Par Pierre Beckouche et Claude Grasland [1]
Les médiocres performances du système éducatif français (voir parmi d’autres les enquêtes PISA) et notamment son caractère socialement trop sélectif, ont de nombreuses causes. Notre pratique de la dissertation est un des ingrédients. Elle réussit l’exploit de cumuler trois inconvénients : (I) la longueur, au lieu de la concision imposée par la multiplication des informations ; (II) la rhétorique, au lieu de la simplicité de l’exposé ; (III) la prétention (voir l’usage du « nous »), au lieu de la modestie que nous impose la complexité croissante de nos sociétés.
Telle qu’elle est pratiquée, la dissertation est condamnée : le tsunami d’informations qui déferle depuis une dizaine d’années avec internet va balayer cet exercice d’un autre âge, pendant écrit de l’art oratoire des estrades de l’Assemblée nationale ou des chaires universitaires de la Troisième République. Notre dissertation reste trop proche de ce temps où les élites de la nation à former se comptaient en quelques milliers, monopolisaient le magistère de la parole, bâtissaient les textes destinés à édifier les masses de la supériorité de la raison sur la foi.
La science repose sur des démonstrations profondes, la démocratie sur des raisonnements libres. Face à l’envahissement des images, du sensationnel et de l’immédiat, l’écrit est plus que jamais nécessaire. Mais cette nécessaire bataille de l’écrit sera perdue si nous n’accélérons pas la modernisation de ses formats. Si nous souhaitons que l’organisation de la pensée et la précision des arguments restent un objectif de formation de tous les élèves de France, débarrassons-nous de la dissertation dans sa forme actuelle.
1. La dissertation (actuelle) est inutilement longue…
La ressource rare d’aujourd’hui est le temps. Plus personne n’en a pour de longs documents sans intérêt intrinsèque. Bien entendu il faut des textes longs, élèves et étudiants doivent être formés à en écrire. Mais ces occurrences sont rares : dans une vie professionnelle on élabore rarement un ouvrage ou un dossier qui se compte en dizaines de pages. Et on en écrit lorsque la pensée est formée, les arguments constitués, les méthodes acquises. Qu’on s’y essaie une ou deux fois au lycée très bien, mais le temps de la maturation doit venir plus tard. La réflexion sur la question posée, l’état des connaissances sur le sujet, la méthode pour y répondre et les résultats obtenus est l’affaire de travaux scientifiques ou professionnels de niveau master. Il faut préparer les élèves à cela, c’est-à-dire les entraîner à réfléchir, à lire, à chercher des informations pour répondre à une question et à prendre un recul critique sur ces informations. Mais leur demander tout cela dans un seul devoir dès le secondaire est une machine à hiérarchiser entre le petit nombre d’élèves avertis et tous les autres.
La quasi-totalité des actes écrits professionnels sont des textes courts. A l’inverse, la longueur convenue d’une dissertation conduit les élèves à s’étendre, à en dire le plus possible pour montrer leur science au lieu de leur pensée. La dissertation pousse à l’extensif au lieu du dense. D’où ces phrases à rallonge que notre éducation s’est habituée à considérer comme l’archétype de l’écrit. Nous sommes schizophrènes : à titre personnel nous aimons le concis, mais à titre éducatif nous formons nos élèves aux sinuosités d’une expression alambiquée qui délectaient la société des salons parisiens du 18ème siècle se complaisant à la maîtrise littéraire d’un auteur capable de capter l’oreille au long des détours labyrinthiques de son billet, et qui aujourd’hui servent avant tout à sélectionner ceux des élèves capables de ne pas se perdre sur le chemin d’une phrase de six lignes. Nous avons négligé les canons du français classique. Un texte de Jean de La Fontaine est à ce point économe que supprimer le moindre de ses mots ferait tomber la fable. Commençons donc par faire écrire comme La Fontaine, il sera toujours temps, un peu plus tard, que nos élèves s’inspirent d’Emma ou d’Albertine.
Disons-leur que seul Marcel Proust est parvenu à élever les phrases longues au rang d’un art. Dans le secondaire et au niveau Licence, formons-les à des phrases courtes comportant un sujet, un verbe, un complément et un point. Autorisons deux adverbes par devoir, guère plus. L’élève peut penser qu’ajouter fortement, sensiblement, très ou très très à ses propos conforte la pensée. C’est l’inverse. Ecrire que « les inégalités régionales se sont accrues en France depuis vingt ans » est précis ; écrire que « depuis quasiment vingt ans, les inégalités régionales se sont considérablement accrues » complique la lecture. Mieux vaut apporter un chiffre pour conforter un argument que l’enjoliver de lettres creuses : aucun adverbe ne remplacera l’indice de Gini pour mesurer des inégalités de revenu.
Il faut leur demander de choisir, d’être parcimonieux dans l’emploi de la conjonction de coordination « et » lorsqu’elle est placée entre deux adjectifs proches, car il est « clair et bien connu » qu’au lieu de préciser l’idée cela divertit le lecteur de l’essentiel.
Faire court est ardu. Un texte court mal construit ne pardonne pas, quand une dissertation donne du répit. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : la rigueur de la pensée comme la précision des connaissances se vérifient mieux dans des devoirs concis. La maîtrise du français se juge après une douzaine de phrases, nul besoin d’attendre une douzaine de pages. Et si l’on veut les faire produire davantage, rien n’empêche de multiplier les devoirs pour diversifier les compétences des élèves : commentaire de document, compte rendu, fiche de lecture, deux-pages agrémenté d’iconographie, note de synthèse, dossier, document web... [2] Ce changement a commencé, ne peut-on l’amplifier ?
2. … rhétorique
Certes les enseignants mettent les élèves en garde contre les formules ampoulées. Certes ils conseillent de préciser les termes d’un sujet plutôt que d’introduire « de tous temps les hommes... ». Pourtant ils recommandent encore trop souvent de farcir les devoirs de ces formules qui simulent le style mais poussent au baratin : à quoi sert de multiplier les « car », les « en effet » ou les « ainsi » supposés marquer la logique d’une démonstration ? Pense-t-on que la logique tienne à une cheville ? C’est le contraire : orphelin de telles béquilles, l’auteur travaillera d’autant plus au contenu que la logique des enchaînements reposera sur lui seul. Dans l’industrie, on appelle ça le juste-à-temps.
Demandons à l’étudiant de faire le deuil de ces transitions, rappels du plan ou annonces de nouvelle partie qui agacent tant. D’une part ils montrent que la démonstration aurait besoin de renfort, ce qui revient à se tirer une balle dans le pied. D’autre part ils sont une redite de l’annonce du plan dont l’unique place possible est à la fin de l’introduction. Il y a des règles pour l’orthographe et la grammaire, à commencer par les accords en genre et en nombre ; il devrait y en avoir une en matière de redites : tolérance zéro, car un lecteur a davantage que trois octets de mémoire.
Demandons aussi à l’étudiant de faire le deuil de ces formules préliminaires sans intérêt mais qu’on lui fit aimer au lycée : « Tout d’abord » – inutile de prévenir qu’un argument est le premier, le lecteur est capable de le constater ; « On remarque que l’espace urbain domine la partie ouest de la carte » – non, « L’espace urbain domine la partie ouest de la carte » ; « On peut dire que », « Il convient de dire que » – s’il convient de le dire qu’on le dise, voilà tout. « On voit que », « Il est bien connu que » et toutes leurs cousines sont des importunes. « Force est de constater que » conjugue l’inutilité et l’imposture de toute pseudo évidence.
Enfin ne demandons plus à l’auteur de commencer ses devoirs par une « accroche » originale. L’important est qu’il comprenne la question posée ; s’il a des exemples originaux à produire, qu’il le fasse dans sa démonstration. Il faut dire que les correcteurs sont tellement lassés de lire ces dissertations interminables qu’il leur a fallu requérir le secours d’un réveil introductif. Laissons tomber tout cela.
3. … et prétentieuse
Sauf lorsqu’il s’agit d’un travail de français qui lui est dédié, l’expression de sentiments personnels n’a rien à faire en académie – en tout cas en géographie. Un point de vue se dit par des arguments, guère par l’emploi de la première personne. Le recours à la première personne du pluriel confine au ridicule. Au lieu de « Il nous faut comprendre pourquoi la pauvreté s’accroît », exigeons le style direct : « Pourquoi la pauvreté s’accroît-elle ? ». Au lieu de « Nous montrerons dans la première partie que… », conseillons « La première partie montre que… ». Cela remettra les choses à l’endroit, évitera la pédanterie, réduira les longueurs et concentrera l’attention sur le contenu.
Rejetons l’interversion sujet-verbe, prohibons le point d’exclamation car il trahit l’emphase. Enfin, guérissons nos jeunes de ce refuge dans l’abstrait, maladie de notre éducation nationale. On profitera de cet aggiornamento pour proscrire « processus », « modalités » et « phénomène », abstractions fétiches des étudiants : plutôt que du « phénomène de la dualisation de l’enseignement supérieur français », parler de « dualisation de l’enseignement supérieur » suffira.
Abolissons cette culture des choses compliquées lorsqu’elle se fait aux dépens de l’expérimentation et de la simplicité. Non, bien entendu, que l’abstraction soit une ennemie ; elle est l’expression même de l’intelligence scientifique. Mais elle doit être un guide et non un tic. Or dès le collège, nos élèves sont sélectionnés par leur aptitude à l’abstrait au lieu d’être encouragés par l’accès au concret et responsabilisés par des projets collectifs. Notre dissertation est la métaphore d’une éducation fondée sur la sélection trop précoce de quelques élèves capables de mémoriser des programmes pléthoriques et de prouver leur conformité aux canons imposés par les élites malthusiennes de la France d’aujourd’hui.
Les enseignants du secondaire et du supérieur ne pourraient-ils s’entendre pour tourner cette page ?
Pierre Beckouche et Claude Grasland, 19/06/2015 - Tous droits réservés.
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