ÉDITORIAL : Dans l’entre-deux Historiens & Géographes n° 458 (parution le 31/05/2022)

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Par Franck Collard. [1]

Dans l’entre-deux.

Au sortir d’une campagne électorale présidentielle menée sur un faux rythme sur fond de guerre en Europe, et avant des législatives placées entre revanche des mauvais perdants et démobilisation des fatigués de la politique, sinon de la démocratie, le pays est en état de suspension, dans une sorte d’entre-deux sans certitudes ni sérénité. La condition enseignante, et spécialement celle d’enseignant d’histoire et de géographie, quoique revêtant des enjeux fondamentaux, eu égard à la situation internationale et à la crise civique, a reçu jusqu’ici des traitements souvent superficiels, irréalistes, insincères voire provocateurs de la part des principales forces aspirant à gouverner.

Cafés de campagne

Fidèle à sa tradition d’implication civique dans le pluralisme et la neutralité, l’APHG a organisé en visioconférence durant le mois de mars des « cafés de campagne » destinés à faire le point sur ce que les principaux candidats à la présidence de la République, du moins ceux qui se situent dans l’arc républicain, comptaient faire pour améliorer l’état de l’École et la condition des enseignants, sans oublier bien entendu le rôle qu’ils assignaient à nos disciplines et à leurs professeurs. Les six soirées mises sur pied ont été suivies par des élus des instances nationales, l’affluence ayant été délibérément limitée pour éviter la multiplication des prises de parole et laisser du temps aux intervenants. Ces rencontres ont apporté des approfondissements utiles à mieux cerner les positions et les programmes des candidats. Chaque session a commencé par le rappel aux délégués de ceux-ci de l’adresse de l’APHG aux prétendants à la fonction suprême, adresse publiée dans le n°457 de la revue, qui fait quatre constats et émet quatre demandes. Invités à réagir à ce texte, les intervenants ont eu la liberté de présenter ensuite les points jugés les plus importants du programme de leur champion en matière éducative, scolaire et disciplinaire. Tous se sont prêtés au jeu des questions de l’assistance, vives, précises et acérées, mais toujours posées dans un esprit constructif et avec une courtoisie toute républicaine.

Tous d’accord sur les difficultés que traverse l’École et sur la nécessité urgente d’y porter remède afin d’élever le niveau général de la population et d’améliorer des performances en constant déclin, tous désireux de réformer sans brutaliser, tous convaincus de la nécessité de la concertation avec les enseignants de terrain, tous professant un entier respect pour les libertés pédagogiques, tous persuadés du besoin impérieux de revalorisation de la condition enseignante, tous d’avis que nos disciplines sont cardinales, les différents intervenants se sont évidemment différenciés sur les moyens de parvenir à améliorer la situation, voire sur son degré de gravité, parce que, la mémoire courte, les représentants des candidats comptables, depuis trois quinquennats, des défauts, des impasses et de la dégradation du système, ont été logiquement moins enclins que les autres à les admettre. Sans nul doute aussi les finalités prêtées à l’École varient-elles grandement des uns aux autres, entre préparation à la vie professionnelle et civique pour les uns, épanouissement et émancipation pour les autres, dans un cadre statutaire à renforcer pour les uns, à assouplir pour les autres. De ces vrais moments d’échanges démocratiques et politiques sans concession est ressorti le rôle majeur à donner à l’APHG, rôle d’ailleurs volontiers accordé à celle-ci par chacun des intervenants, dans la réflexion à avoir sur les contenus à enseigner, les méthodes à employer, la confiance à restaurer entre l’Institution, les maîtres et les familles. Puissent les prochains gouvernants être animés des vertueuses intentions affichées lors de ces cafés de campagne et privilégier la consultation des forces vives de l’Éducation nationale avant de procéder à de nouvelles réformes, au sortir de cinq années d’actions menées souvent en dissociation avec les spécialistes du terrain. Elles ont abouti à des situations encore détériorées qui ne favorisent ni l’investissement d’une profession épuisée et désabusée, ni l’attractivité d’un métier dont il ne suffit pas de clamer tous les cinq ans qu’il est l’un des plus beaux pour mieux le soumettre à des maltraitances répétées.

Initialement favorable aux perspectives de rénovation affichées en 2017, satisfaite du maintien, voire du renforcement de nos matières au lycée, ayant pris acte de l’affirmation du respect dû à l’autorité du savoir, sans que les enseignants aient cependant toujours été assez défendus par la tutelle, l’APHG affiche la prudence vigilante des chats échaudés face aux futures échéances électorales. Persévérer dans les mauvais chemins pris depuis des lustres au mépris des alertes qu’elle a maintes fois lancées serait la pire des choses, de même qu’ajouter de nouvelles charges au fardeau déjà si lourd pour gratifier des chasseurs de primes. C’est à une revalorisation de la profession sur tous les plans, financier, intellectuel, moral, symbolique qu’il faut procéder sans lésiner ni procrastiner, sans minimiser l’ampleur de la tâche ni les dangers à conjurer, parfaitement identifiés. Notre futur(e) ministre en aura la lourde responsabilité, faute de quoi la désagrégation d’une clé de voûte de la République continuera son œuvre ravageuse, séparant les jeunesses, installant la défiance, minant la cohésion nationale, offrant au marché la mission payante d’instruire, et laissant à l’École publique un rôle d’aimable garderie et à l’Université publique la part du pauvre.

Face aux malheurs des temps

Nous autres gens de savoir, historiens et géographes attachés à la raison et à la promotion par l’instruction, sommes confrontés à des situations d’une gravité rarement atteinte en de multiples domaines. Elles appellent les lumières de notre expertise forte du recul que permet la connaissance du passé et de l’état du monde. Il a beaucoup été demandé aux spécialistes de nos disciplines pour donner aux élèves, en premier lieu, et aux citoyens plus généralement, des clés de compréhension des malheurs des temps. L’histoire se fait tragiquement sous nos yeux, dans une complexité qui réclame plus que jamais l’analyse posée et le décryptage patient, loin des slogans simplificateurs et des outrances caricaturales. Il s’agit bien de donner à lire, sans alarmisme ni naïveté, sans la verticalité des sachants ni l’aveuglement des militants, les dérèglements climatiques, sanitaires, diplomatiques et civiques. Le faire suppose de donner aux professeurs le droit et les moyens de construire et de parfaire leurs connaissances, non de les réduire à l’état d’exécutants dociles de la volonté des décideurs éclairés par quelque consultant onéreux. Un malheur est mieux surmontable quand on en saisit les causes. Devant une jeunesse désorientée mais avide de sens, légitimement impatiente mais parfaitement accessible à la raison, ni la froideur d’une science désincarnée ni l’excitation des passions destructrices ne sont d’aucune utilité. Présenter les faits méthodiquement établis, décortiquer les arguments de la propagande qui déferle sur la toile où viennent se prendre hélas de plus en plus d’esprits, apporter de l’intelligibilité aux événements pour permettre l’intelligence du monde où nous vivons revêtent une importance cruciale. Les manipulateurs du passé national en ont été pour leurs frais au mois d’avril. Les mises au point des historiens n’y ont pas été pour rien, doit-on se plaire à croire. Les malheurs de la guerre d’Ukraine, avec ses implications géopolitiques et ses conséquences planétaires découlant de la mondialisation – qui devait être heureuse – à l’œuvre depuis plusieurs décennies, requièrent eux aussi explication, au-delà de l’émotion qu’ils suscitent. Fondée sur une instrumentalisation impudente de l’histoire par un personnage dont la malfaisance fera, on l’espère, redécouvrir le sens de l’expression « régime autoritaire » à ceux qui l’emploient à tort et à travers pour désigner des pouvoirs démocratiquement exercés et congédiables par le suffrage universel, l’effroyable conflit permet de redécouvrir la saveur trop vite oubliée de la liberté et du pluralisme des sociétés libérales, pleines d’imperfections et d’injustices, assurément, mais toujours préférables aux régimes de coercition. À cet égard, c’est à un autre malheur, civique celui-ci, qu’il importe de faire front : le refus violent et puéril d’extrémistes nihilistes qui refusent de reconnaître le verdict des urnes, si déplaisant qu’il soit aux yeux des déçus du scrutin présidentiel. Les éruptions destructrices ayant abouti aux saccages de lieux de savoir (critique, ô combien) que sont la Sorbonne et l’EHESS, saccages assortis de tags honteux, soulèvent le cœur et révulsent l’esprit. Une association comme l’APHG ne peut que les dénoncer de la manière la plus vigoureuse. Ces exactions parfois relativisées au motif que la supposée « violence d’État » appellerait celle des « dominés », il revient aussi aux professeurs d’histoire, géographie et instruction civique d’en éclairer les ressorts et d’en faire ressortir les conséquences pour la démocratie.

Ainsi la gravité de l’heure porte malheureusement à faire de nos disciplines des expertes des catastrophes. Ne les réduisons pas évidemment à cela, le monde passé et présent regorge aussi de motifs d’enthousiasme, de héros admirables et de beautés à faire partager à la jeunesse apprenante.

Détermination associative

Dans cet entre-deux électoral, un temps suspendu entre le vote et la rue, dans cet entre-deux d’une guerre à nos portes ni achevée ni interrompue où l’Union européenne hésite entre réserve prudente et co-belligérance, l’APHG s’efforce de conjuguer sang-froid, lucidité et engagement, afin d’être utile aux enseignants confrontés aux demandes des élèves. Rapportée aux crises de toute sorte que traverse notre époque, notre action associative peut sembler anecdotique ou secondaire. Il n’en est rien. Elle œuvre à fournir de la rationalité et de l’intelligibilité à travers la production de ressources savantes et didactiques. Très vite après le déclenchement de la guerre, au prix d’une réactivité remarquable permise par une mobilisation immédiate de nos réseaux, un nombre important de capsules Fenêtres sur Cours a été mis en ligne sur les événements d’Ukraine. Des cafés Histoire sont revenus sur eux, de même que des cafés Géopolitique. La présente livraison de la revue, orchestrée avec son efficacité et son dévouement habituels par le rédacteur-en-chef, contient des contributions très éclairantes sur le sujet, dont un grand entretien avec une excellente connaisseuse du terrain ukrainien. La lettre ouverte du président de la Société française de Géographie à son homologue russe qui n’est autre, concentration des pouvoirs oblige, que le président de la fédération de Russie, porte haut nos valeurs. Le bicentenaire de cette vénérable société savante à laquelle elle nous a fait l’honneur de nous associer a d’ailleurs été l’occasion de chaleureux échanges donnant l’occasion de constater la proximité de nos vues. Sur des sujets moins dramatiques, ce 458e numéro illustre aussi nos relations étroites avec l’INRAP – point n’est d’histoire sans archéologie – et il fait la preuve, une fois de plus, de notre volonté obstinée d’être aux côtés des candidats aux concours externes et internes en leur fournissant des ressources à la pointe de la recherche pour les préparer. Il leur faut bien cela quand on voit les dernières défaillances de l’Institution en matière d’organisation des épreuves de CAPES et en matière de stages des néo-professeurs, effectués dans des conditions qui défient le bon sens. Parfaitement à l’aise avec la communication numérique, malgré la persistance de quelques dysfonctionnements fâcheux, l’APHG relaie des podcasts destinés à faciliter la vie aux valeureux candidats à l’agrégation interne. Conseils pratiques et partages d’expériences concourent autant à la réussite que les ressources disciplinaires. Félicitons-nous enfin de ce que l’énergie et l’entregent de plusieurs d’entre nous valent à notre association d’être liée à des événements scientifiques toujours plus nombreux, comme le festival toulousain appelé « L’histoire à venir », et d’être présente dans de nombreux médias de référence.

À cet égard, point d’entre-deux. L’APHG, et sa revue en témoigne à chaque trimestre, est engagée sans ambages dans une action multiforme au service des professeurs, des élèves et, disons-le sans fausse pudeur, de l’intérêt général. Elle est d’ailleurs reconnue pour cela. Elle doit encore davantage être connue pour cela dans nos milieux. Il ne tient qu’à vous, lecteurs, au milieu de vos tâches certes innombrables et prenantes, de contribuer à l’enrichir de nouveaux adhérents, et sa revue de nouveaux abonnés, en vantant leurs mérites à la faveur des réjouissances de fin d’année, dans une atmosphère espérons-le un peu allégée.

Montrouge, le 10 mai 2022.

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Bureau national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie
  • Président : Franck COLLARD
  • Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
  • Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
  • Secrétaire générale adjointe : Céline DELORGE
  • Trésorier : Brice BOUSSARI / Trésorier adjoint : Max AURIOL

Sommaire en ligne du n° 458 de la revue Historiens & Géographes

Photo de couverture : Le District fédéral (Distrito Federal), Brasilia, Asa Sul e centre [Asa Sul est un quartier de la région administrative de Plano Piloto] © Hervé Théry, 2003. Tous droits réservés.

© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 31 mai 2022. Mise en ligne le 17 juin 2022.

Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris-Nanterre.