Bien longtemps avant le début du match sur le terrain, l’aventure commence. Dès 9h, le train Lille-Lens, habituellement si calme, est rougeoyant, débordant de supporters suisses et albanais allant encourager leurs équipes qui se rencontrent six heures plus tard. Les voyageurs sont bercés d’accents peu usuels dans la région, plus habituée à l’élégance flamando-picarde qu’à la rugosité montagnarde des Helvètes ou à l’exotisme de la langue du grand démocrate Hoxha. Loin de faire connaître à Lens le sort que subit, au même moment, le Vieux Port, les uns et les autres se croisent et s’ignorent, sans haine ni agressivité. Un gentil petit match anodin se profile.
Ce rouge déversé du train rejoint une ville marquée par cette couleur. Le rouge ici est bien sûr d’abord celui du passé, dont seuls les fantômes demeurent. C’est celui du sang des mineurs, si tant est qu’il ne soit pas devenu noir à force de baigner dans le charbon, c’est celui des combats politiques, c’est celui des larmes. C’est aussi le rouge des couleurs du club local, entremêlé au jaune, couleurs souvent résumées par la formule héraldique « Sang-et-Or » par laquelle on désigne joueurs et supporters du Racing-Club de Lens. Une étonnante et merveilleuse exposition au Louvre-Lens adresse un véritable hymne muséographique en l’honneur de l’équipe locale. Dans le même lieu, une autre exposition temporaire permet de saisir l’art de Charles Le Brun. [2] L’accrochage met le Portrait du Chancelier Séguier en point de fuite d’une perspective dessinée par un boudoir rouge ouvert de part et d’autre. Si le Louvre-Lens permet de se reposer un peu l’œil quelques instants, le rouge ne quitte pas les supporters venus se promener dans ce lieu improbable.
De présent, le rouge devient obsédant à peine est-on sorti du musée. Il est désormais partout et ce qui pouvait être pris pour de l’indifférence les uns envers les autres dans un match sans enjeu autre que sportif prend vite un autre sens. Attablés à une terrasse devant une séduisante bière, un supporter suisse, policier dans le civil, avoue entre deux amusements son mépris pour l’adversaire du jour qu’il accuse sans vergogne de parasitisme et chez qui il dit « recruter la moitié de (ses) clients ». La rencontre s’avère être porteuse d’un sens ignoré par celui qui n’y prête garde. Pourtant, l’étude des biographies des joueurs qui composent les groupes représentant les deux pays aurait pu mettre la puce à l’oreille. Par exemple, deux frères, Taulant et Granit Xhaka, se retrouvent face à face pendant ce match : le premier, qui évolue habituellement au FC-Bâle, jouant pour l’équipe d’Albanie, pays où il est né, tandis que son cadet de 18 mois, né à Bâle mais jouant à Arsenal après un passage à Mönchengladbach, défend le maillot suisse. A leurs côtés, sur vingt-trois joueurs que compte chacun des groupes, une dizaine sont le fruit d’une histoire mêlée entre les deux nations, soit qu’ils soient nés ou arrivés en Suisse mais défendent les couleurs de l’Albanie, soit qu’ils soient d’origine albanaise ou, le plus souvent, kosovare, et aient opté pour la Suisse qui les a vus grandir.
L’avait-on oubliée cette vague migratoire venue des Balkans au tournant des années 1990 qui envoyait des réfugiés des Balkans d’un communisme finissant vers l’Europe de l’Ouest et surtout vers la Suisse. Les enfants de ces migrants ont aujourd’hui l’âge de disputer le championnat d’Europe (sans parler des compétitions qu’ils ont déjà disputées dans des sélections de jeunes). Le match du jour efface l’oubli et rappelle l’existence de cette histoire démographique évanouie dans les souvenirs sélectifs d’une fin de siècle éloignée.
La foule des très nombreux supporters albanais, dont les voitures traversent Lens, décorées du drapeau rouge à l’aigle noir et immatriculées en Allemagne, en Belgique, au Royaume-Uni et surtout en Suisse, siffle sans répit les joueurs ayant préféré la nationalité sportive suisse à la leur, dès qu’ils touchent le ballon. Au milieu de ces supporters, le match semble de la première importance. Coiffés du qeleshe traditionnel, drapés de l’aigle noir sur fond rouge, au son d’un litanique « Shqipëri », certains revendiquent, à l’occasion de la première compétition internationale de l’histoire de leur équipe, bien au-delà du seul enjeu sportif. Le message le plus clair est celui qu’on lit en lettres noires sur les tee-shirts rouges : « Kosovo is Albania », slogan confirmé par d’autres tenues sur lesquelles est cartographiée la « Grande Albanie », sans frontière qui sépareraient le pays de Tirana et celui de Pristina.
Affirmation communautaire au sein de la société d’accueil, revendications territoriales héritées des siècles passés, le premier Euro des Albanais est l’occasion pour eux de se montrer au monde, et particulièrement à l’Europe, alors que cette dernière commence à découvrir les charmes d’une côte jusque-là ignorée. Peu importe la courte défaite, sanction de l’inexpérience malgré de valeureux combattants… Autour de l’aigle noir, le rouge est mis !
A suivre...
© François da Rocha Carneiro - Tous droits réservés. 12 juin 2016.
Voir en ligne :
- Episode 1, En route vers l’Euro...
- Episode 2, De quelques temps avant le match
- Episode 3, D’un canotier
© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 12/06/2016. Tous droits réservés.