Deux prix 2014 à Verdun par Jean-Pierre Rioux Prix d’Histoire "Mondes en guerre, mondes en paix" de Verdun

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Par Jean Pierre Rioux [1]

Voici, au nom du jury que je préside et qui, j’en atteste, a travaillé avec l’application et le bonheur qui conviennent, [2] une présentation des dernières publications qui étaient en course pour l’attribution du dixième « Prix d’Histoire Mondes en guerre, mondes en paix de Verdun », décerné le 8 novembre 2014 à l’occasion du onzième Salon du livre d’Histoire organisé par l’Association 14-18 Meuse et le Centre mondial de la Paix, puis de celles qui ont finalement retenu notre attention pour le premier « Prix Sergent Maginot », décerné à la même occasion avec l’appui de la Fédération nationale André Maginot.

Le dixième prix « Mondes en guerre, mondes en paix »

Avec Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail publié chez Tallandier, le colonel Michel Goya, qui dirige le bureau Recherche au Centre de doctrine d’emploi des forces de l’Armée de terre et analyste bien connu des conflits contemporains, fait œuvre de soldat - il a notamment commandé en Afrique et dans les Balkans -, d’historien et de patriote qui ne manque pas de « petites cellules tactiques ». Il mêle le récit de ses propres opérations et de celles de ses camarades, il a lu attentivement les grands anciens (et notamment Ceux de 14 de Maurice Genevoix, ce grand Verdunois), il présente de manière très accessible les apports des sciences sociales et militaires à la connaissance de l’engagement et de la vie du soldat au feu. Surtout, il nous rappelle d’entrée de jeu que plus de 3.000 soldats « ont été tués ou blessés dans leur chair et leur âme au service de la France depuis la fin de la Guerre froide (…) en faisant face à des rebelles plus qu’à des ennemis déclarés » (…) en servant dans une armée désormais entièrement professionnalisée ». Qu’est-ce donc, questionne-t-il, aujourd’hui comme hier - n’oublions pas que Michel Goya nous a donné en 2004 La Chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne (1914-1918), déjà chez Tallandier - que le comportement d’un homme ou, aujourd’hui, une femme servant dans son unité avant, pendant et après le combat terrestre ? Quelle forme prend leur vie si près de la mort ? Et cette dernière est-elle vraiment l’hypothèse de travail majeure pour le soldat pris au combat dans la « bulle de violence ».
Michel Goya leur rend hommage : « Ils sont grands, nous dit-il, mais la nation ne le sait pas assez ». Au fil des chapitres, c’est le questionnaire séculaire qui revient. Pourquoi nous combattons ? Comment et pourquoi fabrique-t-on des soldats, en exigeant d’eux quelles compétences ? Et quel sens a pris et prendra un tel service volontaire de la Nation sans servitude volontaire ? Michel Goya conclut au terme d’un parcours exceptionnellement informé, toujours topique et poignant : « Devenir combattant, c’est se porter volontaire pour pénétrer dans les bulles de violence. C’est accepter la transformation que cela induit, avec le risque d’y être détruit ou mutilé dans son corps ou son âme. C’est accepter aussi la métamorphose préalable qui sera nécessaire pour évoluer dans un tel monde sans y être broyé à coup sûr. L’homme qui survit et résiste au combat est donc un homme différent à la sortie du tunnel. S’il n’y a pas de bonheur des nations sans liberté, cette liberté dépend du courage des hommes qui acceptent et se portent même volontaires pour cette transformation parfois fatale. »

Ensuite, le jury a beaucoup aimé deux autres ouvrages. D’abord celui qui pique l’imagination de son lecteur aux cris de « croate, croate ! » (lire « cravate » aujourd’hui) ou, plus commun et devenu plus franchouillard, et avant les « montagnes russes » de nos parcs d’attraction, de « bystro, bystro ! » : 1814. Un Tsar à Paris, de Marie-Pierre Rey, chez Flammarion. À l’heure où les commémorations de 1914 l’emportent plus que largement sur celles de 1814, c’est bonheur de voir une grande spécialiste d’histoire et d’historiographie russe à la Sorbonne, auteure d’une indispensable biographie d’Alexandre 1er et d’un récit très neuf du naufrage napoléonien en Russie et de l’invasion de la France qui a suivi, nous dire que des Cosaques sur les Champs Élysées au printemps 1814, ce fut mieux que du pittoresque ! Marie-Pierre Rey décrit l’invasion et la bataille de France depuis les cols des Vosges aussi bien que l’Erckmann-Chatrian de nos enfances. Elle révèle que les troupes d’Alexandre 1er entrèrent dans Paris, le 31 mars 1814 au prix de 15.000 morts et blessés en 24 heures ! Elle détaille l’occupation russe à Paris et ses rencontres imbibées ou galantes l’espace d’un printemps. Surtout, elle explique très utilement la part majeure que prit Alexandre 1er, ce tsar défenseur du libéralisme (ce fut rare !), à l’acceptation par les Bourbons de retour en France dans les fourgons de ses cosaques, du respect des libertés individuelles et de l’octroi d’une Charte constitutionnelle. C’est dense, c’est vif et bien utile pour les ignorants que nous étions. Et, finalement, pourquoi ne commémorerions-nous pas aussi l’année 1814 ?

Avec son Histoire du terrorisme chez Perrin, Gilles Ferragu nous sort du registre commémoratif. Il tente et réussit une approche historique d’un phénomène éparpillé depuis toujours entre des groupes divers et souvent antagonistes, des idéologies bariolées et qui n’entendent pas gérer leurs contradictions, des desperados qui tentent de promouvoir leurs idéaux aussi libérateurs que vengeurs et assassins au fil de luttes clandestines et, d’abord par l’usage spectaculaire du procès expéditif, de l’attentat, du meurtre politique et de l’assassinat criminel.
Le premier mérite de son livre est d’avoir adopté une démarche chronologique, la plus sûre, celle qui réinvestit le plus utilement le travail universitaire de ce fier historien, maître de conférences à Paris Ouest-Nanterre et à Sciences Po. Gilles Ferragu fait naître comme il se doit le terrorisme - ce « crime indéfinissable », dit-il, qui irrigue le territoire de l’historien à condition que celui-ci l’observe dans « une durée large » intégrant « la variété des points de vue » - au passage très mal éclairé du tyrannicide antique à la terreur d’État pendant la Révolution française. Il détaille ensuite comment et pourquoi les terroristes ont emprunté au nihilisme et à l’anarchisme, ont revendiqué une stratégie qu’ils voulaient salutaire par force, ont militarisé leur action, ont torturé et assassiné pour la Cause, ont fait de la terreur non pas un postulat mais une mise en scène et, aujourd’hui, les médias et les sites du Net aidant, un spectacle d’une violence assassine passée du nihilisme à la barbarie.
Défilent ainsi les ultra-puristes du salut public par la guillotine, les Démons à la russe au XIXe siècle, les « anars » de la Belle Époque, les lanceurs de bombes successifs des Sarajevo balkaniques, les bolchevicks et staliniens assassins avec leurs hommes de main et leurs procureurs aux ordres, les Résistants pourchassés partout en Europe par la Gestapo au titre, eux aussi, de « terroristes » pour affiche rouge, les sionistes de l’Irgoun ou du groupe Stern, l’OLP palestinienne ou les spadassins des juntes d’Amérique latine. Pour la période la plus contemporaine, trois chapitres distinguent utilement ce qui s’est tramé « à l’ombre chaude de l’Islam », ce que fut l’action des « natios » et autres « patriotes » du FLN comme de l’OAS pendant la guerre d’Algérie, au Pays basque ou en Irlande et, enfin, la violence « en rouge et noir » au temps des Brigades rouges italiennes, de la bande à Baader en Allemagne ou des Black Panthers aux États-Unis. On enregistre aussi des renseignements tout à fait inédits sur la République indienne ou le Japon.
Au terme de ce tour d’horizon mondial et taillé dans l’épaisseur de deux siècles, on pourra découvrir et méditer le mot de Benjamin Constant : « La terreur, pendant son règne, a servi les amis de l’anarchie, et le souvenir de la terreur sert aujourd’hui les amis du despotisme ». Est-il si juste aujourd’hui ? À chacun de répondre. En toute hypothèse : pour tenter de comprendre notre monde d’aujourd’hui, hanté par des mythes politiques dont il ne voit plus assez, pour paraphraser Archimède, sur quels leviers et quels points fixes ses terroristes s’appuient pour « soulever le monde » en tentant de le violenter et le mettre à mort, ce livre est de salut public.

Le prix a été attribué, à l’unanimité du jury, à Olivier Delorme pour La Grèce et les Balkans, publié en trois volumes de « Folio histoire » chez Gallimard, une collection que dirige si bien Martine Allaire. J’entends déjà les murmures. Songez donc ! Trois volumes, 2.298 pages, plus d’un kilo cinq, une aire géographique et humaine d’une rare complexité entre Orient et Occident, Balkans et Mare nostrum, une couche chronologique épaisse de seize siècles ! L’auteur et son jury rêvent ! Qui va lire ça ? Et pourtant, nous le disons sans détour à Olivier Delorme : bravo et merci ! Grâce à lui, voici continuée la longue tradition de la reconnaissance grecque à la France et de la France à la Grèce, qui n’avait pas eu depuis longtemps une aussi belle illustration en termes scientifiques et culturels. Voici une révolution historiographique assez copernicienne : mettre l’espace grec au centre des évolutions si souvent tragiques du sud-est européen et du nord-ouest moyen-oriental.
C’est un livre d’histoire qui démontre minutieusement, patiemment, lesté d’une érudition bien digérée et allègrement mobilisée, que la Grèce est tout autre chose qu’un dépliant touristique et qu’une référence pour humanistes fatigués. Voici le premier travail de fond qui honore en langue française une histoire nationale inaugurée en 1830 et qu’il relit à notre usage d’aujourd’hui comme une « histoire des interactions  » entre la Grèce et l’ancienne aire byzantino-ottomane, de Chypre à la Crimée et des rives du Danube à celles, si violentées et si ensanglantées aujourd’hui par un prétendu « califat », de l’antique empire d’Alexandre et de Mésopotamie. Oui, disait Séféris, « c’est le destin de la Grèce d’être là », en rempart et en crible, pour « filtrer les idées ». Voici un pays qui a connu une singulière valse multiséculaire de toutes les formes occidentalisées de la structuration politique, l’empire, la nation, la monarchie, la dictature militaire, la guerre civile, la démocratie puis l’espérance de l’Europe réconciliée ; un pays sur le territoire duquel les vagues guerrières de toute nature ont déferlé et qui, peu à peu, s’est libéré à ses risques et périls ; un monde dont on ne nous a jamais assez dit qu’il a su suivre vaillamment les sentiers démocratiques : la monarchie constitutionnelle dès 1843, le suffrage universel masculin en 1864, la majorité parlementaire en 1875, le droit de vote pour les femmes (en fait, seules celles qui savaient lire et écrire) en 1934, le premier État d’Europe du sud-est à s’associer à la Communauté européenne et, pour le meilleur et le pire, à sa monnaie unique, ses crises et ses politiques d’austérité.
Trois volumes, oui, mais qu’on peut lire séparément. Le premier traite du « temps des empires » byzantin puis ottoman, du Ve au XVIIIe siècle, puis du siècle particulièrement touffu du « temps des nations » de 1804 à 1908, jusqu’à la révolution des Jeunes Turcs. Le deuxième, au « temps des partages » puis « des idéologies », est tout entier guerrier. Il suit le retrait turc à l’occasion des guerres balkaniques de 1912 et 1913 puis, conséquence de la Première guerre mondiale, le reflux de l’hellénisme de l’Asie mineure en 1922 et 1923 avec l’affirmation d’une Turquie nouvelle et enfin, à travers la Seconde guerre mondiale et la guerre civile, la mise de toute la zone sur un pied de guerre froide en 1947. Le troisième volume, ou « le temps de l’Europe », celui de notre dernier demi-siècle, est peut-être le plus utile pour nos contemporains puisqu’il arpente l’impasse des démocraties populaires, mesure l’éclatement d’un monde soviétisé, expose les convulsions de l’ex-Yougoslavie et détaille les conflits qui ont suivi, jusqu’aux conséquences terribles aujourd’hui d’une l’euphorie européenne stoppée net par la crise que vous savez puis par le remède de cheval que l’Union européenne a prescrit à une Grèce en plein désarroi.
Olivier Delorme a su nous dire pourquoi cette histoire-là est si poignante mais aussi, même si nous ne l’admettons pas assez, combien elle est intimement mêlée à la nôtre, pour le pire et le meilleur. Rarement le prix « Mondes en guerre, mondes en paix » de Verdun a été aussi superbement et utilement mérité !

Premier « Prix Sergent Maginot »

D’abord, signalons quatre livres importants, très nourris, très utiles : instructifs et bien tournés, indispensables pour tout dire. Chacun d’entre eux, eût mérité d’être distingué jusqu’au bout pour l’obtention de ce premier « Prix Sergent Maginot ».

Avec son Août 14. La France entre en guerre, chez Gallimard, Bruno Cabanes, un de nos jeunes et très solides universitaires, est peut-être moins original que dans sa Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français sortie il y a maintenant dix ans au Éditions du Seuil. Mais, en mettant ses pas dans les pas des grands anciens, en explorant au plus large les témoignages et les archives, il redresse bien des erreurs ou des légendes et, surtout, il modifie notre angle de vision. Assurément, rappelle-t-il sous une forme très « écrite » et aussi dense qu’élégante, il ne faut pas oublier cette irruption inouïe de la guerre chez des millions de Français qui partirent pour le front avec la certitude d’un conflit court et d’une guerre juste. Ce fut « à égale distance de la consternation et de l’enthousiasme, amalgamant en quelque sort la résignation et le sens du devoir », comme l’a jadis superbement démontré Jean-Jacques Becker. Oui, nous dit Bruno Cabanes, il faut connaître et commémorer ce moment inaugural avec ses incertitudes croissantes et ses communiqués fanfarons, l’offensive qui échoue, la retraite sans débandade, le coup d’œil de Joffre mais aussi celui de Gallieni face à von Kluck, le « miracle » de la Marne à partir du 6 septembre, la course à la mer et dès l’automne les premières tranchées.
Et pourtant, la vraie force de son livre est de savoir nous dire : attention, ces premières semaines furent de loin les plus meurtrières du conflit – 27.000 tués le 22 août, comme vient de le rappeler Jean-Michel Steg dans Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France (Fayard) – et, à ce terrible titre, elles furent annonciatrices de la guerre totale qui s’ensuivra, par leur révélation de la puissance déchaînée du feu, leur passage ultra-rapide et si paniquant à la guerre totale, de la logistique ferroviaire impeccable aux formes inédites de la mort pour temps nouveaux. Elles dévoilent déjà ce pourquoi face à l’artillerie lourde auquel, dira le lieutenant Charles de Gaulle, « toute la vertu du monde ne prévaut point » ; ce qui ravagera désormais le souvenir des morts tout en stupéfiant toujours un peu plus les survivants et les familles. Merci à Bruno Cabanes de nous avoir fait sentir l’importance de ces semaines de terrible baptême du feu moderne dans une société dite moderne et qui va se retrouver décivilisée et même barbare.

Rémy Porte, officier supérieur et historien bien connu à Verdun comme ailleurs, nous offre un Joffre, chez Perrin : une biographie très solide qui n’est ni hagiographique ni systématiquement critique. Il retrace, avec l’appui de témoignages et de sources inédites, la longue carrière de ce Polytechnicien très au fait des nouvelles technologies, expert en plans précis et logistiques impeccables, devenu chef d’état-major général en 1911 et qui le restera, longévité exceptionnelle, jusqu’en décembre 1916. Joffre, explique-t-il, fut adulé jusqu’aux dernières chaumières après « sa » victoire de la Marne. Puis il passa, dès les grands opérations sans résultats de 1915, de ce Capitole marnais à la Roche Tarpéienne du côté du gouvernement et des autres grands chefs ses rivaux, au moment même où les Alliés ne songeaient qu’à reconnaître ses capacités et où l’attachement populaire ne faiblissait pas. Ce grand « taiseux » plus technicien que sabreur, peu pressé d’admettre le rôle nouveau et décisif des réservistes, trop longtemps attaché aux dogmes offensifs d’avant la guerre qui n’avaient que trop fleuri dans La Manœuvre d’infanterie, Rémy Porte lui restitue une dimension humaine qui dissipe un peu la brume de mémoire qui entoure aujourd’hui son nom.

Alexandre Lafon, un professeur-docteur qui a édité beaucoup de récits de combattants et d’abord d’originaires du Midi, qui a beaucoup travail avec Rémy Cazals à Toulouse et qui anime excellemment l’action pédagogique de la Mission du centenaire de la Grande Guerre, revient sur un grand thème, prégnant et nourricier pendant et après les combats, La camaraderie au front, 1914-1918, dans une coédition du Ministère de la Défense et d’Armand Colin. Il progresse à pas bien comptés et en ayant fait sa route par le dépouillement exhaustif de 107 témoignages, de fantassins surtout, lettrés ou non, la lecture des meilleurs récits y compris littéraires, l’examen des photographies de 18 fonds privés, la lecture des journaux et l’exploration des fonds de nombreuses Archives départementales.
Il décrit une « camaraderie mythifiée » sur-le-champ, notamment par la presse, puis « magnifiée » par le discours ancien combattant d’après 1918 : « unis comme au front » fut une évidence immédiate, indispensable et bien acceptée. Puis Alexandre Lafon explore concrètement les mots et les gestes de la camaraderie à l’épreuve du feu, qui fut « élective » d’abord puis nécessairement « obligée » par le sac et le ressac des recompositions d’unités et de la succession des théâtres, des affectations et des formes d’engagement des hommes. Il signale comme affectueusement une sociabilité de front qui dépasse les clivages sociaux et culturels entre combattants et les aide à habiller et même parfois à dépasser les purs comportements de haine et de violence. Toutefois, il sait dire aussi, pour finir, les limites de cette communauté combattante. Car ce sont les individus qui, un à un et dans les pires conditions de solitude et de désarroi, ont appris à limiter leur exposition à la violence et à se soustraire à la pression du groupe combattant. Conclusions ? Les soldats « n’abandonnent en rien leurs habits de civils et de citoyens » ; l’identité combattante ne se substitue pas aux appartenances et aux identités originelles, et d’abord à leurs variantes régionales ; si brassage des hommes il y eut, il n’était pas totalement une rencontre ; l’égalité et la fraternité renouvelées au feu sont restés des rêves nécessaires mais bientôt dissipés. Restent cette expérience partagée et cette camaraderie instinctive qui ont marqué à jamais les Poilus de 14-18 et que leurs descendants doivent connaître et reconnaître.

Xavier Boniface, qui cherche et enseigne à Arras et est bien connu au Salon du Livre de Verdun, a réussi l’exploit de signaler avec science et clarté une dimension trop souvent méconnue de la Grande Guerre. Sans doute le flot montant ou les résurgences de la spiritualité, de la pratique religieuse, des dévotions et des recours miraculeux, chez les soldats comme dans leurs familles et dans tout l’arrière, sont un front historiographique tout à fait neuf qui a été bien exploré. Mais cette Histoire religieuse de la Grande Guerre, chez Fayard, parachève cette exploration et la synthétise très clairement, en ouvrant son grand angle à l’ensemble des fronts occidentaux et sur toute la durée du conflit.
Elle ne dissimule pas que les responsables religieux, qu’ils aient été catholiques, protestants, orthodoxes, juifs ou musulmans, ont fait entrer les églises en guerre avec une curieuse vaillance, qu’ils ont légitimé les patriotismes les plus antagonistes et les plus sanglants. Oui, ils ont installé leur Dieu au front, notamment avec le renfort et le secours de ces aumôniers militaires que Xavier Boniface a naguère si bien étudié. En outre, guerre de religions et religion de guerre ne se distinguèrent pas toujours, dans plus qu’un relent de nouvelle croisade, de sainteté éternelle du devoir patriotique et de diabolisation de l’Autre sans exorcismes possibles. Mais, dit fortement le livre, les religions ont voulu et su affronter la mort de masse - encore que, prises dans l’engrenage de la violence et pressées par l’urgence d’avoir à accompagner son expansion, elles n’aient pas affûté les théologies ad hoc. Elles ont rameuté et engrangé utilement des ouailles anciennes et nouvelles aux arrières comme aux fronts. Elles ont milité, Saint-Siège en tête, pour la paix et fait chanter partout les De profondis. Le livre sait donner aussi des exemples précis de la justesse de son argumentaire général en décrivant, dans trois chapitres très originaux, des croyants sous le joug de l’occupant du Nord après Invasion 14, en suivant l’effet des combats sur les missionnaires de l’outre-mer français ou en démêlant les tentatives proto-djihadistes de mobilisation de l’islam.
Sa conclusion ? « Ce double positionnement des religions vis-à-vis de la guerre, la légitimant tout en aspirant vainement à en limiter les effets déshumanisants, se retrouve dans l’ambivalence entre leur interprétation transcendante du conflit, phénomène collectif voulu ou toléré par Dieu, et leur attitude plus immanente d’un accompagnement individualisé des hommes qui se battent et qui souffrent. De telles ambiguïtés peuvent s’expliquer par le fait que la souffrance et la gloire sont au cœur de la guerre comme de la religion ».

Le premier Prix Sergent Maginot est finalement revenu à Nicolas Czubak et Kévin Goeuriot pour leur étude et leur évocation bien illustrée de la Lorraine plongée dans la guerre : Bis zum Ende. Jusqu’au bout. Août-septembre 1914 : la Lorraine bascule dans la guerre, aux toujours vaillantes Éditions Serpenoise. S’il est un livre de plein centenaire, d’un automne l’autre, c’est bien celui-ci. On y trouve toutes les qualités scientifiques et pédagogiques d’un professeur d’histoire et géographie d’un collège du cru, Nicolas Czubak, on y voit soulignée la dimension plus littéraire ou plus sensible encore d’un de ses collègues, médiévistes et toujours du cru, Kévin Goeuriot. C’est un sacré duo ! Les deux auteurs ont solidement tressé le fil conducteur chronologique : la plaie presque pansée au printemps 14 de l’Alsace-Moselle « perdue » ; la crise de l’été au long de la frontière ; les premières escarmouches et les premières grandes batailles. Surtout, l’effet inouï de ces combats est particulièrement bien évoqué, tant dans la violence du choc, le 22 août compris que par le martyr des populations. Oui, Bis zum Ende est le récit d’une installation dans la guerre, à demeure et pour longtemps. À chaque étape de cette fort évocation pétrie de solide érudition locale, à tout propos, leur livre met en forme une exceptionnelle combinatoire du texte, de l’illustration et des documents complémentaires, le tout étant servi par l’ingéniosité des maquettistes chez l’éditeur et l’expérience scientifique et pédagogique des deux auteurs. C’est beau, c’est propre et net, cela fait bel hommage à la Lorraine vaillante et martyre. Le propos de conclusion outrepasse un peu parfois la précision et la sagesse antérieures. Mais qu’importe : l’hommage final à Maurice Genevoix met à ce beau travail la touche finale de dignité humaine qui a tant séduit le jury que nous l’avons distingué.

Un dernier mot. Le jury tient à décerner une mention spéciale au livre de Bernard Maris, L’homme dans la guerre. Maurice Genevoix face à Ernst Jünger, paru chez Grasset et qui n’a pas concouru pour ce prix. Pourquoi cette mention spéciale ? D’abord, sans doute, parce que flotte sur ce petit livre comme un parfum « anar » qui n’étonne pas chez Bernard Maris, économiste atypique et que connaissent bien les auditeurs de France Inter, les téléspectateurs d’I-Télé ou les lecteurs de Charlie-Hebdo. [3]/ Mais tous ne savent pas que Sylvie Genevoix, fille de Maurice, a été le bel amour de Bernard Maris et qu’avec elle il a eu à connaître intimement de l’œuvre et de l’action, y compris à Verdun, à la fois de son beau-père et de la mémoire associative de « Ceux de 14 ».
Ainsi lui est venue l’idée de réfléchir à la Grande Guerre en convoquant ce Genevoix et ce Jünger qui se battirent l’un contre l’autre sans le savoir, à la tranchée de Calonne, où ils furent blessés le même jour. Avant de devenir les grands écrivains que l’on sait, et d’abord pour l’un Ceux de 14 et pour l’autre Sur les Falaises de marbre. N’en disons pas davantage à cette heure. Mais, de grâce, courons le lire et le méditer ! Peu de livres sont de manière aussi brève mais aussi intense à la hauteur de cette Guerre qu’on dit Grande et qu’on nous convie aujourd’hui à relire pour la mieux connaître et reconnaître.

Jean-Pierre Rioux

Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 16 Janvier 2015. Tous droits réservés.

Voir en ligne : Le centre mondial de la Paix, des Libertés et des Droits de l’Homme, situé dans le palais épiscopal de Verdun

Notes

[1Historien, Directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Inspecteur général de l’Éducation nationale honoraire, Président du Jury du Prix d’Histoire de Verdun.

[2Le Prix « Mondes en guerre, mondes en paix » existe depuis 2005. Il récompense le meilleur ouvrage d’approche contemporaine « guerre et paix », paru au cours de l’année à compte d’éditeur. Il est décerné par un jury composé d’historiens (dont le Secrétaire général de l’APHG et Directeur de notre Rédaction Hubert Tison), militaires et archivistes et présidé par Jean-Pierre Rioux, directeur de « Vingtième siècle-revue d’Histoire » et inspecteur général honoraire de l’Éducation Nationale

[3Bernard Maris a été assassiné à Charlie Hebdo par des terroristes. La revue Historiens et Géographes va publier un hommage de son ami Jacques Sapir sur le site national : http://www.aphg.fr