ÉDITORIAL : Après un an. Songes d’un matin d’été Historiens & Géographes n° 443 (à paraître le 31/08/2018)

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Par Franck Collard. [1]

Après un an. Songes d’un matin d’été.

Plutôt que de reprendre les chants triomphateurs à la subtilité douteuse qui ont célébré jusqu’à plus soif la seconde étoile d’un Onze qui réussit en Russie et parvint à enchanter furtivement l’été débutant (- mais on est encore loin des cinq étoiles sur le maillot), cet éditorial estival préfère s’abreuver à la poésie.

Changement vs statu quo

Un sonnet de Verlaine proposé régulièrement à la sagacité des lycéens ramène, trois ans après, les pas du locuteur sur des lieux imprégnés de souvenirs forts, inspirant la nostalgie, voire la mélancolie. Le temps qui nous sépare de notre première visite rue de Grenelle auprès du ministre nommé en mai 2017 n’est point si long, l’endroit n’a rien d’un « petit jardin », la perspective d’y revenir pousser la « porte étroite qui chancelle » attend confirmation et les émotions poétiques ont peu leur place dans les questions d’éducation nationale. Mais il n’est pas interdit de se retourner, à l’approche de la rentrée, sur la première année du ministère Blanquer dont le positionnement initial – le souci sincère du relèvement de l’Instruction publique – a pu séduire, convaincre ou rallier, avant que sa mise en œuvre ne sème le doute, la déception et l’inquiétude.

« Rien n’a changé, j’ai tout revu » écrit le poète d’Après trois ans. De prime abord, telle serait l’impression du visiteur de retour au « jardin » de l’Éducation nationale. Le changement est toujours à l’ordre du jour. Les réformes engagées tambour battant, du primaire à l’université et défendues par des têtes nouvelles, à la Degesco ou au CSP, ont traduit une authentique volonté de redresser la barre en s’appuyant sur les acquis de la recherche sérieuse et sur l’expérience du terrain. Soulagée d’être enfin sortie du déni de crise, mi angélique mi cynique, opposé à ses alarmes durant les années précédentes, l’APHG a soutenu ce salutaire dessein de retour aux fondamentaux, passant notamment par l’acquisition réelle durant la scolarité primaire des compétences et des aptitudes nécessaires à la réussite au collège, passant aussi par un certain « remusclage » du baccalauréat et par un minimum de cohérence entre les capacités attestées au lycée et l’orientation universitaire. Laissons les rituels cris d’orfraie aux professionnels de la profession qui n’ont pas vu d’élèves depuis des lustres et à leurs relais médiatiques patentés le procès mécanique en inégalitarisme odieux, signe annonciateur de la dictature qui vient (à bas bruit), à ce qu’il paraît. Regrettons de nouveau les coûteuses dérives des « mouvements » du printemps étudiant qui n’ont abouti à rien, sinon à dégrader matériellement en certains endroits le cadre de vie universitaire et à déconsidérer un peu plus l’Université française et les diplômes que certains, au nom même de sa défense, auraient voulu la voir délivrer comme un distributeur automatique répondant au magique code à quatre chiffres 1-9-6-8. Appeler au Grand Soir tous les quatre matins n’a jamais amélioré la condition étudiante ni l’École de la République.

« Rien n’a changé, j’ai tout revu »

Toutefois, la curieuse discrétion du pouvoir en place sur les occupations scandaleuses et parfois dévastatrices de l’espace public que sont les campus, ou sur les désordres ayant gravement perturbé les examens çà et là, jusqu’à empêcher des étudiants handicapés de composer, la mise en place bien trop rapide et verticale de Parcours Sup qui n’offre guère de moyens à la hauteur des besoins, moyens laissés à la discrétion des établissements financièrement exsangues car largement sous-dotés, tout cela fait venir à l’esprit le doute ainsi que le vers de Verlaine : « Rien n’a changé, j’ai tout revu », comprendre des manières de faire de « l’ancien monde ». Absence de concertation, surcharge de travail imposée aux professeurs des lycées et aux commissions de paramétrages universitaires, là où elles ont pu se tenir, incohérences algorithmiques, improvisation dans le traitement des « oui, si », mise en concurrence des universités – alors qu’un référentiel national eût été si aisé à mettre en place – tout ceci rappelle furieusement la vieille tradition gouvernementale française de laisser voguer la galère universitaire à bord de laquelle les enfants des élites politiques, intellectuelles ou médiatiques n’ont, et pour cause, ni l’envie ni le goût de monter quand d’autres voies s’ouvrent à eux.

Dans d’autres champs de l’action ministérielle, passé les premières impressions d’écoute et de prise en compte des messages délivrés, le sentiment d’un éternel retour des mêmes méthodes est diffus depuis quelques temps. Les textes officiels parus mi-juillet, entre fièvre moscovite et torpeur caniculaire, consacrent malheureusement des aspects contre lesquels l’APHG a mis en garde le ministère depuis le début : les modalités du contrôle continu ne garantissent pas son équité, l’épreuve du Grand Oral risque de reproduire en les accentuant les dérives des TPE, le système intellectuellement intéressant de spécialités multidisciplinaires laisse trop de points dans l’incertitude en les renvoyant à une régulation par établissement ou bassins d’établissements, là où un cadrage national ferme et précis eût été nécessaire. La récente visite à la Degesco – substituée au dernier moment comme interlocutrice de l’APHG à la conseillère du ministre, indisponible – ainsi que la note du CSP sur les spécialités ont laissé l’amère impression d’une surdité obstinée à des arguments de bon sens, surdité en flagrante contradiction, on ne cessera de le répéter, avec le vœu ministériel émis voici un an, expressis verbis, de ne pas construire une nouvelle usine à gaz contre la volonté et au-delà des forces des enseignants.

Après un an se constatent donc de nouveau les pesanteurs de la machine et la prédominance des critères quantitatifs et matériels sous les habillages plus ou moins habiles de la modernisation et de la rénovation. L’intérêt intellectuel des spécialités partagées de première et de terminale n’est que le vernis vite craquelé posé sur les avantages, pour le ministère, de la flexibilité des services adaptés au marché des heures des établissements. Les identités disciplinaires pèsent peu face à la gestion des flux.

Plaintes sempiternelles

L’APHG ne cessera de réclamer l’octroi d’une spécialité de plein exercice ou, à défaut, un cadrage national qui lui affecte les trois-quarts des horaires alloués à la spécialité qui la concerne le plus directement. Elle refusera une définition des programmes ajustée à la seule composante « Sciences politiques » susceptible de sacrifier tout ce qui n’est pas ultra contemporain. Elle déplore ô combien d’avoir été ignorée lors de la constitution de la commission ad hoc du CSP – là non plus, hélas, « Rien n’a changé » – et a plusieurs fois manifesté sa profonde irritation d’avoir été tenue à l’écart, comme d’ailleurs les autres associations disciplinaires, de la réforme du bac professionnel dont les perspectives sont proprement inacceptables, puisque divisant par deux le nombre d’heures consacrées à donner aux élèves les repères culturels et l’esprit critique qu’ils ne méritent pas moins de développer que leurs camarades du bac général et technologique. Les réponses de la Degesco à nos indignations en la matière ont été exprimées dans la plus ligneuse langue de bois. Dans le futur « bac pro », c’est le « pro » qui doit tout déterminer, comprenez les employeurs des bassins économiques. La culture générale n’est qu’une variable d’ajustement, l’histoire et la géographie risqueraient même de donner de mauvaises idées aux futurs travailleurs : conception utilitariste là encore peu nouvelle et très préoccupante, qui inspire aussi les changements prévus dans les BTS Tourisme où s’annoncent des réductions horaires importantes pour nos matières, au profit d’enseignements jugés plus utiles à la marchandisation.

Ainsi, après un an de crédit fait – d’aucuns diront naïvement – à la nouvelle équipe régissant l’Éducation nationale, l’APHG a le sentiment que la mise en œuvre du changement annoncé reprend sans grand changement les mêmes voies que celles empruntées antérieurement. L’association des acteurs de terrain est un rêve qui passe, ou une promesse vite oubliable, les mises en garde sont tenues un peu hautainement pour la « plainte sempiternelle » du vieux tremble de Verlaine, la technostructure dicte sa loi et l’Institution ressemble fort à la Velléda dont le plâtre s’écaille du jardin verlainien, sous le vernis réformateur et ses couleurs volontaristes. Rien n’a changé au fond, les mêmes forces qui tiennent l’instruction publique pour un secteur d’avenir à privatiser et à marchandiser travaillent depuis des décennies à sa désagrégation. Elle passe par la contractualisation générale, la fin des concours nationaux, l’établissement-entreprise et l’utilitarisme de l’employabilité comme fin dernière de la politique éducative. Les actuelles commissions de réflexion, au Sénat ou au Ministère, en matière de recrutement et de condition des enseignants ne présagent rien de bon pour le second degré, et la diminution considérable des postes à l’agrégation ajoute encore un motif de suspicion.

Le bois dont sont faits les chênes

Reprenons pour finir la figure de l’arbre, non celle du « vieux tremble » qui associerait bien malencontreusement l’APHG à une image parfaitement injustifiée de sénescence chancelante et de jérémiades infinies, mais celle de l’arbre vénérable et droit, enraciné dans le temps et dans le champ professionnel, plus durable que les ministres, ne pliant ni ne rompant aux quatre vents des réformes et des modes mais ferme dans ses positions et dans sa stature. Les actions inlassablement menées pour atténuer les effets néfastes des réformes, l’activité intellectuelle et pédagogique des membres de l’association, l’énergie déployée à faciliter le travail aux collègues désemparés par les injonctions contradictoires de l’Institution, les errements syndicaux et le consumérisme parental, se retrouvent dans cet excellent numéro d’Historiens & Géographes, publication sans équivalent dans les milieux associatifs enseignants et portée à bout de bras par quelques artisans au dévouement sans bornes. Le lecteur y retrouvera les engagements de l’APHG en faveur des valeurs universelles et des combats émancipateurs qui furent ceux de S. Veil, sa volonté de transmettre l’information scientifique la plus à jour et de rendre compte de l’actualité artistique et culturelle, son désir d’aider étudiants et jeunes praticiens à entrer et progresser dans la carrière, sa défense des concours nationaux, de haut niveau et de forte exigence, sa vigilance et son absence de compromission quand les fondamentaux de l’École de la République sont menacés. Il y vérifiera aussi une fois de plus la présence et le rôle de l’APHG dans les grands festivals d’histoire et de géographie à travers les contributions passionnantes sur « La France demain », thème du FIG déodatien de 2018. Au service de tous les professeurs d’histoire-géographie, complétée par une version en ligne de grande qualité mais à quoi l’APHG refuse de la réduire, parce que nous croyons encore à la matérialité du livre, la revue ne peut vivre qu’avec des abonnés nombreux et renouvelés, particuliers comme collectivités. Un processus de rénovation profonde est en cours. Il ne portera ses fruits que si le lectorat suit. En ce cœur d’été propice aux lectures qui ouvrent l’esprit et stimulent la réflexion, celle de la revue est spécialement recommandée, qui allie le sérieux et le plaisir. À la rentrée des classes, concomitante de la sortie du présent numéro, nul doute que l’enthousiasme et la combativité nécessaires pour affronter des temps qui s’annoncent difficiles seront d’autant plus grands qu’ils se seront ressourcés à la fréquentation de la revue.

Puisse l’estivation nous avoir tous revigorés !

Franck COLLARD,
Président de l’APHG.

La Croix Valmer, le 2 août 2018.

Note de la Rédaction : Retrouvez en ligne et sur les réseaux sociaux toute l’actualité de notre association professionnelle, ses enquêtes, ses pistes de réflexion sur les programmes et sa promotion de nos disciplines auprès des instances ministérielles, administratives et académiques.

Sommaire du n° 443 (août 2018)

Première et Quatrième de couverture HG 443 - tous droits réservés.

© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 25/08/2018.

Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris-Nanterre.