ÉDITORIAL : J’accuse et j’appelle

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Par Bruno Benoit [1]

Mes vœux 2015

Chères Collègues, Chers Collègues,

D’abord je m’adresse à vous pour vous souhaiter tous mes vœux de bonheur dans lesquels j’associe le bonheur professionnel, indispensable pour être un professeur heureux, et le bonheur personnel, sans lequel il est plus difficile d’enseigner, surtout que le monde de la classe, au-delà du monde dans lequel nous vivons, est de plus en plus difficile.
Pour preuve, des collègues très désenchantés qui, dans des lettres que nous recevons au local de l’APHG, dénoncent des programmes qui ne correspondent plus à la réalité des élèves qu’ils ont en face d’eux et ce depuis des années, années pendant lesquelles ils doivent « bricoler » pour les intéresser, mais aussi pour réaliser ces fameux programmes, tout en organisant des évaluations, des réunions, des concertations, des exposés, de la méthodologie, des études de documents, des travaux interdisciplinaires, des nouvelles expérimentations pédagogiques avec le numérique et en subissant réformes sur réformes, tout cela avec des horaires de plus en plus réduits.
Je réponds à tous les collègues, membres ou non de l’APHG qui pensent que l’APHG n’agit pas assez pour mieux adapter les programmes et au-delà des programmes l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie aux publics qui sont les nôtres, que l’APHG n’est pas un « Deus ex machina » capable de faire changer les choses qui sont pensées en haut lieu, avec ou sans collègues, loin du terrain, lors de réunions où il est toujours plus facile d’évoquer ce qui pourrait être fait, ce qui devrait être fait, ce qui serait souhaitable d’être fait, ce qui serait envisageable d’être fait, ce qui doit être fait. L’APHG agit à la façon d’une association représentative, consultée, écoutée, j’espère entendue, qui expose des propositions qui sont le reflet du travail de ses membres en commissions et qui correspondent à ce que l’APHG, sans aucune surenchère pédagogique ou médiatique, pense être le mieux adapté aux différents publics.

J’accuse et j’appelle

C’est pour cette raison que l’APHG, consciente que le premier semestre 2015 est décisif pour les futurs programmes d’école primaire et de collège pour nos deux matières, mais aussi concernant les manières de transmettre des savoirs, devenus par la volonté de ceux qui sont en charge de la réforme, des compétences, lance un CRI qui a pour but de réveiller les collègues éloignés de ce qui est en train de s’établir, cri qu’elle espère être repris en écho au-delà de cet éditorial et cri qui ouvre une période de vigilance accrue, voire de mobilisation. Mes vœux destinés aux institutionnels, aux politiques, aux organisations représentatives, à l’opinion publique se déclinent en deux références historiques qui ont été, pour chacune d’entre elles, des grands moments forts de notre histoire, des moments d’espoir : mon premier vœu est un « J’accuse » et mon second vœu est un « J’appelle ».

J’accuse

J’accuse tous ceux et celles qui mettent en avant la soit-disant nouveauté pédagogique des compétences pour mieux assassiner les savoirs. Point de compétences sans savoirs, point de savoirs sans efforts d’apprentissage, point de savoirs utiles sans méthodologie maîtrisée. Le 30 décembre 2014, Libération titre, dans un article au cœur de ce numéro, « L’école marquée par le principe d’inégalité ». L’APHG est consciente qu’il y a beaucoup de travail à faire pour réduire le fossé des inégalités scolaires et pense avec force que l’acquisition de savoirs, couplée pourquoi pas avec celle de compétences dans un deuxième temps, est le meilleur instrument pour permettre à des jeunes issus de milieux défavorisés socialement de se hisser au même niveau que les autres. Les savoirs sont à la fois les fondations et le gros oeuvre de la construction intellectuelle d’un élève par l’école, les compétences ne sont que la montée d’escalier, voire l’ascenseur qui permet d’y accéder. L’APHG, qui a toujours su être de son temps, investit dans les TICE, qui sont des compétences, car enseigner aujourd’hui passe par le numérique, sans que cela ne remette en cause l’acquisition de savoirs. La question sur laquelle l’APHG travaille est de savoir qu’est-ce qu’un élève doit savoir en fonction des différents niveaux de classe.

J’accuse tous ceux et celles qui pensent que l’Histoire et la Géographie sont à ranger au magasin des accessoires de l’enseignement, ces deux matières ne participant pas pleinement à la formation professionnelle de l’élève, ce qui serait l’objectif des réformes en cours au nom des économies à réaliser en termes de postes et d’horaires. Or, l’école est aussi l’école de la citoyenneté et, à ce titre, l’Histoire et la Géographie y occupent les premières places. Ces deux matières donnent au public scolaire la possibilité de voyager par l’esprit dans le temps et l’espace, d’acquérir des repères sociaux et politiques, de croiser des itinéraires de vies, de découvrir l’horreur du passé et ainsi éviter que cela recommence, de connaître des territoires où vivent d’autres hommes et femmes, de réfléchir sur les grands enjeux de la planète, bref de participer au désir d’apprendre chez des jeunes qui n’ont pas la chance familialement de pouvoir accéder à tout ceci.

J’accuse tous ceux et celles qui font disparaître de façon régulière et hypocrite l’Histoire et la Géographie en tant que matières des épreuves des concours de recrutement au profit de la didactique, ce qui entraîne, au niveau universitaire une baisse considérable des heures d’enseignement, ce qui revient une fois encore à sacrifier les savoirs au profit de pseudo-compétences et à former des collègues qui sont ainsi peu axés sur les savoirs, ce qui a des effets sur leur enseignement face aux élèves qui découvrent des matières sans chair et, donc, sans ce qui fait la force et l’intérêt de nos deux matières comme je l’ai dit au point précédent. Or, ce recul scolaire et universitaire de l’Histoire et la Géographie va à l’encontre de ce qui se passe dans la société civile. En effet, l’Histoire et la Géographie sont hyper présentes dans de multiples émissions à la radio et à la télévision, dans de nombreuses revues grand public, dans les catalogues des éditeurs et sur les rayons des librairies ; elles sont au cœur de nombreuses associations de défense du patrimoine, de sociétés historiques locales Il est inconcevable que l’École sacrifie l’Histoire et la Géographie, alors que, au delà de l’École, l’Histoire et la Géographie animent culturellement notre société et que ces émissions, ces revues, ces livres, ces associations soient réservés à ceux et celles qui par leur culture familiale peuvent y accéder.

J’appelle

J’appelle tous les collègues membres de l’APHG à informer dans leurs établissements leurs collègues de ce qui est en train d’être tramé, de leur faire prendre conscience des enjeux qui sont sur la table des négociations, de ce quoi sera faite la prochaine rentrée et surtout celles de 2016 pour la classe de 5ème, puis de 2017 pour la quatrième et de 2018 pour les 6ème et 3ème. De leur rappeler ce que nous a promis la Ministre en ce qui concerne l’enseignement « civique et moral ». L’APHG doit donc servir de « passeur » d’information et d’engagement et en cela les régionales doivent se mobiliser pour sensibiliser les différentes publics qu’elles côtoient à ce qui est actuellement en jeu pour nos deux matières. Le site internet de l’APHG doit être communiqué à tous les collègues afin qu’il soit consulté, nourri et serve de tribune à nos actions. [2]J’espère que cette mise en éveil des collègues les amènera à considérer l’APHG comme la seule organisation qui refuse, même si le combat est inégal, de baisser les bras devant les volontés ministérielles qui ont entrepris un travail de sape de nos matières sous couvert de rénovation pédagogique.

J’appelle tous les amis de l’Histoire et de la Géographie, en particulier les associations d’anciens combattants, qui liront cet éditorial ou qui seront informés de ce qui attend nos deux matières dans les années à venir, à mobiliser leurs énergies, à joindre leurs voix aux nôtres, à nous rejoindre en souscrivant à la revue ou en adhérant à l’association. Je pense fortement que la société civile peut être d’un grand secours en cette période difficile où la culture générale est sacrifiée de façon systématique sur l’autel d’une rentabilité administrative à court terme.
La politique c’est prévoir, non dans une action imposée par les circonstances, mais dans une vision qui prenne en compte cette nécessité urgente de mieux intégrer les différentes composantes de notre société multiculturelle en leur donnant, non des compétences, mais un passeport culturel commun où le passé se mêle au présent afin que tous et toutes puissent échanger afin de vivre ensemble, à condition qu’ils puissent échanger !

J’appelle l’opinion, en particulier celle des parents d’élèves, à bien comprendre que moins d’Histoire et de Géographie, moins de savoirs, n’est pas une bonne chose pour leurs enfants qui ont besoin, certes de compétences, mais aussi de savoirs maîtrisés, tant chronologiquement que spatialement, de références qui leur permettent de comparer, de juger, d’échanger. Les parents d’élèves doivent aussi être des citoyens et des citoyennes qui ne visent pas seulement une mention au bac, mais une formation intellectuelle complète de leurs enfants qui sont appelés à être des citoyens et des citoyennes, des électeurs et des électrices, des futurs parents…

Mon « J’accuse » et mon « J’appelle » se veulent porteurs d’éveil, de mobilisation et d’espoir en ce début d’année. Ils sont à l’image d’une nouvelle année qui s’ouvre et qui devra être porteuse de lumière pour ceux qui nous dirigent et qui doivent comprendre qu’une réforme n’a pas à s’en prendre aux fondements mêmes de l’édifice scolaire mais doit plutôt s’intéresser au pourquoi des difficultés rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur métier, métier qui mérite un soutien de la part de tout gouvernement, des parents d’élèves et de la société civile, car il prépare les enfants d’aujourd’hui à être les citoyens et les professionnels de demain, les deux objectifs ne peuvent être dissociés, l’un sans l’autre la France de demain ira mal. C’est pourquoi j’insiste fortement pour que le CSP, le Ministère, la Dgesco, l’Inspection générale entendent les vœux de l’APHG contenus dans cet éditorial.

Bruno BENOIT
Lyon, 1er janvier 2015

P.S. du 8 janvier 2015 :
Le massacre à Charlie Hebdo m’amène à ajouter quelques lignes à mon éditorial. Les membres de l’APHG dénoncent tous ceux qui portent atteinte à la liberté d’expression et à la personne humaine, car cette dénonciation est au cœur de leur enseignement. L’APHG est aussi depuis le mercredi 7 janvier Charlie. De plus, seule l’École permettra, en accordant à tous les enfants de France quelles que soient leur origine et leur confession des savoirs communs, à dialoguer, à échanger et à défendre la liberté, l’égalité et la fraternité. L’Histoire et la Géographie participent fortement à l’intégration républicaine.

Notes

[1Président de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG). Professeur des universités à l’IEP de Lyon. Editorial du numéro 429 de la revue Historiens & Géographes, janvier-février 2015. Parue en mars 2015.