De la démocratie comme ouvrage (Claire Andrieu)
On prendra comme postulat qu’il n’est de France que démocratique. Le territoire, qu’il soit hexagonal ou amputé de son angle nord-est comme en 1940-1944, ne suffit pas à définir la France. Dans ce cadre de pensée, le thème « Libérer et refonder la France » signifie libérer par les armes, mais aussi par l’esprit. Après l’armistice du 22 juin 1940, le premier pas consistait à rendre tangible la survie de la France démocratique. Le deuxième pas exigeait qu’on préparât le retour aux règles démocratiques, et le troisième qu’on mît en œuvre la refondation dès la libération des premiers mètres carrés du territoire.
En 1940, des gestes de résistance ont attesté que la France n’était pas morte. L’Appel du général de Gaulle en est un exemple exemplaire, mais les jeunes gens qui ont été fusillés pour avoir coupé les câbles de communication de la Wehrmacht au mois de juillet, ou ces familles qui ont caché des soldats britanniques restés bloqués en France après Dunkerque, et bien d’autres encore, ont montré que la France continuait. C’est néanmoins en faisant la preuve de son unité que la Résistance a pu prétendre représenter l’entité symbolique « France ». Comme l’a dit Malraux lors de la panthéonisation de Jean Moulin, des régiments ne font pas à eux seuls une armée.
C’est pourquoi la date de 1943 est décisive. Elle signale l’unité de la Résistance, son unité interne, par la réunion des mouvements de résistance, des représentants de l’ensemble des familles politiques et des syndicats au sein du Conseil national de la Résistance (CNR). Mieux, ce Conseil adoptait à l’unanimité le 27 mai 1943, le jour même de sa première réunion, une motion appelant le général de Gaulle à former à Alger le gouvernement provisoire de la République. Le corps de la nation se trouvait donc reconstitué à travers la réunion des résistances intérieure et extérieure. C’était le premier acte de la reconstruction, l’acte de renaissance. Il avait été préparé à l’échelle locale par de nombreux liens et recoupements entre les réseaux, les mouvements et les maquis. Bien souvent, « l’appartenance » d’un ou une résistante à tel ou tel groupe n’a été qu’une vision rétrospective, rendue nécessaire après la guerre par l’application des textes de reconnaissance de l’action des résistants. Le suivi concret de parcours de résistants ou de résistantes à l’échelle locale pourra montrer cette fluidité du corps résistant.
Le deuxième acte consistait à préparer le rétablissement de la légalité républicaine. En quatre années d’Occupation, la culture républicaine n’avait pas eu le temps de disparaître. Le concept de « transition démocratique » pourrait difficilement s’appliquer à la France de la Libération. Mais les institutions avaient été transformées par la « Révolution nationale » et le retour à la République demandait l’annulation ou la révision de centaines de textes publiés au Journal officiel. Ce fut notamment le travail du Comité juridique de la France libre, présidé par René Cassin, et de l’Assemblée consultative provisoire siégeant à Alger. Bien que les communications fussent lentes et aléatoires entre Alger et la France métropolitaine, les résistants de l’intérieur travaillaient dans le même sens. Les Comités locaux et départementaux de la Libération (CDL et CLL) sont nés tout autant de l’ordonnance du 21 avril 1944 discutée et signée à Alger, que des négociations lancées dans chaque département par le CNR et la Délégation générale du Comité français de la Libération nationale (CFLN). La grande ordonnance du 9 août 1944 relative au « rétablissement de la légalité républicaine » donne aussi une liste concrète de dispositions et d’organisations « immédiatement » annulées ou dissoutes du fait de la Libération. L’application de ces mesures à l’échelle locale pourra faire l’objet de recherches dans les archives.
Mais l’une des originalités de la Résistance française réside dans sa volonté de réformer la France. Le terme de « réforme de structure » est l’un des mots-clés de la période. Déjà dans la clandestinité, le CNR a discuté puis adopté à l’unanimité un programme de « Mesures à appliquer dès la libération du territoire ». « Dès la libération du territoire » signifie « immédiatement », comme le texte du 9 août 1944 l’ordonne dans son domaine. On voit qu’il n’était pas dans l’idée des résistants d’entamer un processus graduel de transition démocratique. La démocratie transformée devait sortir sans délai de la Libération. De fait, les quatre piliers de la rénovation française – la sécurité sociale, les nationalisations, les comités d’entreprise et la planification – ont bien été mis en place dès l’automne 1944 (houillères du Nord et du Pas-de-Calais), début 1945 (Renault, comités d’entreprise, Gnome et Rhône, transports aériens), automne 1945 (sécurité sociale, banques) et début 1946 (Plan, électricité et gaz, assurances). La plupart de ces mesures ont fait écho à des situations locales que les archives permettent de retracer.
En un mot : de la belle et bonne ouvrage, cette Libération.
Claire Andrieu
Professeure des universités à Sciences Po.
Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945, Paris, Tallandier, 2021. (dir.),
« Le programme du Conseil national de la Résistance en perspective », Histoire@Politique, 2014/3, n°24 (https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2014-3.htm).
« Le CNR et les logiques de l’insurrection résistante », in Fondation Charles de Gaulle, De Gaulle et la Libération, Bruxelles, Complexe, 2004.
Un éclairage du thème à l’aune du genre (Catherine Lacour-Astol)
Itinéraires féminins mis en exergue [1], interrogation sur le genre de l’action résistante au prisme de sa répression et de sa reconnaissance [2], éclairages sur l’engagement féminin en guerre quelle que soit sa nature [3] … Inégalement neufs, ces apports expliquent que le CNRD, reflet du renouvellement de l’historiographie, soit, de fait, ouvert à l’histoire des femmes.
« Libérer et refonder la France (1943-1945) » : le thème proposé pour la session 2024-2025 partage cette dynamique. Son traitement suppose donc de mettre en lumière la déclinaison féminine des modes d’engagement - on pense au Corps des Volontaires françaises étudié par Sébastien Albertelli, aux résistantes engagées dans les FTP-MOI telles Olga Bancic ou Mélinée Manouchian, à toutes celles qui jouent un rôle majeur dans les réseaux telle Marie-Louise Dissard -, de prendre la mesure de la répression qui frappe les résistantes dans le contexte spécifique des années 1943-1945, d’interroger le rôle qui est le leur dans la libération du territoire.
Ces apports ponctuels inhérents à une démarche intégrative désormais classique n’épuisent pas la question du genre, qui, contre toute attente au regard de l’intitulé retenu, peut s’inviter avec force dans la réflexion et éclairer certaines ambivalences de la période étudiée.
De prime abord en effet, l’accent mis sur l’horizon d’attente que constitue à partir de 1943 la libération du territoire, dans sa double dimension militaire - effort de guerre et de reconquête militaire, développement des maquis - et politique - instauration d’un contre-pouvoir installé à Alger, structuration d’une Résistance organisée -, impose une focale bien peu propice à l’évocation de l’engagement féminin. Pour autant, alors même que 1943 joue dans le sens d’un effacement du rôle pris par les femmes dans la première Résistance - et ce d’autant plus que leur rôle dans les combats de la Libération sera très marginal [4] -, c’est le moment où émerge à Londres, portée et saluée par Maurice Schumann, la figure de la combattante, qui, à l’égal des hommes, fait le choix du sacrifice.
Ce chassé-croisé n’est pas sans fondement. La libération, essentiellement conçue et menée par les hommes, est intimement liée au projet de refondation politique, celui d’une République repensée. Annoncée dès l’été 1942 dans une déclaration du chef de la France libre aux mouvements de Résistance, l’intégration des femmes à la Cité - maintes fois différée sous la Troisième République, objet d’un combat suffragiste ancien - ne va pas de soi. Citoyennes, parce que combattantes : l’argument de Maurice Schumann vise à forger un consensus. Repris par Fernand Grenier et Robert Prigent, il jouera un rôle décisif pour emporter l’avis de l’Assemblée consultative provisoire en faveur de l’intégration politique des femmes, qui deviennent avec l’ordonnance du 21 avril 1944 électrices et éligibles à l’égal des hommes [5].
Les 80 ans de la Libération sont donc aussi les 80 ans de l’entrée des femmes dans la Cité. Présentée comme un tournant majeur, la mesure est pourtant vécue comme un non-événement par les résistantes elles-mêmes. Historienne et résistante, Rolande Trempé affirme sans ambages avoir « trouvé tout naturel qu’on ait le droit de vote […] étant donné les responsabilités qu’avaient pris les femmes dans la Résistance [6] ». Ce faisant elle ne dit pas autre chose que Marie-José Chambart de Lauwe qui évoque une conscience politique des femmes bien antérieure à la reconnaissance de leur citoyenneté politique. Surtout, cette reconnaissance globale du rôle joué par des femmes en Résistance, donc dans la libération du territoire, coïncide avec une épuration, extra-judiciaire d’abord, judiciaire ensuite, qui frappe les femmes de manière spécifique. Alain Brossat a dépeint le « carnaval moche » qu’avaient constitué à la Libération les tontes des femmes. Les travaux de Fabrice Virgili, d’Anne Simonin, ou plus récemment de Fabien Lostec, montrent que l’épuration constitue un châtiment éminemment sexué, qui sonne un retour à l’ordre des genres.
De ce point de vue, la refondation de la France prend des accents de restauration.
Catherine Lacour-Astol
IA-IPR d’histoire-géographie (académie de Grenoble)
historienne, membre du collège national des correcteurs du CNRD.
Le genre de la Résistance. La Résistance féminine dans le Nord de la France, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2015.
Une nécessaire refondation économique et sociale (Alain Chatriot)
"Démocratie politique et démocratie sociale sont, en France tout au moins, des termes inséparables. La démocratie politique ne sera pas viable si elle ne s’épanouit pas en démocratie sociale ; la démocratie sociale ne serait ni réelle ni stable, si elle ne se fondait pas sur une démocratie politique."
Ainsi s’exprime Léon Blum dans un texte écrit en 1941 et publié à la Libération. Il est ici représentatif d’une volonté portée par la France libre et les mouvements de Résistance de refonder à la fois les institutions politiques et les relations économiques et sociales. Le préambule de la Constitution de 1946 le transcrit clairement et voit l’aboutissement de réflexions intenses sur la place des syndicats, l’organisation des services publics ou le droit de grève.
Autant d’éléments au cœur du programme du Conseil national de la Résistance du 15 mars 1944 et de réflexions portées aussi bien à Londres, à Alger que dans les différents mouvements de Résistance intérieure. La volonté de s’opposer à la politique corporatiste et autoritaire du gouvernement de Pétain, construite souvent contre les politiques du Front populaire, s’exprime clairement dans les domaines économiques et sociaux.
Si la Libération est marquée par la création de la Sécurité sociale, des nationalisations d’entreprise (dans le domaine de l’énergie, du crédit ou de l’industrie) et une épuration économique, il faut faire face à des défis considérables qui touchent tous les Français.
Trois domaines, entre autres, sont au cœur des débats en 1944 et 1945 : organiser le ravitaillement alimentaire de la population, faire des choix de politique monétaire, gérer la délicate question des dommages de guerre.
Des questions se posent également bien sûr concernant d’autres secteurs : l’organisation du monde agricole, le statut de la fonction publique, la planification économique ou le devenir de l’empire colonial français.
Les choix de politique économique et monétaire (le débat opposant René Pleven et Pierre Mendès France, arbitré par le général de Gaulle) sont parfois vifs mais témoignent d’un nouveau rôle accordé à l’État.
Alain Chatriot
Professeur des universités à Sciences Po.
Pierre Mendès France. Pour une République moderne, Paris, A. Colin, coll. Nouvelles Biographies historiques, 2015.
Sources imprimées
BLUM Léon, A l’échelle humaine, Paris, Gallimard, 1945.
MENDES FRANCE Pierre, Financer la reconstruction de la France. Problèmes économiques et financiers que pose la politique des investissements et de la reconstruction en France. Cours commun, ENA, promotion « Europe », 1950, édition critique établie et introduite par Alain CHATRIOT, Vincennes, IGPDE/CHEFF, 2023, 449 p.
Bibliographie
CHAPMAN Herrick, France’s Long Reconstruction. In search of the modern republic, Cambridge, Harvard University Press, 2018 (traduction : La longue reconstruction de la France. À la recherche de la république moderne, Paris, Sciences Po Les Presses, 2021).
NORD Philip, France’s New Deal : From the Thirties to the Postwar Era, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2010 (traduction : Le New Deal français, Paris, Perrin, 2016).
Penser et préparer l’avenir au cœur de la lutte (Laurent Douzou)
Les résistants de l’intérieur comme la France libre n’ont jamais séparé leur combat du futur qu’ils imaginaient et appelaient de leurs vœux.
À l’origine essentiellement militaires, les structures de la France libre évoluent au fil des ans avec la ferme volonté d’aboutir à un appareil gouvernemental : Conseil de défense de l’Empire grâce au ralliement de l’Afrique équatoriale française et du Cameroun (octobre 1940) ; Comité national français avec des commissaires aux attributions ministérielles (septembre 1941) ; Comité français de la libération nationale doté d’une machinerie efficace (juin 1943), Gouvernement Provisoire de la République Française en charge de la politique à mener à la Libération (juin 1944). Parallèlement, la pensée politique du général de Gaulle connaît une forte inflexion. En août 1940, pour l’émission de radio de cinq minutes par jour accordée par Churchill sur les ondes de la BBC, à « Liberté, Égalité, Fraternité » il préférait « la devise de nos drapeaux Honneur et Patrie ». Un an plus tard, il remet la devise républicaine à l’honneur et, fin avril 1942, il charge Christian Pineau, dirigeant de Libération nord en partance pour la France, d’une déclaration aux mouvements de résistance qui affirme le but de rétablir la démocratie en France. Ce texte est publié dès juin 1942 dans les journaux clandestins. Les étapes suivantes sont la fondation du Conseil National de la Résistance (CNR) en mai 1943 et l’adoption par ce dernier à l’unanimité d’un programme le 15 mars 1944.
C’est qu’au mûrissement politique de la France libre a correspondu une évolution de même nature des différentes composantes de la résistance intérieure française. D’abord focalisés sur la nécessité de durer et de recruter, les mouvements de résistance entreprennent peu à peu de penser l’avenir. Créé en juillet 1942 à l’instigation de Jean Moulin, le Comité des experts, plus tard dénommé comité général d’études, a pour tâche de réfléchir aux projets de réforme constitutionnelle, politique, économique et sociale à mettre en œuvre à la Libération. Ce Comité publia à partir de la fin avril 1943 Les Cahiers politiques de la France combattante, dont le rédacteur en chef est l’historien Marc Bloch. D’autres revues clandestines mûrissent la réflexion : Les Cahiers du Témoignage chrétien (dès novembre 1941), les Cahiers de Libération, La Revue Libre éditée par Franc-Tireur en février 1944, etc. Le premier numéro des Cahiers de Libération paru en septembre 1943 affirma clairement son but : « Il faut que dans l’ombre, sous la menace, la pensée française cherche ses thèmes pour demain. Que le débat s’ouvre sur les problèmes économiques et sociaux, sur les problèmes de la politique internationale. […] Voilà pourquoi nous offrons à l’élite intellectuelle, contrainte à se taire, une tribune. Voilà pourquoi paraissent - sous une terreur qu’allège l’espoir - les Cahiers de Libération. »
Il est très remarquable que, malgré une répression féroce, des conditions de vie précaires et dangereuses, les résistants aient travaillé obstinément à tracer des perspectives d’avenir et bâti un « État clandestin » selon la formule d’Alban Vistel, auteur de ce bel oxymore. Grâce à Gallica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque Nationale de France, il est possible de dépouiller feuilles et revues clandestines pour rendre compte du foisonnement d’idées, de projets et de réalisations élaborés au cœur de la lutte.
La France combattante, réunissant à dater de l’été 1943 résistance intérieure et France libre, est parvenue à concevoir les moyens du rétablissement de la légalité républicaine (ordonnance du 9 août 1944) tout en rendant possible une profonde refonte économique et sociale qui a modelé la France des décennies suivantes. Cela n’a pu se faire qu’au prix de lourds sacrifices. Cette constante projection dans l’avenir se retrouve jusque dans la dernière lettre de Jacques Decour, fusillé le 30 mai 1942 au Mont-Valérien par les Allemands : « …je me considère un peu comme une feuille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau -la qualité du terreau dépendra de celle des feuilles - je veux parler de la jeunesse française en qui je mets tout mon espoir ».
Laurent Douzou
Professeur des universités émérite
de l’Institut d’études politiques de Lyon.
La Résistance, une morale en action, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2010. (dir.) Faire l’histoire de la résistance, Rennes, PUR, 2010. La lutte clandestine en France ; une histoire de la Résistance, 1940-1944 (avec Julien Blanc et Sébastien Albertelli), Paris, Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2019.
Initier les élèves à l’histoire de la Libération de la France et de sa refondation. Un regard sur les ressources (Christine Guimonnet)
Le nouveau thème proposé aux élèves couvre trois années de la guerre, juxtaposant histoire militaire, histoire des mouvements de résistance, histoire des déportations, histoire sociale, des mentalités, histoire culturelle et politique. Quelques pistes de travail et des ressources permettent d’envisager de participer au concours, non seulement en troisième et en terminale, mais également en spécialité HGGSP (via les thèmes Faire la guerre, faire la paix ; le patrimoine ; histoire et mémoire). L’option DGEMC permet des approches sous un angle historique, constitutionnel et juridique.
Le CNRD est un cadre idéal pour initier les élèves à la micro-histoire, l’occasion de partir sur les traces laissées dans les archives, dans les paysages des territoires urbains et ruraux, dans les familles, d’interroger celles et ceux qui ont un fragment d’histoire à raconter, même tardivement : comment enfants et adolescents ont-ils vécu la période de la Libération ? Que peut nous apprendre une archéologie de cette guerre ?
Mémoriaux, stèles, plaques commémoratives apposées sur les murs des immeubles dans les villes sont autant de marques de l’action d’hommes et de femmes qui ont tenté de participer à une forme de libération de la France. La géolocalisation, les cartes interactives fournissent de précieuses ressources. Tout comme les nombreuses photographies de la période, à condition d’être bien identifiées et contextualisées.Julia Pirotte a en particulier photographié la libération de Marseille.
Les souvenirs personnels, collectifs, convoqués ou refoulés, les commémorations procèdent de choix et il est essentiel de questionner l’histoire et la mémoire. Quels sont les enjeux mémoriels autour du débarquement et de la Libération ? Que savons-nous par exemple du sort des populations civiles normandes ? Pourquoi croiser les regards est-il essentiel en histoire ?
En ce mois de juin 2024, le débarquement en Normandie est dans tous les esprits. 2025 fera place à la commémoration de la découverte de l’immense constellation concentrationnaire, la libération de certains camps entre janvier et mars, avant la mise en lumière de la capitulation de l’Allemagne nazie en mai, puis du Japon, au mois de septembre. Les débarquements en Normandie et en Provence, la libération de Paris ne doivent pas faire oublier que la guerre est loin d’être terminée.
La période charnière 1943-1944 met les forces de l’Axe en difficulté, les armées allemands subissent d’importants revers militaires, laissant espérer une victoire alliée. Mais les violences perpétrées par les nazis se multiplient. Otages fusillés, résistants exécutés au Mont Valérien, comme les FTP-MOI du groupe Manouchian. La récente cérémonie de panthéonisation a permis de redécouvrir ces étrangers qui ont résisté pour libérer la France.
Dans ce contexte, que peut nous apprendre la composition d’un convoi de déportation du printemps 1944, comme le numéro 71, parti de la gare de Bobigny le 13 avril à destination d’Auschwitz-Birkenau ? C’est le 71e, depuis que le premier a quitté la France le 27 mars 1942 ; le sixième de l’année 1944, qui en compte treize, entre le 20 janvier (convoi 66) et le 11 août (convoi 78). L’année 1942 est la plus meurtrière, avec quarante-quatre transports emmenant vers la mort 44 354 juifs, plus de la moitié de la totalité des juifs déportés. En moyenne, chaque convoi comprend un millier de personnes. En 1943, vingt convois quittent la France en direction d’Auschwitz, à l’exception des 50, 51, 52 et 53, dirigés vers Sobibor. Sur les convois de l’année 1944, six emmènent plus de 1200 personnes. Le convoi 71 est donc un des convois les plus importants par le nombre de déportés, et l’examen détaillé de la liste en indique les particularités.1 500 adultes et enfants transférés depuis Reims, Nancy, Vittel, Epinal, Lyon, Annecy, Chambéry, Grenoble, Marseille, Nice, Limoges, Périgueux, Toulouse, Vichy.
La capitulation italienne face aux troupes alliées, a fragilisé la situation des Juifs réfugiés et l’Isère, les Alpes Maritimes ne sont plus des zones sûres. Aloïs Brunner s’y livre à une traque méthodique, brutale, afin d’envoyer à Drancy, dont il a pris le contrôle, le maximum de Juifs. Parmi les internés arrivés à Drancy se trouvent les enfants d’Izieu, arrêtés par Klaus Barbie, d’autres enfants arrêtés à Voiron, lors de la rafle de la Martellière, ainsi que trois adolescentes : Simone Jacob (Veil), Ginette Cherkassky (Kolinka), Marceline Rozenberg (Loridan-Ivens) ; mais aussi des familles alsaciennes réfugiées dans d’autres départements, en particulier en Dordogne.
L’année 1944 se caractérise donc par des déchaînements de violence, les nazis essayant de venir à bout des maquis tout en menant une véritable chasse à l’homme. Dans ce contexte, les hommes de la division Brehmer perpètrent une série de massacres et de rafles en Dordogne puis en Corrèze. Entre le 26 mars et le 2 avril, ils incendient la forêt de la Double pour piéger les maquisards, investissent des localités où ils fusillent, brûlent, raflent les familles juives. En moins d’un mois, environ 350 personnes ont été exécutées, une centaine de juifs fusillés ; les autres sont déportés dans les convois 71, 72 et 73.La terreur s’abat sur le village de La Bachellerie, où les Allemands fusillent 14 juifs. Les rescapés de cette vague de violence trouvent la mort à Birkenau. L’origine alsacienne ou lorraine d’une grande partie des déportés est une des particularités de ce convoi. 811 personnes ont été raflées à Nancy, soit plus de la moitié du convoi. La Libération semble alors un horizon lointain, tant déporter et exterminer les Juifs reste l’objectif prioritaire des nazis.
Oradour-sur-Glane, Tulle, Maillé …, la répression touche de nombreuses localités, comme celles du département del’Aisne, où les soldats allemands massacrent au total 70 civils entre le 30 août et le 2 septembre 1944 dans trois villages dont Tavaux-et-Pontséricourt.
La Libération est donc un processus long ; tout comme la refondation d’un pays fracturé. Le programme du Conseil National de la Résistance avait posé des jalons essentiels.
De multiples questions se posent. Comment le rôle des femmes résistantes, collaboratrices, victimes est-il documenté ? Des travaux récents comme ceux de Fabien Lostec éclairent le destin des femmes collaboratrices condamnées à mort.
Comment (ré)concilier des mémoires antagonistes ? Celles des résistants, celles des victimes, celles des « Malgré-Nous » ? Celle occultée, du sort réservé aux gens du voyage, nomades, Tsiganes, internés, et spoliés ?
Car libérer, refonder implique aussi de punir, de rendre la justice . L’ouverture des archives a permis d’ouvrir de nouveaux champs de recherche. L’action du gouvernement provisoire pose les cadres de cette refondation. Avec le droit de vote, les femmes deviennent pleinement citoyennes, et trente-trois d’entre-elles sont élues députées ; la reprise d’un processus électoral (municipales, referendum, élection d’une assemblée constituante) permet de parler à nouveau un langage démocratique, de « refaire cité », au sens politique du terme.
Si la préparation des nouvelles institutions permet de « refaire République », comment refaire société, comment refonder avec des populations persécutées et rescapées d’un génocide, avec des familles spoliées de tout, compris des objets les plus ordinaires ?
A titre d’exemple, la CRA (Commission de récupération artistique) est créée le24 novembre 1944 par un arrêté du ministre de l’Éducation nationale René Capitant à la demande de Jacques Jaujard, directeur des Musées nationaux de France, et son action s’étend jusqu’en 1949. a complété l’ordonnance du 21 avril 1945.
L’actualité récente rappelle lors de la restitution d’œuvres spoliées, que des biens culturels issus d’une spoliation, d’une vente forcée se trouvent encore dans les collections de nombreux musées sur le territoire, certains étant très attentifs à cette question et que ce dossier est loin d’être clos.
Christine Guimonnet
Professeure d’histoire-géographie
Lycée Camille Pissarro, Pontoise.
Libérer et refonder la France (1943-1945). Le cas de la Dordogne (Bernard Lachaise)
Le département de la Dordogne, coupé à l’ouest par la ligne de démarcation en 1940, est entièrement occupé depuis novembre 1942. Si les premiers actes de résistance se produisent dès 1940-1941, la montée en puissance de la Résistance s’effectue en 1943 et surtout en 1944 au point de faire de la Dordogne, rurale et forestière, le département le plus résistant du Sud-Ouest et une des principales terres de maquis de France.
Maquis de l’Armée secrète (AS) et surtout des Francs-tireurs partisans (FTP), nombreux dans ce département où le parti communiste est bien implanté depuis les années 1930, mènent dès 1943 des actions de sabotages. Il s’agit d’empêcher les prélèvements agricoles exigés par les Allemands (« bataille du blé ») ou de paralyser des sites industriels comme la poudrerie de Bergerac ou les ateliers SNCF de Périgueux.
Mais l’essor de la Résistance s’accompagne d’une intensification de la répression au cours de l’année 1944. Les maquis de Dordogne sont visés par de grandes opérations allemandes, celle de la division Brehmer en mars-avril, aidée de la Brigade nord-africaine, puis de la division Das Reich en juin. Les représailles sont terribles comme en témoignent les massacres d’otages à Brantôme, Sainte-Marie-de-Chignac, Mussidan, les villages incendiés comme Rouffignac (31 mars).
Depuis mai s’est mis en place un comité départemental de libération (CDL) présidé par un socialiste résistant, Jean Worms, qui désigne Maxime Roux, « préfet du maquis ». Des comités locaux de libération sont créés. Le climat devient insurrectionnel après le débarquement du 6 juin et de véritables batailles se déroulent à Mussidan et à Mouleydier, provoquant de nouveaux massacres et l’incendie de Mouleydier et Pressignac. Un état-major FFI départemental est constitué le 12 août avec une direction bicéphale, René Boillet (AS) et Roger Ranoux (FTP). La Dordogne est libérée en août par les seules forces de la Résistance locale.
Ce département où le nombre de résistants est le plus important proportionnellement à la population est aussi un des plus touchés par la répression avec un millier d’otages fusillés, près de 2000 déportés et plus d’un millier de maquisards et FFI tués. Cela contribue à expliquer l’ampleur de l’épuration extra-judiciaire, une des plus fortes en France.
Sous l’autorité du préfet Roux, officiellement en fonction le 6 septembre, le retour à la démocratie commence par l’action des CLL pour pourvoir les communes d’une municipalité provisoire excluant les vichystes et intégrant des résistants dont des femmes. Le CDL est élargi en novembre 1944. Aux premières élections, les municipales, les 29 avril et 13 mai 1945, la Dordogne enregistre un net glissement à gauche au profit des communistes et des socialistes et un recul des radicaux qui perdent leur domination d’avant-guerre. Aux élections de l’Assemblée constituante le 21 octobre, la Dordogne apparaît comme un des départements les plus à gauche du pays avec des députés élus pour la première fois, à l’exception du radical Delbos.
Bernard Lachaise, professeur des universités honoraire
à l’Université de Bordeaux-Montaigne.
Anne-Marie Cocula et Bernard Lachaise (dir.), La Dordogne dans la Seconde Guerre mondiale, Périgueux, Éditions Fanlac, 2020 (réédité 2024).
Le général de Gaulle, la libération et la refondation de la France (Chantal Morelle)
Libérer et refonder la France occupent le général de Gaulle dès le 18 juin 1940. À partir de 1943, cela implique une participation aux opérations militaires en métropole et jusqu’à la défaite de l’Allemagne. Politiquement, cela consiste à œuvrer à la chute du régime de Vichy, à restaurer la France dans sa légitimité, son indépendance. Dans ses discours, le général de Gaulle insiste sur l’importance de ces questions dans des contextes particuliers et évolutifs.
Face aux alliés qui entendent la traiter comme un État vaincu, de Gaulle veut porter la France au rang des vainqueurs. Son obsession : l’indépendance et la souveraineté nationales. Si le débarquement en Normandie se fait sans forces françaises (la 2e DB n’intervient que pour entrer dans Paris, sur l’insistance de De Gaulle), la Première Armée débarque en Provence et il tient tête aux alliés dans les opérations de libération du territoire. Son obstination et son sens politique lui permettent d’écarter la menace de l’AMGOT qui aurait fait de la France un État vaincu et non un partenaire de la victoire. Même si la France n’est invitée ni à Yalta ni à Potsdam, elle est présente à Reims le 7 mai et à Berlin le 8 mai 1945, elle obtient une zone d’occupation en Allemagne, et un siège de membre permanent à l’ONU.
Il faut maintenir l’ordre lors des opérations de libération, se battre, composer avec la résistance : de Gaulle n’est pas seul à penser et agir pour la refondation. La décision de créer des commissaires de la République pour représenter le gouvernement en France et maintenir l’ordre après la disparition du régime de Vichy entraîne de vives tensions avec les mouvements de résistance qui ne veulent pas se laisser déposséder par le pouvoir d’Alger, et le CNR nomme des comités de la libération locaux (CDL) qui pourraient rivaliser avec les commissaires et atteindre l’autorité du Général.
Refonder signifie s’occuper des affaires intérieures, se pencher sur les questions institutionnelles, économiques et sociales [7]. Le GPRF prend 150 ordonnances dont celle qui établit le droit de vote aux femmes (21 avril 1944), celle qui porte sur le rétablissement de la légalité républicaine (9 août 1944) qui maintient certains actes dits « lois de Vichy », tout en mettant ce régime entre parenthèses. Les travaux du CNR et du Comité général d’études ont une responsabilité dans plusieurs ordonnances qui rétablissent des libertés (association, syndicat, presse) qui sont inscrites dans le préambule de la Constitution de 1946 et celle de 1958. De Gaulle mesure l’importance du rôle de l’État dans l’économie comme le montrent les ordonnances sur les nationalisations du crédit, des industries lourdes et de l’énergie ; mais aussi la création du commissariat au Plan. Ses choix sont plus pragmatiques qu’idéologiques.
Le régime de Vichy est « nul et non avenu », la République « n’a jamais cessé d’exister » déclare le Général le 25 août 1944 à l’Hôtel de Ville, mais pour lui, l’État a plus d’importance que le régime politique. Il faut le réformer sur le plan institutionnel et administratif (création de l’ENA), et la question du régime est posée aux électeurs avec le référendum du 21 octobre 1945 qui aboutit à l’élection d’une assemblée constituante, mettant fin à la IIIe République.
Chantal Morelle
Professeur d’histoire honoraire en CPGE.
De Gaulle, la passion de la France, Paris, Dunod, rééd. Coll « EKHO », 2020. « Londres, laboratoire de la République, du commissariat à l’Intérieur à l’“information démocratique” », in En attendant la victoire. Message à de Gaulle et à la France Libre, édité par Vincent Duclert, préface de Claire Andrieu, postface de Guillaume Piketty, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire inédit », 2024, p. 231-245.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de guerre civile en France à la Libération ? [8] (Philip Nord)
France did not descend into civil war at the Liberation, not the way that Greece and Yugoslavia did. It is possible to push back against such a claim.Thousands lost their lives in what was called “l’épuration sauvage,” and in the Empire the reimposition of French sovereignty did not proceed without violence, witness the Sétif massacre in Algeria and the fighting in Indochina.That said, a large majority of French men and women experienced the Liberation moment as one of exceptional national unanimity and collective hope.
Why the descent into civil war never happened would seem to admit of a simple explanation.It was thanks to the unity of the Resistance that a peaceful transition to a postwar order was made possible.This, of course, begs the question of how the Resistance came to be unified in the first place, which in the event was a singular accomplishment.De Gaulle’s Free France managed to position itself as the voice of the Resistance outside of France, but in France itself, Resistance networks and movements had ideas of their own as to how to conduct the fight against Nazism and what kind of regime was to be hoped for once the Occupation came to an end.
Even when Resistance unity was achieved in principle, it was not at all clear how that unity would translate into a functioning government once Vichy and the Germans were gone.In the hexagon, the Comité général d’études drew up plans for the reconstruction of the state.Various commissions gathered in London, under Free French auspices, to plot the nation’s future.And at Brazzaville, colonial administrators debated the future fate of the empire.
But all the planning still required execution.Did the process of restoring the state play out the same way in the Empire as it did in metropolitan France ?Remember too that there were forces on the ground not always prepared to cooperate with Gaullist plans.Would the armed Resistance submit to de Gaulle’s orders and find a place for itself in the ranks of la France combattante ?When Gaullist administrators tried to take charge, would local Resistance committees, often under Communist influence, submit ?When individuals and communities settled scores, how would the Liberation authorities manage the violence ?Not least of all, when insurrection threatened, as it did in Paris, how would de Gaulle contrive to impose his control ?Many résistants had hoped for a revolution at the Liberation and experienced disappointment that the radical transformation they dreamed of was stymied.One such person was Claude Bourdet who characterized the Liberation as a restoration.Was he altogether wrong ?
Complicating all efforts to create a stable postwar order were geo-political influences.Stalin might well have encouraged the French Communist Party, which took its lead from him, to create difficulties, but he did not, at least not at first.More troublesome were American policymakers who disdained de Gaulle.They maneuvered to sideline him in North Africa, preferring instead the likes of Darlan and Giraud.And they later considered setting up an American-run military administration to govern a liberated France.Why did the Soviet Union and the United States behave as they did, and what difference did that make in shaping France’s fate at the Liberation ?
That France emerged from the war as a united and sovereign nation, master of its own house, might appear a natural development, but such an outcome was far from a foregone conclusion.
Philip Nord
Professeur émérite à Princeton University.
Après la déportation. Les batailles de la mémoire dans la France de l’après-guerre, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2022.
Sortir de la guerre (Guillaume Piketty)
La sortie de guerre des femmes et des hommes qui avaient lutté pour la libération de la France fut peu aisée, parfois houleuse. À l’image des membres de la Résistance extérieure non gaulliste, les soldats coloniaux ou étrangers qui avaient combattu sous la bannière tricolore s’efforcèrent de regagner leur territoire d’origine. D’abord chaleureusement accueillis, les anciens de la France Combattante déchantèrent assez vite en constatant que leurs relations avec leurs compatriotes pouvaient virer à l’aigre-doux. En outre, ils entrèrent en concurrence avec les résistants de l’intérieur au moment de saisir les commandes du pays. Bien souvent, le temps de la Libération fut aussi celui du deuil, ou de l’anxiété faute de nouvelles de proches disparus.
Si la démobilisation des résistants de l’intérieur fut immédiate, il arriva que les membres d’unités militaires patientent longtemps après la fin des hostilités. Pour tous, la tension du combat fit place à un relâchement physique, psychologique et nerveux tandis que les blessés (physiques et/ou psychiques) entamaient leur convalescence. Les parcours de celles et ceux qui sortaient de prison ou de camp de concentration furent aléatoires et douloureux. Pour les uns et les autres, la « démobilisation culturelle » (John Horne) fut parfois longue et difficile.
Le défi du retour à l’intime s’imposa alors. Retrouver les rythmes et les sensations du temps de paix ainsi que les cadres de la légalité, reprendre une vie sociale, amicale, familiale et amoureuse normale n’eut rien d’évident. Après avoir mûri et souvent exercé de lourdes responsabilités durant les années de guerre, la plupart reprirent leur parcours estudiantin ou professionnel. À chacune et chacun la question se posa de raconter, ou non, le combat résistant. De fil en aiguille, certains choisirent d’entamer une nouvelle vie, ailleurs.
Un conflit favorise le développement d’une économie morale de la reconnaissance grâce à laquelle les combattants se sentent reconnus par la communauté qui les envoie au sacrifice. Dans la France de 1944-1945, compte tenu de la création par le général de Gaulle de la croix de la Libération (1940) et de la médaille de la Résistance (1943), un relatif décalage exista en la matière entre résistants de l’intérieur et FFL, en faveur des seconds. Des mesures furent prises pour corriger le tir. Néanmoins, devoir démontrer la réalité de son combat pour pouvoir prétendre à une telle reconnaissance en laissa plus d’un amer.
Nombre de vétérans des résistances entreprirent de faire vivre les valeurs et les idées qui avaient sous-tendu leur lutte. La mise en place de l’épuration fut une première étape. Plus largement, il s’agit de construire un avenir digne du sacrifice consenti. Beaucoup s’investirent dans des associations d’anciens. D’autres, moins nombreux, agirent par le truchement de publications ou d’organisations politiques. Quelques-uns occupèrent des fonctions gouvernementales. Au fil des années néanmoins, il fallut bien constater qu’espoirs et projets ne débouchaient pas toujours. Vint alors le repli sur les sphères amicale et associative pour y entretenir la mémoire des camarades disparus et le legs moral du combat résistant.
Guillaume Piketty
Professeur des universités à Sciences Po.
“From the Capitoline Hill to the Tarpeian Rock ? Free French Coming out of War”, p. 354-373 in European Review of History. Revue européenne d’histoire, Vol. 25, No. 2 (2018). Avec Bruno Cabanes (dir.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Tallandier, 2009 ; avec Jean-François Muracciole (dir.), Encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015.
Résistance et Libération (Guillaume Pollack)
Le rôle de la Résistance dans la libération du territoire peut être étudié, en classe, en mettant l’accent sur le volet politique ou encore sur le volet militaire.
La Résistance n’a, certes, pas attendu 1943-1944 pour intégrer l’idée qu’il était possible de gagner la guerre et de défaire l’Occupant. Les premiers tracts, les premiers journaux clandestins, envisagent déjà en 1940 une France libérée du joug de l’oppresseur et de la dictature vichyste. Percent rapidement la volonté de revanche, mais aussi un immense espoir, celui de l’horizon d’une victoire. Cet horizon est partagé et se manifeste, entre 1943 et 1944, par le processus d’unification des mouvements de résistance de zone sud (Combat, Franc-Tireur, Libération) au sein des Mouvements Unis de la Résistance (MUR), lesquels reconnaissent l’autorité du général de Gaulle. C’est toujours en zone sud, notamment à Lyon, que les fondements du Conseil National de la Résistance sont posés, lequel tient sa première réunion le 27 mai 1943 à Paris. L’établissement d’un programme commun, adopté après de rudes débats, est effectif le 15 mars 1944.
La Résistance dispose aussi d’un volet militaire. Depuis 1942, l’Armée secrète (AS) réunit les éléments paramilitaires des mouvements de résistance non-communistes depuis 1942. Les Francs-Tireurs et Partisans (FTP), souvent communistes, et notamment leur branche concernant la Main d’œuvre Immigrée (MOI), livrent une guérilla contre l’occupant au prix de lourdes pertes. En février 1944, l’Armée secrète et les FTPF fusionnent au sein des Forces françaises de l’Intérieur. Parmi les FFI se retrouvent les maquisards. Créés en septembre 1942, mais connaissant un important développement entre février 1943, consécutivement à la mise en place du Service du Travail Obligatoire en Allemagne, les maquis ne sont pas immédiatement considérés comme des éléments combattants. Ce n’est qu’au printemps 1944 qu’ils sont intégrés à la stratégie de guerre alliée et que les parachutages à leur destination se multiplient.
L’exemple de maquis locaux peut être développés, tout comme des itinéraires de maquisards tel Georges Guingouin ou Tom Morel. On se gardera, toutefois, d’exagérer le rôle militaire des maquis, les combats de la libération montrant parfois leurs insuffisances. À l’inverse, il est possible d’insister sur le rôle de cette forme de résistance au moment du débarquement, les maquis permettant de freiner l’arrivée des renforts allemands sur le front de Normandie. Le rôle de la Résistance dans l’opération Overlord, lui aussi, peut-être étudié à toutes les échelles. Dans tout le territoire français, des agents de réseaux de renseignement ou de réseaux Action s’activent pour rendre transparent le territoire au bénéfice des Etats-majors alliés.
Au 6 juin 1944, ces derniers ont une vision satisfaisante du dispositif de défense allemand, ce qui permet la réussite de l’offensive des armées conventionnelles. L’importance des réseaux extérieurs à la France libre (MI6, SOE…) peut-être soulignés, tout comme celle de l’engagement des étrangers, femmes et hommes. Ce thème doit être étudié par l’intermédiaire d’une histoire mixte de l’engagement résistant, incluant le rôle majeur joué par la résistance féminine dans la victoire.
On pourra, enfin, insister sur les violences extrêmes qui se déploient durant ces années contre la Résistance par les polices allemandes et vichystes : accélération des déportations, tortures, massacres (comme à Oradour-sur-Glane), exécutions sommaires ponctuent les dernières années de l’Occupation. Pour la libération du territoire, la Résistance paie le prix du sang.
Guillaume Pollack,
Docteur en histoire, enseignant à l’université Paris Est Créteil.
L’armée du silence, histoire des réseaux de résistance en France (1940-1945), Paris, Tallandier, 2022. 24 heures de la vie sous l’occupation, Paris, PUF (à paraître, septembre 2024).
Le musée de l’Ordre de la Libération, lieu de ressources (Vladimir Trouplin)
Musée à forte teneur biographique, le musée de l’Ordre de la Libération présente de multiples parcours de personnages incarnant, dans différents domaines, la Libération et la refondation de la France dans la chronologie 1943-1945. Conçus de conserve, les moyens de libérer et de refonder la France ne pouvaient être employés qu’à la condition que la libération ait bien lieu. Ce sont donc d’abord quelques-uns des acteurs, civils ou militaires, qui ont contribué de façon marquante à la préparation de cette Libération et que certains d’entre eux n’auront pas la chance de connaitre (Jean Moulin, Fred Scamaroni), ou alors incomplètement (Diego Brosset) qui sont présentés dans l’exposition permanente. Mais aussi les chefs de guerre français à la manœuvre : Leclerc, de Lattre, Valin, Auboyneau, Béthouart, etc.
D’un point de vue plus collectif, les forces françaises du débarquement du 6 juin 1944 (Commando Kieffer, parachutistes du 2e RCP en Bretagne ou groupe de bombardement Lorraine chargé d’émettre des écrans de fumée pour masquer l’immense armada alliée), de la campagne de Normandie (unités de la 2e DB) et du débarquement de la mi-août 1944 en Provence (1ère division française libre) sont aussi largement présentes, tout comme l’action armée de la Résistance (mise en œuvre du Plan vert par les cheminots, combats des maquis et des FFI).
C’est par le biais des communes « compagnon de la Libération », tels la ville de Nantes, soumise à d’intenses bombardements alliés en 1943 et 1944 ou le village résistant et martyr de Vassieux-en-Vercors, exemple de la brutalisation extrême menée par une armée allemande en recul, que le tribut payé par les populations civiles est aussi abordé. Comme le sont la libération de Paris et la liesse des Parisiens le 26 août 1944 …
Corollaire de la lutte pour libérer la France, la répression nazie à l’égard de la Résistance, croissante à compter de 1943, est aussi illustrée de nombreuses manières, tant par l’évocation de l’exécution du groupe Manouchian, de Jean Cavaillès et, avant lui, d’Honoré d’Estienne d’Orves, que par le suicide de figures de la Résistance (Berty Albrecht, Jacques Bingen, Gilbert Védy alias Médéric, François Delimal ou Pierre Brossolette pour n’en citer que quelques-uns). Bien entendu aussi par les espaces du musée consacrés à la déportation de répression depuis la France dont l’intensité culmine en 1944.
Mais on retrouve aussi parmi les Compagnons des figures intimement liées à la refondation de la France dans différents domaines comme René Cassin, René Pleven, Aimé Lepercq, Louis Armand, Pierre Lefaucheux et bien d’autres…
Outre les objets et photographies historiques, l’ordre de la Libération conserve dans ses archives les dossiers des compagnons de la Libération et des médaillés de la Résistance française qui peuvent être utilisés par les élèves comme source pour leur préparation au Concours national de la Résistance et de la Déportation pour lequel le musée propose également une visite spécifique à l’usage des collégiens et des lycéens.
Vladimir Trouplin
Conservateur du Musée de l’Ordre de la Libération.
Dictionnaire des compagnons de la Libération (avec Marc Bradfer), Paris, Élytis, 2023. Ils avaient de 11 à 18 ans. Les 44 plus jeunes compagnons de la Libération (avec Marc Bradfer), Paris, Elytis Éditions, 2024.
Libérer et refonder la France (1943-1945). L’action et la pensée (Cécile Vast)
« Jurassiens, vous êtes libérés ! L’ennemi abhorré qui vous opprimait depuis plus de quatre ans a quitté notre territoire, chassé par l’action combinée de nos Alliés et des Patriotes. Un ordre nouveau s’instaure, basé sur la JUSTICE et la FRATERNITÉ humaines. Désormais, vous pouvez respirer librement et laisser éclater votre joie. Une aube nouvelle se lève… Vive la France ! Vive la République ! » (La Libre Comté, 2 septembre 1944). Ces lignes ont été écrites en octobre 1943 par Pierre Hebmann, responsable pour le Jura du mouvement Combat puis chef départemental des Mouvements Unis de Résistance. Arrêté en février 1944, déporté à Mauthausen où il est assassiné, Pierre Hebmann ne voit pas la Libération. Son texte dit tout de l’espoir collectif partagé, de l’aspiration humaniste au progrès comme de l’immense fragilité du destin personnel des femmes et des hommes engagés dans la clandestinité.
Dès les premiers temps de l’Occupation et davantage à partir de 1943, la très grande majorité des groupes de résistance envisagent la libération du territoire dans la perspective d’une refondation républicaine. Le temps court et incertain de l’action est entièrement tendu vers l’idée plus lointaine du futur à construire. Ces deux temporalités entremêlées trouvent leur expression dans les objectifs que fixe le programme du Conseil national de la Résistance publié le 15 mars 1944 sous le titre « Les jours heureux ». Le « plan d’action immédiate » vise d’abord à rétablir l’intégrité territoriale de la nation en la libérant de l’occupant allemand et du régime collaborateur de Vichy. Quant aux « mesures à appliquer dès la libération du territoire », elles organisent à plus long terme les pouvoirs et envisagent pour les citoyens un véritable renouveau social, culturel et démocratique.
Quelques ressources documentaires.
Si l’essentiel de la libération se fait entre le 6 juin et la mi-septembre 1944, elle s’étire de septembre 1943 (Corse) à mai 1945 (poches de l’Atlantique). Dans un pays éclaté et fragmenté par la défaite, l’Occupation et l’armistice, le rétablissement de l’intégrité territoriale constitue un objectif majeur dans un pays qui devient à partir de 1943 un enjeu géopolitique dans la « guerre-monde ». Pour la Résistance intérieure et la France libre, la question de la lutte armée et de la participation aux combats de la Libération suscite d’intenses débats d’ordre stratégique (imaginaire de l’insurrection nationale, accompagnement des plans alliés, poursuite de la guerre en Allemagne). Archives internes de mouvements de résistance et presse clandestine s’en font largement l’écho. Les joies et les douleurs de la Libération trouvent dans les photographies, les journaux personnels, les carnets de marche de maquis, les affiches, les objets et drapeaux fabriqués pour l’occasion de précieux témoignages. De même, les nombreuses réflexions sur la refondation politique, le renouvellement du modèle républicain, les projets de révolution ou de régénération (élargissement des droits démocratiques, justice et épuration), tout comme les aspirations citoyennes s’expriment largement dans la presse de la Libération, par les affiches et les tracts des CDL et des CLL ou à travers des cahiers de doléances rédigés dans certaines communes en 1944 et 1945.
Références
François Marcot [dir.], Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Lafont, 2006
Jean-Marie Guillon, « Les “cahiers de doléances” de 1944-1945 ou les espérances de la Libération », in Regards sur l’histoire de La Seyne-sur-Mer, Six-Fours, Saint-Mandrier, n°22, 2023, p. 35-45.
Cécile Vast
Docteur en histoire, chargée de mission auprès du Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon.
Auteure de L’identité de la Résistance. Être résistant de l’Occupation à l’après-guerre (Payot, 2010 : Prix Philippe Viannay-Défense de la France 2011, Prix Henri Hertz-Chancellerie de la Sorbonne 2012), et de La Résistance en France (1940-1944) (Toulouse, Milan, 2013). Elle a contribué au Dictionnaire historique de la Résistance (Robert Laffont, 2006, sous la direction de François Marcot), codirigé avec Julien Blanc l’ouvrage collectif Chercheurs en Résistance. Pistes et outils à l’usage des historiens (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014) et édité avec Jean-Marie Guillon le livre posthume de Pierre Laborie, Penser l’événement. 1940-1945 (Gallimard, Folio-histoire, 2019).
Une approche historiographique du thème (Olivier Wieviorka)
S’il est difficile de caractériser la période qui court de 1943 à 1945, séquence durant laquelle la France se voit libérée tout en entamant un processus de refondation – thème du Concours national de la Résistance et de la Déportation, il est cependant possible de souligner son ambivalence ainsi que la juxtaposition violente de chronologie différenciées.
Ambivalence, dans la mesure où les Français et leurs dirigeants sont mus par des ambitions contradictoires. Tous prétendent ainsi que la France a joué un rôle militaire majeur dans la libération du pays et qu’elle participe activement à la campagne menée contre le IIIe Reich. Dans le même temps, les Français qui combattent ont le sentiment, souvent fondé, que l’arrière les ignore et mésestime leurs efforts. Sur ce point, il est sans doute important de bien comprendre les enjeux militaires de la Libération, assez peu explorés. On pourra donc se reporter à l’ouvrage de Robert Aron, La libération de la France, (Fayard, 1959) qui offre une vision datée mais assez complète des grands épisodes de cette geste. Le livre de Claire Miot consacré à La Première Armée française (Perrin, 2021), offre une histoire militaire renouvelée qui, par-delà les campagnes, aborde de front les grands enjeux (blanchiment des troupes, viols commis en Allemagne…).
De même, la population est partagée entre le désir ardent des réformes et le désir d’améliorer son ordinaire. Que la volonté de transformer puissamment le pays soit présente dans tous les esprits relève de l’évidence : le choc de la défaite a été si puissant que le désastre, loin de se résumer à l’infortune de nos armes, a été attribué à une défaillance globale du pays qu’il importe donc de rebâtir. Sur la dimension économique de cette volonté, replacée dans le temps long de la IIIe République, il faut impérativement se reporter au livre de Richard Kuisel, Le capitalisme et l’Etat en France : modernisation et dirigisme au XXe siècle (Gallimard, 1984), que l’on complétera par Philip Nord, Le New Deal français (Perrin, 2016), plus récent, et qui embrasse aussi les aspects culturels. Ces deux recherches posent la question cruciale de la continuité et de la discontinuité entre Vichy et l’œuvre entamée à la Libération.
Dans le même temps, les Français sont accaparés par les problèmes du quotidien. Sur ce point, on se reportera avec profit au numéro spécial d’Historiens et Géographes n° 357-358 (1997) ainsi qu’au colloque organisé par la fondation Charles de Gaulle, De Gaulle et la Libération (Complexe, 2004) qui propose une vision très complète des enjeux de la Libération, en embrassant également les aspects politiques. Cette dimension est globalement abordée par Olivier Wieviorka dans son Histoire de la résistance (Perrin, 2013/2024) mais on pourra également consulter avec profit Noëlline Castagnez pour la SFIO (Socialistes en République : les parlementaires SFIO de la IVe République, PUR, 2004) ainsi que pour le PCF Philippe Buton (Les lendemains qui déchantent. Le Parti communiste français à la libération, Presses de Sciences-Po, 1993). Signalons d’ailleurs du même Philippe Buton La joie douloureuse. La libération de la France (Complexe, 2004), sans doute la meilleure synthèse sur la période.
Ces éléments suggèrent que des chronologies heurtées se juxtaposent. Au temps long de la réforme se surimpose le temps court des urgences. Il faudra ici prêter attention à la situation dans l’empire, en soulignant l’aveuglement des responsables politiques vis-à-vis du nationalisme tant algérien que vietnamien qui annonce les deux conflits coloniaux à venir. Sur un tout autre plan, il faudra aussi montrer que des événements temporellement situés amorcent des processus de longue durée : le choc provoqué par l’épuration (cf. François Rouquet et Fabrice Virgili, Les Françaises, les Français et l’épuration, Gallimard, 2018) induit une mémoire qui se déploie sur le temps long, tout comme le traumatisme engendré par le retour des déportés juifs (cf. Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, 1992/2013).
Ces travaux confirment tout l’intérêt du sujet « Libérer et refonder la France » posé par le concours national de la Résistance et de la Déportation pour le thème 2024-2025.
Olivier Wieviorka
Professeur des universités à l’ENS Paris-Saclay.
Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin-Ministère des Armées, 2023. Le Débarquement. Son histoire par l’infographie (avec Cyriac Allard), Paris, Seuil, 2024.
Le musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin : l’histoire par l’objet (Sylvie Zaidman)
Le 25 août 2024, Paris commémore les 80 ans de sa Libération et le musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin fête ses cinq ans d’installation dans le pavillon de la place Denfert-Rochereau.
Le musée a une vocation scientifique et citoyenne, qui permet une découverte sensible de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l’Occupation, de la Résistance et de la Libération de Paris au travers du parcours de deux hommes, Jean Moulin et Philippe Leclerc de Hauteclocque, que tout sépare : leur milieu social, leurs goûts, leurs convictions politiques. Installé en 1994, au-dessus de la gare Montparnasse en 1994, il a déménagé dans un pavillon historique plus accessible, place Denfert-Rochereau où, en sous-sol, se trouvait pendant la semaine de la Libération le poste de commandement du colonel Rol-Tanguy, chef des FFI de la région parisienne – que l’on peut visiter gratuitement aujourd’hui.
Qu’apportent les collections d’un musée à la démarche du concours national de la Résistance et de la Déportation ? Disons-le d’emblée, un musée n’est pas un manuel scolaire en 3 dimensions. Si le propos est scientifique et la démarche pédagogique, la présentation est axée sur les œuvres. Objets, documents, photographies, films d’archives sont mis en scène, chacun apportant un éclairage particulier sur un événement, une personne, une opération.
Au musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin, les œuvres chuchotent des fragments d’histoire à l’oreille du visiteur. Ici, c’est une étoile jaune ayant appartenu à un ancien combattant parisien domicilié dans le 11e arrondissement, assassiné parce que juif. Là, c’est la carte d’identité anglaise d’un certain « François Leclerc », officier dans les forces du général de Gaulle, portant la photographie de Philippe de Hauteclocque. Plus loin, une boite d’allumettes très quelconque, mais dans laquelle était cachée la micro-photographie de l’ordre de mission de Jean Moulin. Et encore : le casque percé de part en part d’un homme de la 2e DB tombé le 25 août 1944, un ordre de reddition d’un point de défense allemand signé par le général von Choltitz, commandant du Gross Paris. Enfin, la robe tricolore confectionnée sous l’occupation par une Parisienne qui rêvait de la Libération de la capitale… et qui l’a portée le 26 août 1944.
Tous ces objets et ces documents, soigneusement conservés par les familles ou les associations, permettent une entrée différente dans l’histoire. La découverte de ces éléments concrets amène le public vers une vision fine et incarnée des événements. La matérialité des œuvres tisse un lien entre le visiteur et le passé.
Mais au-delà, la vocation du musée est d’interroger le public sur l’engagement, la liberté, la démocratie, des sujets d’actualité qui intéressent les jeunes. Au travers de son parcours permanent, grâce aux visites spécialement dédiées à la préparation du concours, le musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin participe à la diffusion des connaissances sur la Libération auprès des scolaires et contribue à structurer leur esprit citoyen.
Sylvie Zaidman
Directrice du musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin.
Graffiti de résistants. Sur les murs du fort de Romainville, 1940-1944 (avec Thomas Fontaine, et Joël Clesse), Paris, Libel Éditions, 2012.
Philippe Leclerc de Hautecloque (Christine Levisse-Touzé, Julien Toureille)
Le capitaine Philippe de Hauteclocque, marié et père de six enfants, n’accepte pas la défaite et rejoint le général de Gaulle à Londres début juillet 1940 animé par une seule obsession : continuer le combat par tous les moyens pour aider la France à retrouver son honneur et sa place à la table des vainqueurs. Envoyé en Afrique pour rallier à la France Libre les colonies d’A-ÉF et d’A-OF, celui qui, pour éviter des représailles envers sa famille restée en France, se fait appeler Leclerc rallie le Cameroun en août et le Gabon en novembre avant d’être nommé commandant militaire du Tchad et de lancer en 1941 et 1942 des raids contre les bases italiennes du Fezzan. Le jeune chef d’à peine 40 ans porte alors un jugement sévère sur ceux qui ont accepté l’armistice, véritable compromission selon lui, et intransigeant avec les élites politiques et militaires qui ont baissé les bras au moment il s’agissait de se retrousser les manches et de continuer le combat dans l’empire.
Avec l’évolution de la guerre et la nécessité pour la France de participer le plus largement possible à la libération de l’Europe, Leclerc évolue et admet le principe d’une réunification des Forces françaises libres avec l’Armée d’Afrique restée fidèle au maréchal Pétain jusqu’en novembre 1942 puis, en août 1943, montre l’exemple en procédant lui-même à cet amalgame au sein de la future 2eDB ; à ses proches, il déclare alors : « Pendant trois ans, dans notre coin, nous avons représenté la France sur les champs de bataille. Aujourd’hui, l’armée française reprend le combat, notre mission est terminée. Nous avons été le trait d’union. Il ne nous reste plus qu’à rentrer dans les rangs de l’armée puisqu’elle est décidée à combattre les Allemands [9] ». Cette réunification doit cependant s’accompagner d’une exigence morale, placer l’intérêt de la nation au-dessus des intérêts partisans ; à la même époque, Leclerc rappelle ainsi au chef de la France Libre que ce qui a fait la force du gaullisme, c’est en effet son « intransigeance [10] ».
Pour lui, le général de Gaulle a progressivement depuis juin 1940, dépassé les dimensions d’un chef militaire pour s’élever à la dimension de représentant de la France dans le camp des Nations Unies. Comme chef politique, il est le mieux à même de procéder à la reconstruction de la France ; afin de relever le défi, il doit « faire naître une mystique de l’effort, du travail et de la production » et « procéder à une décentralisation du pouvoir pour libérer les énergies chez les ouvriers, paysans et patrons [11] ». Mais à l’automne 1944, face à la confusion née de « l’occupation étrangère avec tout ce que cela représente d’hommes achetés » et du retour des combinaisons des partis, le libérateur de Paris est tenté par une incursion en politique car « la France ne peut plus se payer le luxe de divisions internes [12] ». Son envoi en Indochine pour achever la libération du territoire puis en Afrique du Nord en 1946 l’amènent à concentrer sa réflexion sur l’avenir de l’Union française mais pas à oublier la France dont il estime qu’elle sera une « grande nation libre » si les notions de « patrie » et d’« autorité [13] » sont au centre du projet.
Les ressources du Musée de la Libération de Paris, Musée du général Leclerc, Musée Jean Moulin
Les documents sélectionnés pour Les Écrits de combats du général Philippe Leclerc de Hauteclocque [14] proviennent pour une majorité du Fonds historique conservé au Musée de la Libération de Paris, Musée du général Leclerc, Musée Jean Moulin. Anciennement, Musée du général Leclerc et de la Libération de Paris et du Musée Jean Moulin, ces musées inaugurés par le maire de Paris Jacques Chirac en 1994, au-dessus de la gare Montparnasse, lieu de capitulation du Gross Paris cinquante ans plus tôt, ont déménagé en 2019 avenue Rol-Tanguy [15] où se trouvait le PC du commandant du chef des FFI d’Île-de-France en août 1944.
Le musée en hommage à ce Picard issu d’une longue lignée d’aristocrates et à l’éducation jésuite trouve son origine dans le Fonds historique du général Leclerc du général Leclerc de Hauteclocque constitué par la Fondation Maréchal Leclerc de Hauteclocque créée en 1975 par l’Association des anciens de la 2eDB avec pour objectif de faire œuvre d’histoire.
Ce portrait apparait en creux au fil des ordres de mission, rapports ou allocutions mais aussi des notes diverses, journaux de bord, agenda de Français Libre, révèle un humaniste soucieux du sort de ses soldats au combat et persuadé que l’union des Français est indispensable pour affronter les défis de l’après-guerre ; il donne à voir également un politique déterminée à redonner au pays une place de choix dans le monde même s’il sait que Paris devra faire évoluer la relation avec ses colonies.
Compagnon de la Libération comme Leclerc, Jean Moulin est parvenu à constituer et à réunir pour la première fois à Paris le 27 mai 1943, le Conseil de la Résistance, embryon de parlement clandestin réduit qui après sa disparition tragique, deviendra le CNR et proposera les réformes sociales et économiques à appliquer dès la libération du territoire. Son assistante de l’époque Antoinette Sasse, par ailleurs artiste et résistante, a légué sa fortune et ses collections à la Ville de Paris afin de fonder un musée dédié portant le nom de son chef. Grâce à la famille de Jean Moulin, cet établissement a été enrichi en 2011 par le legs d’une petite cousine, Andrée Escoffier-Dubois puis des dons successifs de sa sœur Suzanne Escoffier.
L’album Jean Moulin, artiste, préfet, résistant [16] emprunte à ce fonds particulièrement riche la centaine de photos, lettres, documents, dessins et peinture souvent inédits pour dessiner l’itinéraire singulier d’un méridional tout à la fois haut-fonctionnaire, républicain et homme de gauche qui, depuis la préfecture d’Eure-et-Loir, entre en résistance dès le mois de juin 1940 contre l’occupant nazi. « Je ne savais pas que c’était si simple de faire son devoir quand on est en danger » écrit-il alors à sa mère et à sa sœur afin de résumer son premier contact avec l’ennemi, dans une formule qui convoque à la fois la conscience et le devoir et qui résume jusqu’à sa mort sous les coups du Sipo-sd à l’été 1943 le parcours de « celui qui ne trahit aucun secret, lui qui les savait tous [17] ».
Christine Levisse-Touzé,
Présidente du Conseil scientifique du Musée de l’ordre de la Libération
Julien Toureille,
Docteur en histoire, Professeur agrégé au lycée de Marseilleveyre.
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