Deux siècles de sorties de guerres navales (de 1815 à nos jours)
Sortir de la guerre, c’est réformer, reformer, reconstruire une marine. Dans un contexte politique, économique et social, diplomatique et militaire qui pèse plus ou moins fortement, selon qu’il s’inscrit ou non dans une continuité d’efforts en matière navale et militaire, selon que les leçons du conflit ou des conflits qui précèdent sont tirées ou non, selon l’intensité, la durée, les espaces qu’ils ont couverts et leurs conséquences. La lecture de deux siècles de sorties de guerre, en matière navale, de 1815 à nos jours permet sinon de tracer une histoire, du moins de mettre en évidence certaines permanences ou non [2].
1. Pendant un long XIXème siècle, de 1815 à la Grande Guerre, de grands traits se dégagent, en prenant la Marine française comme exemple, dans le contexte général de l’évolution des marines de guerre et des sorties de guerre qu’elle connaît [3].
1815 : la France et sa Marine sortent de plus de vingt années de guerre plus ou moins interrompues. La réaction aristocratique échoue dans la Marine, après le naufrage de « La Méduse ». La compétence technique et la qualité du commandement l’emportent sur l’appartenance sociale et les opinions politiques. D’excellents ministres de la marine le comprennent : le baron Portal, le comte Molé, Clermont-Tonnerre. En 1815, 150 vaisseaux anciens et inutiles. En 1830, une flotte en construction. En 1840, une flotte modernisée. Des ports et des arsenaux reconstruits. L’accent mis sur la qualité des navires, la puissance de l’artillerie, les innovations : la vapeur et l’hélice. Une sortie réussie des guerres de la Révolution et de l’Empire.
La guerre de Crimée (1853-1855) comporte trois leçons pour la marine : le primat de la vapeur, l’importance des opérations combinées et de la logistique, la puissance de feu de l’artillerie. Les effets destructifs des projectiles explosifs non plus sur les forts, mais sur les bâtiments, comme lors du bombardement de Sébastopol, le 17 octobre 1854, ou de Narva en juillet 1855 sont éclairants. Le « Napoléon » a sa coque percée. La canonnade par voie de mer, à distance, est inefficace et coûteuse. La protection s’impose. Le programme naval de 1857 en tire les leçons.
C’est sur ces bases que peut naître la belle Marine du Second empire, qui construit « La Gloire », modernise les ports, recrute et forme de bons spécialistes. Une remarquable Marine « secondaire », qui laisse toute sa place à la Royal Navy. Mais 1870, c’est Sedan qui marque la défaite de la guerre impériale, ouvre la guerre de la défense nationale, débouche sur la guerre civile et la Commune de Paris.
De 1870 à 1914, s’il est excessif d’écrire que la Marine est le parent pauvre de l’effort militaire, c’est bien cependant dans l’Armée que l’on tire les leçons de la défaite, plus que dans l’« Armée de mer ». Les responsabilités sont techniques : pas d’autorité au sommet et des chantiers qui modifient les bâtiments en cours de construction. Les responsabilités sont militaires, en matière de concept d’emploi : l’état des forces navales est aussi la résultante des changements de cap nombreux en la matière, de 1880 à 1910, en comptant les ravages provoqués par les théories de la « Jeune Ecole », qui font de la Marine du début du XXème siècle une flotte composite. Les responsabilités sont politiques, surtout : l’incapacité de choisir une ligne et de s’y tenir, et non de courir à la fois à la guerre défensive contre la Triple Alliance et à une guerre offensive contre l’Angleterre, non contre ses escadres mais contre ses routes commerciales, jusque 1904. La Marine française manque la révolution du dreadnought et perd son deuxième rang des puissances navales en 1906, au profit de l’Allemagne [4].
Sortir de la Grande Guerre, c’est prendre en compte une réalité qui la traverse : le triomphe des puissances maritimes. Ainsi l’écrit, dix ans après la Victoire, le commandant en chef de l’Armée française : « Bien que le principal effort de guerre ait incombé aux armées de terre, ce serait néanmoins une erreur que de méconnaître l’importance de la guerre navale qui nous a assuré la « maîtrise de la mer », condition nécessaire de la Victoire » [5].
Malgré le travail inlassable et ingrat du quotidien du blocus et du ravitaillement, des convois et des transports, de la lutte anti-sous-marine et des marins à terre, malgré l’expérience de la mer, de la science et des combats, en dépit du courage de nos marins, de l’admiration de nos alliés, de la reconnaissance du peuple français, la France irait-elle, en matière navale, vers un « recueillement », comme après 1871 ? Dans le même temps, les marines britannique et américaine ont connu des opérations conjointes, un transfert de savoir-faire, un partage du renseignement qui pose les fondements d’une « relation spéciale » appelée à durer longtemps [6].
Les clauses navales du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919 sont édifiantes : l‘Allemagne n’a pas le droit de construire des sous-marins ; elle peut mettre en chantier une flotte comprenant un nombre limité de bâtiments de surface, contingentés en déplacement et en calibres. Une bonne image des leçons ambigües de la Grande Guerre sur mer : si le rôle du sous-marin est reconnu, les navires de ligne cuirassés demeurent la colonne vertébrale des flottes de guerre.
La conférence de Washington, ouverte en août 1921, se conclut par un traité de limitation des armements navals le 6 février 1922 [7]. Elle voit la renaissance d’un « Two-Power-Standard » [8] par et pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qui accepte une parité, nouvelle pour elle, avec les Etats-Unis. Les Anglo-Saxons pourront construire chacun 525000 tonnes de navires de guerre ; le Japon est limité à 315000 tonnes ; ce règlement se fait au détriment des marines secondaires, la France et l’Italie auxquelles ont été affectées 175000 tonnes. Le traité précise également les types de bâtiments, leurs tonnages et les calibres maximum autorisés, se fondant d’ailleurs sur les raisonnements des experts qui considèrent toujours, en 1922, le cuirassé comme le « capital ship » [9] des marines de guerre.
Pour la France, la parité avec l’Italie passe si mal qu’il faut attendre un an avant que le traité soit ratifié en juillet 1923.
Le traité de Washington est-il cependant autre chose qu’une photographie assez réaliste de l’état des forces et des puissances navales, au lendemain de la Grande Guerre ? Il faut en effet tenir compte du déclassement de la Marine nationale, à partir de 1906, de la concentration des forces navales françaises en Méditerranée depuis 1914, de l’expérience de la guerre navale dans cet espace, et de nos intérêts maritimes et coloniaux. S’y ajoutent les contraintes budgétaires de la France des années 1920. La liberté d’action de la France, en matière d’armements terrestres, était aussi à ce prix. Le renouveau de la Marine nationale, au seuil des années vingt, se lit au prisme et au miroir de cette sortie de guerre-là.
2. Refaire une Marine : la question ne se pose pas, pour la première fois dans notre histoire navale, à la sortie de la guerre mais au cours même de la Seconde guerre mondiale [10].
Comment refaire, à partir d’éléments épars, disparates, et souvent dépassés, une Marine, en 1944 ? En juin 1943, non comprises les Forces navales françaises libres (FNFL) devenues Forces navales en Grande-Bretagne (FNGB) et intégrées à la Royal Navy, le total cumulé des forces navales de l’Empire atteint péniblement 250000 tonnes. Moins de la moitié de la Marine de 1939. Et dans quel état !
Comment de plus refaire une seule Marine, alors que la Marine restée fidèle au maréchal Pétain a porté, plus visiblement et plus politiquement que les autres armées, le soutien au régime de Vichy, la compromission avec l’occupant, une ligne de crête qui a bien failli l’emporter vers une guerre aux côtés des Allemands ? [Etudes marines n°4 « L’histoire d’une révolution. La Marine depuis 1870 » Paris, Centre d’études supérieures de la marine mars 2013Etudes marines n°4 « L’histoire d’une révolution. La Marine depuis 1870 » Paris, Centre d’études supérieures de la marine mars 2013] Là aussi, les choses sont claires. Un état-major à Alger, complètement subordonné aux Américains. Une modernisation à la discrétion et au choix des Américains. Le résultat : en juin 1944, 350000 tonnes de navires de guerre de valeur inégale.
Le réarmement naval s’effectue sous contrôle politique, à la mesure de l’importance attachée à la marine et aux questions navales par Franklin D. Roosevelt et par Winston Churchill, tous deux anciens ministres de la Marine [11]. En particulier, pas de porte-avions et pas d’aéronautique navale, alors que le porte-avions est devenu le Capital Ship des flottes de guerre depuis 1941 et la marque de la puissance d’un Etat ! Les unités neuves sont des unités légères, pour des missions subalternes, dans une guerre dont la composante maritime est essentielle pour les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Une subordination complète, aux ordres du commandement allié. La Libération, c’est une victoire militaire des armées alliées, avec la participation d’une Armée française intégrée à la manœuvre générale et l’ordre intérieur assuré par le général De Gaulle et son gouvernement.
Sortir de la guerre, en 1945 : l’ombre portée de juin 1940, de Vichy et de la collaboration militaire, de quatre années de luttes franco-françaises débouchent sur une épuration politique et militaire. Les procès de la Libération touchent l’Armée. Non seulement le procès Pétain, mais encore ceux des amiraux et généraux qui ont servi Vichy et l’Allemagne. Si la guerre civile a été évitée, les dissensions entre Français peuvent cependant l’emporter sur une victoire à bien des égards ambigüe et dont la dimension militaire semble assez vite s’effacer.
Quelle différence entre les deux sorties de guerre, de 1918 et de 1945 ! [12] En 1918, une Armée américaine équipée, encadrée, entraînée par des Français et à la française, intégrée au dispositif allié, mais à laquelle, suivant les propositions du général Foch, le commandement allié laisse une marge de manœuvre appréciable dans le déroulement des opérations. Arrivés en France en 1917 avec la troisième Marine de guerre du monde, mais sans véritable armée ni aviation, les Américains en repartent en 1918 avec un instrument militaire complet [13]. La Marine française de 1945 est complètement dépendante des Américains sur les plans matériel, logistique, opérationnel.
C’est dans ce contexte qu’est posée la question de la Marine de la France de l’après-Victoire. La constitution d’un outil militaire, l’expérience de son efficacité au combat, sa dépendance à l’égard des Alliés, de 1943 à 1945, sont liées. Une Marine, pour quoi faire ? Avec quels matériels, quel encadrement, quels concepts d’emploi ? Au sein de quelles alliances ? La dimension aéronavale de la maitrise des mers s‘impose, comme la nécessité de forces d’intervention et de présence outre-mer. Faut-il reconstruire l’Armée française sur ces bases, ou bien entretenir les forces armées telles qu’elles sont, c’est-à-dire intégrées et dépendantes ? Autant de questions qui se posent à la France en 1945 et dont la dimension militaire est évidente. Autant de questions politiques qui permettront de lire, par les réponses qui leur seront apportées ou non, les choix militaires de la France de l’après-guerre.
Faute d’une réponse qui lui semblerait à la mesure de l’idée qu’il s’en fait, c’est le sens du départ du général De Gaulle, en janvier 1946 [14]. On connaît la suite : une Marine reconstruite à la diligence des Américains et intégrée aux structures militaires de l’OTAN, dès les années 1950-1951. On comprend dès lors le sens des réformes militaires profondes que le Général entreprend, dès son retour au pouvoir. C‘est enfin un des éléments des décisions qu’il prend, dans le sens de l’indépendance nationale, de 1958 à 1966, à commencer par l’affichage politique de la dimension nucléaire de l’outil militaire français. La dernière des armes, aux mains du premier des Français : le nucléaire change la donne.
3. Sortir de la Guerre froide : pour la Marine nationale, comme pour les autres marines de guerre du monde, ce sont trente ans de réformes, tel un chantier permanent. De nouveaux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), de nouveaux sous-marins d’attaque (SNA), une nouvelle flotte de surface, un nouveau groupe aéronaval [15].
Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, l’environnement international était marqué par la Guerre froide. Le modèle de défense était assez stable. Il reposait, en même temps, sur une priorité politique, une traduction budgétaire, et un consensus public sur les questions de défense. Trois piliers fortement articulés composaient notre système de défense : l’indépendance nationale, la dissuasion, la conscription. Ont suivi près de trente ans de contradictions au moins apparentes (l’Europe de la défense, l’Alliance atlantique, la dissuasion), de programmations militaires jamais respectées, de contractions budgétaires et d’effectifs en tendance longue. Dans un contexte d’interventions extérieures en nombre croissant. De la défense des frontières à la défense sans frontières [16].
Sortir de la Guerre froide : les missions de la Marine se sont démultipliées sinon en nombre, du moins en intensité : la dissuasion, l’action (prévention et projection, de forces et de puissance), la sécurité et la sauvegarde maritimes. De 80 bâtiments de combat en 1990, la Marine peut en aligner 74 en 2017, avec un renouvellement très important de ses navires, autour du groupe aéronaval et des forces de projection. Dans un contexte de « maritimisation du monde » [17], où l’espace maritime devient depuis une vingtaine d’années un des territoires de la mondialisation, avec les enjeux et rapports de puissance que cela induit.
Le plan « Mercator », lancé en 2018, en phase d’accélération en 2021, vise à mettre à la disposition du Chef des Armées une marine de guerre, intégrée aux autres armées et interopérables avec nos alliés, capable de jouer un rôle essentiel dans la guerre, dans la sécurité, dans l’action diplomatique. Avec des capacités nouvelles, y compris dans un contexte difficile, comme celle de frapper en profondeur, à partir de la mer, avec des missiles de croisière navals. Avec des contraintes qui demeurent fortes sur les équipages, et d’importantes réformes encore à conduire.
Trois Etats sont, aujourd’hui, capables d’assurer et d’assumer une projection de forces et de puissance : une puissance « post-impériale » qui s’interroge, redessine les contours de son rôle, regarde ailleurs, vers l’Asie profonde plus que vers l’Orient compliqué, et deux anciennes puissances impériales qui sont au bout de leurs efforts : les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France.
En attendant, très peu de temps d’ailleurs, que d’autres pays affirment encore plus, dans ces matières, leurs ambitions et fassent croître encore plus les moyens et l’expression de leur puissance, comme la Chine et la Russie, à commencer par leurs moyens navals et leurs ambitions continentales. Tartous, base russe et Djibouti, base chinoise …
La hiérarchie des puissances s’en trouve modifiée en profondeur [18].
© Tristan Lecoq pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.