux gloires passées du football d’Outre-Rhin que sont les quatre titres de champions du Monde… mais ce n’est que du football, pas de l’histoire. Le football, contrairement aux autres phénomènes culturels, sociaux, politiques ou économiques, ne participerait-il pas d’une histoire globale tout en possédant ses propres particularités, ses propres temporalités, ses propres exigences d’objet historique à part entière ? Le football et l’histoire ne se rencontreraient-ils pas, via l’usage de la mémoire ? Alors pourquoi, au matin du match, une délégation de la DFB, la fédération allemande de football, menée par son président, Reinhard Grindel, s’est-elle officiellement rendue en visite au Musée de la Résistance de Bondues, dans la banlieue de Lille ? Même dans le monde du football, on ne se débarrasse pas si facilement du poids de l’histoire !

A suivre...

© François da Rocha Carneiro - Tous droits réservés. 14 juin 2016.

Voir en ligne :

© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 14/06/2016. Tous droits réservés.

Notes

[1Secrétaire général adjoint de l’APHG, Membre de la Rédaction d’Historiens & Géographes, « chronique sportive ».

[2Annette BECKER, Oubliés de la Grande Guerre, Humanitaire et culture de guerre, Noesis, 1998.

[3Annette BECKER, Les cicatrices rouges 14-18, France et Belgique occupées, Paris, Fayard, 2010.

[4Philippe NIVET, La France occupée, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011.