Un grand cru dans le Grand Est
Cet air patriotique devenu patrimonial convient à merveille pour égayer l’automne. D’une part parce que l’automne a toujours besoin d’être égayé, et spécialement en ces lendemains de rentrée rendue très chaotique par la mise en œuvre de la réforme du lycée et du baccalauréat. D’autre part parce que la fin de ce mois d’octobre a été éclairée par les XIIes Agoras de l’APHG, magnifiquement conçues et réalisées par la Régionale de Lorraine à Nancy et à Metz sur un thème mobilisateur et parfaitement approprié : La Lorraine, une région de fronts et de frontières, dans le temps et dans l’espace. Un programme scientifique de première qualité, un menu de visites de terrain aussi riche que varié, l’implication de nombreux universitaires nancéiens, messins mais aussi voisins (Sarrois, Belges, Luxembourgeois) ou plus lointains (Ivoiriens), le soutien résolu des collectivités territoriales, la considération témoignée par les autorités rectorales et préfectorales, enfin les réceptions données dans des cadres superbes et prestigieux ont fait de ces rencontres un moment mémorable de réjouissance intellectuelle, de convivialité chaleureuse et de réconfort moral. Une éclaircie bien venue dans un ciel tourmenté. Les absents ont eu tort, plus que jamais. Le millésime 2019 restera comme un grand cru dans le souvenir des agoraphiles. Nul doute que le rendez-vous de 2022, sans doute plus bas en latitude, sera à la hauteur.
Jeux de frontières
En passant par la Lorraine pour y réfléchir sur un thème si bien adapté à l’endroit, il a été donné à chacun de pratiquer tout d’abord l’heureuse traversée des frontières nationales et professionnelles. D’un côté, la présence amicale de collègues étrangers a permis de confronter des expériences disciplinaires et pédagogiques mutuellement très enrichissantes, où chacun a pu apprendre de l’autre. Instructif est toujours le dialogue mené de très ancienne date avec le Verband Geschichtslehrer Deutschlands sur les finalités et les modalités d’un enseignement historique assez différent du nôtre et sur la formation non moins différente des professeurs l’autre côté du Rhin. La réflexion de nos chers amis allemands sur leur approche didactique de la fin de la frontière inter-allemande, voici trente ans, a permis notamment de corriger les impressions fausses données en France par des « ostalgiques » impénitents pour qui l’AFD, à la montée certes inquiétante dans l’ex-RDA, serait forcément d’importation occidentale puisque venue dans les wagons du capitalisme. La réalité est autrement plus nuancée, comme toujours en histoire. Instructifs aussi sont les échanges avec nos amis ivoiriens, échanges propices à nous rappeler la voie du bon sens éducatif (un élève doit apprendre, travailler, respecter l’autorité du professeur et s’élever), quand ces valeurs se déconstruisent, vacillent ou s’embrument dans la vieille Europe. Quelle chance que la jeune Afrique vienne transmettre son enthousiasme et sa foi intacte dans le savoir émancipateur ! Il est vraiment très heureux que la clôture de nos Agoras ait été éclairée d’abord par des interventions très suggestives sur l’enseignement comparé de l’histoire en France et en Allemagne puis par la signature solennelle de la convention passée à entre l’APHG et la LEHGCI (Ligue des Enseignants d’Histoire-Géographie de Côte d’Ivoire), à Metz, ville proche des trois frontières devenues des points de rencontre et de passage dans l’Europe pour le moment pacifiée.
L’autre traversée de frontières à vrai dire artificielles mais parfois encore marquées dans les esprits concerne les différents degrés de l’enseignement. Seule association mêlant et mobilisant tout à la fois universitaires et professeurs du secondaire, l’APHG voit et vit ses agoras comme l’interface indispensable entre des univers qui ne peuvent s’ignorer. Parce qu’un étudiant n’est jamais qu’un bachelier âgé de quelques mois supplémentaires, parce qu’un programme à enseigner dans le secondaire doit se nourrir des acquis de la recherche universitaire, parce que les bouleversements profonds induits par la réforme du lycée ne peuvent pas ne pas rejaillir sur les exercices et les pratiques ayant cours dans le supérieur, le franchissement des frontières entre les degrés est crucial. Les Agoras nationales comme les Forums dans les académies sont des occasions précieuses de confrontation et de réflexion sur ce qui sépare la géographie et l’histoire universitaires de l’histoire et la géographie scolaires, mais aussi sur ce qui les rapproche. Entre les réflexions et spéculations stimulantes du conférencier inaugural, Jacques Lévy, qui a fait l’honneur de venir exposer à ces Agoras ses vues de haut vol, et le quotidien des classes, l’APHG est là pour faire le lien et le liant, comme elle le fait aussi au FIG de Saint-Dié ou aux Rendez-vous de Blois, comme elle le fait au moyen des capsules de l’opération Fenêtres sur Cours accessibles sur le site national. Indépendante des lobbys éditoriaux comme des commissions d’élaboration des programmes parfois bien peu au fait de l’état de l’art, et encore moins des publics scolaires, l’association relayée par sa revue et son site est à la charnière de la science et de la didactique. Elle est plus que jamais point de passage et d’échange. Sa présence renforcée ou à consolider aux autres grandes rencontres de géopolitique ou d’histoire de l’art, les partenariats noués avec l’INRAP ou le SHD, la participation aux nuits de la géographie ou de l’histoire, la rénovation de sa revue saluée par de hautes figures de l’Université, la multitude d’initiatives prises par les gens du Bureau ou des Régionales attestent d’une vitalité qui devrait se traduire par un afflux d’adhérents.
Questions de fronts
Qui devrait… Mais qu’en sera-t-il ? Il faut bien se garder de s’enivrer des plaisirs éphémères d’une rencontre réussie. Le congrès s’est certes amusé place Stanislas, goûtant la mirabelle au clair de lune dans la douceur inquiétante d’octobre finissant. Mais le temps n’est pas à la légèreté des valses de Vienne, le duché de Lorraine eût-il été jadis possession des Habsbourg. En passant par la Lorraine, chaque congressiste a pu constater la profonde fatigue des enseignants, fatigue professionnelle et fatigue associative, la seconde étant la conséquence évidente de la première. Car il faut être d’une robustesse admirable pour surmonter l’épuisement de sept semaines de classe et consacrer encore quatre jours de ses vacances de Toussaint à se former et à réfléchir, quand tout inclinerait au repos et au divertissement. À cet égard, d’ailleurs, l’APHG va se mobiliser pour faire entrer dans l’offre de formation continue obligatoire hors temps scolaire – injonction ministérielle en soi passablement choquante – les manifestations scientifiques académiques ou nationales qu’elle organise dans le plus complet bénévolat et qui soutiennent largement la comparaison avec des stages institutionnels où la vacuité des contenus le dispute parfois à la verticalité caporalisante.
Car les frontières n’ont jamais semblé aussi marquées entre l’Institution qui décide et qui commande et les professeurs qui « exécutent », comme eût dit un défunt président de la République. Qui exécutent et, surtout, qui souffrent. Certes, après le plaidoyer prononcé lors de son discours inaugural rapprochant (thème des RDV de Blois oblige) avantageusement le Grand Oral du Colloquio italien, en réalité d’un tout autre calibre, le ministre, de passage sur le salon du livre blésois, s’est aimablement arrêté quelques instants au stand très bien fréquenté de la revue Historiens & Géographes et a échangé des mots aimables, optimistes et bienveillants sur la place préservée de nos matières dans sa réforme (merci l’APHG !) et sur l’inéluctable « appropriation » de celle-ci par les enseignants. Mais la vérité du terrain est très différente. Loin de se réjouir devant une réforme intellectuellement enthousiasmante, les professeurs doivent affronter des programmes nouveaux et difficiles à mettre en œuvre, faute de formation suffisante et d’horaires impartis décents ; des modalités d’examen encore très vagues ou aventureuses, avec des risques flagrants d’iniquités que seuls les décideurs ne semblent pas voir ; des calendriers brumeux ou intenables ; des élèves légitimement inquiets (en tout cas moins aux anges qu’il n’est dit en haut lieu) et en nombre totalement contre-productif pour le succès de la réforme ; des parents prompts à changer leurs petits de spécialité à la première difficulté rencontrée. Il paraît qu’à ce jeu, la spécialité HGGSP gagne de l’auditoire venu des spécialités scientifiques jugées trop exigeantes. Faut-il se réjouir de cet élément supplémentaire de désorganisation ?
Face à ses difficultés qui épuisent et démobilisent, exaspèrent voire désespèrent, l’Institution oscille entre l’optimisme (« l’intendance finira par suivre » une fois vaincue la peur du changement) et l’autoritarisme (« l’intendance suivra parce que c’est la loi », argument entendu de la bouche d’une IPR d’une autre discipline, manifestement à court d’arguments). Les politiques ne savent répondre aux angoisses que par la numérisation générale, imposée dans certaines régions et sans aucune discussion, d’aucuns ornant même parfois la première page des manuels dématérialisés d’une sorte d’avant-propos promotionnel relavant de la communication électorale la plus grossière. Qui connaît la faible fiabilité des réseaux internet de nombreux établissements, la piètre qualité du matériel dont les lycéens ont été dotés, les difficultés d’y implanter les ressources nécessaires à l’enseignement et la nuisance des écrans systématisés aux processus cognitifs ne peut que monter au front pour promouvoir, avec des arguments qui ne soient ni passéistes ni obscurantistes, une numérisation facultative, limitée et raisonnée.
En soumettant ainsi à un régime d’injonctions contradictoires et d’improvisations irresponsables le corps enseignant censé pourtant jouir du respect de son chef suprême, les Autorités sont en train de gâcher formidablement une occasion de réformer le lycée et le baccalauréat qui en ont assurément bien besoin. L’APHG n’a jamais emboîté le pas de ceux pour qui, roman (noir) révolutionnaire oblige, les forces obscures de la Réaction, de l’Inégalitarisme et du Marché étaient tapies derrière la réforme. Mais elle se portera au front pour défendre non seulement les disciplines et l’intérêt des élèves, mais aussi et surtout la dignité des professeurs profondément atteinte par des projets qui leur demandent toujours plus d’investissement pour une reconnaissance toujours diminuée. À la perte de considération qui les frappe depuis des décennies et rend le métier de moins en moins attractif, s’ajoute, pour les plus attachés à leur mission, une perte encore plus terrible, la perte de sens. Devenir simple supplétif d’internet, relégué au rang d’animateur mettant en contact la jeunesse avec le savoir profus de la toile, évaluer en permanence des élèves sans avoir le temps de former correctement, recevoir les ordres inapplicables du haut et essuyer les reproches des « usagers », voilà des perspectives qui ressemblent par bien des côtés à celles qui poussèrent au geste fatal les employés d’une grande société de téléphonie en proie au management aveugle et sourd. Souhaitons que la tragique actualité récente ne se répète pas. Mais soyons vigilants et intraitables sur ce front-là. L’APHG a aussi pour raison d’être de défendre et illustrer la dignité du métier de professeur d’histoire-géographie face à tous ceux qui le malmènent et qui l’abaissent, à quelque camp qu’ils appartiennent.
Un rêve lotharingien
Pour finir, livrons un rêve fait durant ces Agoras, un rêve lotharingien moins chimérique et moins néfaste que celui du « Grand-duc d’Occident », Charles le Téméraire, un rêve constructif. Les Autorités entendraient enfin la voix du bon sens (la Lorraine est terre de voix), allégeraient les programmes pour les ajuster aux horaires, rendraient de la visibilité aux épreuves du nouveau bac, les placeraient avec sagesse dans l’année scolaire, maintiendraient une part décente aux enseignements de lettres et histoire-géographie en lycée professionnel, feraient rapidement un bilan sincère des innovations, reconnaîtraient leurs erreurs, privilégieraient la co-construction sur le ruissellement (une douche froide) de la parole injonctive et faussement experte, allégeraient les effectifs des classes et prendraient à bras le corps la question de la réussite scolaire en rendant de la valeur aux diplômes des apprenants et aux compétences des enseignants, sans sacrifier aux chimères numériques ni aux doxas égalitaristes. Les enseignants reprendraient confiance en leur mission, verraient de nouveau se dessiner le sens de leur métier et instruiraient des élèves aimant l’École de la République et se fiant à elle pour leur émancipation intellectuelle, sans frontières communautaires ou sociales, dans une belle fraternité de la connaissance. Ayant œuvré puissamment à ce résultat en montant au front de tous les combats légitimes, l’APHG multiplierait les adhérents et sa revue les lecteurs.
Voici ce qui est venu à l’esprit en passant par la Lorraine. Il revient à chacun et à tous que ce beau songe lorrain s’accomplisse.
Montrouge, le 3 novembre 2019.
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