ÉDITORIAL Jours de colère Editorial

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« Ouvrir les yeux quand il est temps » (Baltasar Gracián, L’Homme de cour)

Cette maxime d’un écrivain espagnol du XVIIe siècle sert de fil conducteur à mon éditorial, car comme le dit Gracian « de réfléchir trop tard ce n’est pas un remède, mais un sujet de chagrin et quelques-uns commencent à voir, quand il n’y a plus rien à voir ». Les professeurs membres de l’APHG ne tiennent pas à être dans la catégorie de ces professeurs qui, bien qu’ils aient les yeux ouverts, ne voient pas la réalité qui est en train de se mette en place en cette fin de printemps et de début d’été 2014. L’APHG, depuis sa création, a toujours été vigilante face à tout ce qui remet en cause la qualité de l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de l’instruction civique, même si celle-ci s’appelle désormais « Enseignement moral et laïque ». Des déclarations faites, des mesures annoncées, des engagements non tenus me font choisir ce titre « Jours de colère » !

Bruno Benoit, président de l’APHG

La fin du printemps et le début de l’été 2014 sont un moment où l’histoire a régné en maître dans la sphère publique - le Président de la République, voire le Premier Ministre, étant le plus souvent en première ligne - mais aussi dans l’opinion : le 70e anniversaire du D-Day accompagné de manifestations monstres et internationales sur les plages de Normandie, la célébration le 9 juin des 99 pendus de Tulle de 1944 par la division Das Reich, le 74e anniversaire de l’appel du 18 juin à l’occasion duquel a été ranimée la flamme de la résistance au Mont Valérien, un 14 juillet célébrant internationalement la Grande Guerre et les sacrifices des poilus, le Tour de France et son hommage à la guerre de 1914 avec la visite de François Hollande le 10 juillet lors du passage au Chemin des Dames, les cérémonies à la mémoire de la rafle du Vel d’Hiv et du maquis du Vercors, la commémoration de l’assassinat de Jaurès, sans oublier ce qui est à venir : le déplacement au mont Faron le 15 août pour célébrer le débarquement de Provence, la libération de Paris et de la plupart des grandes villes de France fin août et début septembre, mais aussi le 1 00e anniversaire de la bataille de la Marne et, comme point d’orgue le 11 novembre 2014 à Notre-Dame de Lorette. Seul le centenaire de l’assassinat de l’archiduc à Sarajevo a révélé des problèmes entre histoire et mémoire pour de nombreux acteurs européens actuels.

Il y a aussi ces références permanentes, dans les discours de nos élus et de nos ministres, à la République, à ses valeurs, à son respect de toutes les religions, à son affirmation d’un vivre ensemble, à son ancrage démocratique et citoyen, c’est-à-dire une même loi pour tous sans faire référence à l’origine. J’aime lire et entendre ces renvois à la République, mais qui, à l’École, apprend aux jeunes de France comment s’est construite la République, quels ont été ses combats menés contre ses opposants et ses occupants, comment s’est forgée la nation, comment s’est formé le peuple de France, que signifie la devise Liberté, Égalité, Fraternité, mais aussi la laïcité ? Ceux et celles qui sont les vecteurs de ces savoirs sont les professeurs d’Histoire et de Géographie !

Au-delà de cette déferlante commémorative officielle qui a envahi le quotidien et de cette République omniprésente dans le langage politique qui me confortent, toutes deux, dans l’idée que l’Histoire est beaucoup plus présente dans la récupération politique et médiatique que dans les classes devant les élèves, j’espérais que cet été 2014 soit un moment de mise entre parenthèses des activités relatives aux engagements et rencontres que l’APHG mène sans relâche depuis sa création, une coupure nécessaire entre l’année scolaire qui s’achève et celle qui s’annonce porteuse, comme la nuée qui émerge à l’horizon, d’orages d’intensité variable, bref qu’il y ait apaisement et non tensions. Le Mondial de foot remplissant les écrans et jouant son rôle dérivatif aux problèmes économiques, politiques et sociaux, tout semblait aller dans le sens d’un été de « relâche » dans les différents bras de fer que l’APHG mène pour que l’Histoire et Géographie restent deux matières centrales de l’enseignement de tous les élèves de la maternelle à la Terminale. J’aurai dû me méfier et ne pas penser que l’été serait serein, les crises éclatent toujours en été, les événements internationaux sont là pour le prouver.

Le premier jour de colère est arrivé via Marseille le 18 mai. La régionale de cette ville m’informe que la municipalité a la volonté de débaptiser, dans le quartier de Mazargues dans le 9ème arrondissement, la place Robespierre, nom que cette place porte depuis 1926 et que même le régime de Vichy n’a pas osé toucher ! Informée par cette attaque, l’APHG écrit au maire de Marseille pour s’insurger de ce crime de lèse histoire/mémoire. D’autres associations réagissent également et ensemble nous formons un collectif qui fait reculer la municipalité. Il n’est pas acceptable de vouloir bannir de l’espace public un personnage tel Robespierre, trop longtemps chargé de tous les maux de la Terreur et qui, pourtant, est au cœur de la grande Révolution française, fondatrice de la France contemporaine. Les travaux historiographiques actuels renouvellent la lecture du personnage et mettent en valeur le grand homme politique qu’il fut. L’APHG veille et continuera à veiller à ce que l’Histoire ne soit pas une variable d’ajustement des politiques, qu’ils soient de Gauche ou de Droite, que l’Histoire ne soit pas au service de décisions populistes et électoralistes.

Le deuxième jour de colère date du 29 mai 2014 lorsque le journal Libération, après les élections européennes, titre : « La victoire du FN, le poids de l’école ». L’article traite des inégalités que l’Ecole ne fait pas reculer et affirme que les exclus ont peu de chance de prendre l’ascenseur social. Il est facile de tirer sur l’École quand celle-ci n’a pas toujours les moyens de sa mission républicaine. En effet, si l’Histoire et Géographie ne sont pas capables à elles-seules de faire reculer ces inégalités, ce n’est pas en minimisant ces matières dans l’organigramme scolaire et de la formation des maîtres et professeurs que la lutte contre les inégalités pourra être gagnée. L’Histoire explore les luttes sociales, met en avant les hommes et les femmes qui, par leurs combats, ont fait progresser la question sociale par le vote de lois antidiscriminatoires. La Géographie dans son étude des différents territoires montrent les choix politiques, mais aussi les dirigeants et les organisations internationales qui ont permis de faire évoluer leurs pays dans la voie du progrès et de moins d’inégalités. Ces matières luttent contre tout fatalisme

Le troisième jour de colère date du 30 juin à la lecture, dans la page Débats du Monde, d’un texte de Pierre Lemaitre, prix Goncourt 2013 pour « Au revoir là-haut », qui déclare :
« Pour contrarier les réflexes populistes, [l’Europe] a besoin que les citoyens disposent d’outils d’analyse pour décrypter le monde et comprendre leur temps. Cela s’appelle l’éducation, cela s’appelle la culture ».

La France en est un bon exemple. On exige que l’école se mobilise pour faire de nos enfants des individus employables, quand il faudrait plus de littérature, plus d’histoire, plus de philosophie Evaluer ce dégât à l’échelle de l’Europe est peut-être, hélas, un indice de notre avenir. Cela s’appelle la responsabilité politique ».
Or, si ce que dit Pierre Lemaitre coule de bon sens, je ne crois pas que tous les responsables administratifs, voire pédagogiques du ministère de l’Éducation nationale, DGESCO et CSP en tête, partagent cette vérité, car nos horaires ne cessent d’être rognés à la baisse et nos programmes sont décidés loin des préoccupations des utilisateurs, c’est-à-dire les professeurs. Nous les professeurs d’Histoire et Géographie nous formons, non pas des individus « employables » point à la ligne, mais des citoyens capables de s’insérer dans la vie professionnelle avec de la culture et des connaissances leur permettant de lire et d’analyser le monde dans lequel ils vivent. Nos matières ne sont pas de rentabilité immédiate, elles infusent l’esprit et forment en profondeur l’individu, celui que tous les hommes et les femmes politiques, face aux multiples dérapages racistes, antisémites et porteurs du refus de l’Autre constatés chaque jour, invoquent de leurs vœux républicains. Voilà pourquoi plus d’Histoire et plus de Géographie ne sont pas un investissement inutile, mais un plus démocratique et citoyen et ce, pour tous les élèves, du primaire à la classe Terminale, même pour la TS ! Ceux et celles, personnes physiques et organisations, qui regrettent la réforme Chatel se trompent et comme l’aurait dit Baltasar Gracian, ils doivent ouvrir les yeux quand il est encore temps. Je laisse les contempteurs du retour de l’histoire et de la géographie en TS - celui-ci serait responsable de l’échec de la réforme ! - méditer cette maxime de Gracian : « Malheureux le cheval dont le maître n’a point d’yeux ! Il sera difficile qu’il engraisse ». Mesdames, Messieurs, ouvrez les yeux, le retour de l’Histoire et de la Géographie que vous accusez de tous les maux est, bien au contraire, une chance inouïe pour les promotions qui vont en bénéficier et dont le retour sur « investissement culturel » sera visible dans les années à venir.

Le 3, puis le 7 juillet sont les quatrièmes et les grands jours de colère. Le 3 juillet, le CSP publie en 18 pages ses conclusions sur l’Enseignement civique et moral et le 7 juillet Pierre Kahn, un des responsables de la réflexion sur cet enseignement, publie une interview dans le journal La Croix. Dans le premier document, beaucoup de belles notions sur l’enseignement civique et moral - République, citoyenneté, responsabilité, sensibilité, engagement, intérêt général, jugement, Europe... -, mais rien sur ceux et celles qui l’enseigneront. Dans l’interview, Pierre Kahn, professeur des Sciences de l’éducation à l’Université de Caen, affirme que les professeurs d’Histoire et de Géographie ne sont nullement les détenteurs de cet enseignement. Or, lors d’une rencontre entre l’APHG et Pierre Kahn le 28 mars 2014, il avait été dit et affirmé que l’enseignement moral et civique au collège reviendrait aux professeurs d’Histoire et Géographie. Début juillet, nous n’existons plus : c’est une trahison, un déni de la part d’une personne qui s’était engagée, non pas en nous accordant un passe-droit, mais en confirmant une compétence que seuls les professeurs d’histoire et Géographie détiennent pour faire de cet enseignement un véritable enseignement moral et civique. Cela n’est pas acceptable, pas tolérable, je demande à tous les professeurs d’Histoire et de Géographie en collège de se mobiliser dès maintenant pour éviter que cet enseignement devienne une variable d’ajustement des chefs d’établissement. L’enseignement civique et moral demande à être enseigné par des professeurs qui puiseront dans leurs savoirs historiques et géographiques les références pour illustrer les belles notions évoquées dans le rapport du CSP du 3 juillet 2014.

Je pense qu’en ce 23 juillet, jour où je termine mon éditorial, ma colère n’est pas retombée, car je crains que d’autres mauvaises nouvelles, celles-ci depuis quelques années se multiplient à l’égard de l’Histoire et de la Géographie, arrivent d’ici la rentrée. Nos dirigeants n’ont pas compris l’importance de ces deux matières et les gèrent en fonction de critères de rentabilité budgétaire ou idéologique immédiats. Non, nous représentons le fondement même de la culture humaniste, celle qui est au cœur du corpus républicain que tous les politiques évoquent et appellent de leurs vœux.

Nous tenons, l’APHG et son bureau national, à rencontrer les responsables de la DGESCO et du Ministère de l’Éducation nationale, le ou la responsable de l’enseignement à l’Elysée. C’est donc un appel que nous faisons à nos dirigeants pour être entendus, écoutés au nom de la cohésion nationale et de l’affirmation républicaine.

Bruno BENOIT
Lyon, 23 juillet 2014