ÉDITORIAL : Jubiler ou s’affliger, telle est la question Historiens & Géographes n° 442 (à paraître)

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Par Franck Collard. [1]

Jubiler ou s’affliger, telle est la question.

Chacun sait que chez les Hébreux au temps de Moïse, puis dans l’Église apostolique et romaine, à partir du pape Boniface VIII, tous les cinquante ans intervenait un jubilé qui abolissait les dettes ou remettait les péchés moyennant l’accomplissement de certains rites. La perspective d’une libération générale de fardeaux juridiques, économiques ou moraux était si réjouissante que le verbe « jubiler » signifie encore de nos jours se réjouir pleinement, intensément, profondément.

En ce mois de mai 2018, cinquante ans après les événements que l’on sait, inspirateurs des événements que l’on connaît, l’heure doit-elle être à la jubilation pour l’École de la République, les enseignants, l’histoire et la géographie ? La réponse est pour le moins nuancée.

Éléments jubilatoires

La mode est aux émoji, mais je ne parsèmerai pas cet éditorial de petites figures joviales ou affligées comme il s’en trouve dans un hebdomadaire culturel très lu des professeurs et exagérément optimiste sur les affaires éducatives. En ces temps impatients et troublés, tout ne va pas mal. Nos disciplines sont plus que jamais au cœur des débats. Les publications historiques ou géographiques n’ont jamais été aussi stimulantes pour l’esprit. La présente livraison de la revue Historiens & Géographes s’en fait l’écho en publiant à la fois une longue et passionnante interview de Patrick Boucheron et un compte-rendu critique de son Histoire mondiale de la France par Gerd Krumeich. Enjoy, comme on dit maintenant à tout propos.

L’APHG a été très présente dans les manifestations scientifiques organisées autour du centenaire de la Grande Guerre durant les quatre dernières années et le dossier publié dans les pages qui suivent témoigne de cette implication. La reconnaissance et l’estime dont elle jouit dans le monde académique et scientifique comme dans le monde institutionnel et politique, aussi bien sur le plan national qu’à l’échelle internationale, ne peuvent que réjouir ses membres. Outre des contacts directs et suivis avec les plus hautes instances de l’Éducation nationale, l’APHG est consultée au niveau du Parlement européen pour donner son expertise quant aux dangereuses dérives d’instrumentalisation de l’histoire en cours dans certains pays de l’Union. Elle a puissamment œuvré au plein succès du 25e congrès Euroclio qui s’est tenu à Marseille en avril dernier. Grâce à l’efficacité remarquable des membres de la commission Europe ainsi qu’au concours crucial de la Régionale d’Aix-Marseille, cette rencontre ayant rassemblé plusieurs centaines de participants venus d’Europe et du monde a permis de montrer la vitalité de l’association, sa capacité à monter des rencontres scientifiques de haute tenue et sa volonté de nouer des partenariats solides, au-delà des liens très forts qui nous lient avec le VGD de nos homologues d’outre-Rhin.

Précisément, une autre jubilation peut être légitimement éprouvée devant l’ouvrage commun et bilingue sorti en avril dernier aux éditions Wochenschau Wissenschaft sous le titre France-Allemagne. L’enseignement de l’histoire pour l’Europe. Une passionnante table-ronde tenue à Francfort avec le chaleureux soutien de la Mission historique française en Allemagne et de son directeur Pierre Monnet a accompagné la sortie du volume présenté ensuite à Marseille. Là aussi, ce furent des moments intellectuellement jubilatoires de confrontation de points de vue épistémologiques, didactiques et, au sens noble du terme, politiques, sur le statut de l’histoire dans l’enseignement secondaire de nos deux pays, si proches et si différents.

Autre motif de jubilation, l’association étroite de l’APHG au 143e congrès du CTHS à Paris. Tenue à bon droit pour une société savante, considérée à juste titre comme à l’interface du monde de la recherche et du monde de l’enseignement, l’association a pris part à plusieurs événements scientifiques, une réflexion sur la publication en histoire aujourd’hui, une autre sur la transmission de l’histoire nationale par le récit. Cette dernière table-ronde a été l’une des plus suivies du congrès à l’ouverture duquel, d’ailleurs, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche s’est félicitée de ce rapprochement entre notre association et le CTHS, ainsi que le comité français des sciences historiques. Dans les hautes sphères de la recherche soucieuses d’inscrire les sciences humaines et sociales dans la société, on compte beaucoup sur l’APHG. Et l’APHG répond présent, s’étant par exemple investie dans la création d’un prix décerné en commun avec le CTHS pour récompenser les initiatives enseignantes menées en liaison avec les sociétés savantes. Le règlement du concours sera bientôt disponible.

Jubilons aussi devant l’association toujours plus étroite de l’APHG aux festivals de Blois, de Saint-Dié, de l’Institut du monde arabe, de Fontainebleau, ou de Pessac, en attendant un renforcement de sa présence à celui de Grenoble et la participation à Eurogéo. Elle propose beaucoup de rencontres, sait mobiliser ses réseaux de savants et de chercheurs de premier plan, et excelle dans la mise en connexion des publics scolaires avec les milieux de la recherche. De quoi réjouir les collègues dans un climat par ailleurs sérieusement dégradé.

La jubilation dangereuse

Il faudrait être singulièrement béat pour ne pas voir, à côté des motifs de satisfaction exposés ci-dessus, les nombreuses raisons de s’affliger venues s’empiler depuis quelques mois. Dangereux serait de se maintenir dans la réjouissance qu’avaient suscitée les premiers temps du nouveau pouvoir, ses bonnes dispositions apparentes à l’égard de nos matières et de nos conceptions de l’enseignement, son écoute et sa compréhension.

Force est de constater que, malgré des messages passés au ministre de l’Éducation nationale, malgré une audition longue et argumentée devant le Conseil supérieur des programmes et sa nouvelle présidente, en principe plus favorable à nos vues que son prédécesseur, les projets de réforme de baccalauréat ainsi que du lycée, pour ce qu’il en transparaît dans la dernière note du CSP, et avant d’autres démarches de l’APHG pour éviter le pire, ne donnent guère matière à jubilation. Le prix à payer pour le maintien d’un tronc commun de 3 h de la Seconde à la Terminale est prohibitif. L’APHG a émis depuis le début de très sérieux doutes sur l’épreuve du Grand Oral qui va démultiplier les problèmes déjà multiples posés par les TPE tout en représentant une part excessive dans l’obtention du diplôme. Les propos passablement vagues et filandreux du CSP à son sujet ne rassurent en rien.

Deuxième source d’affliction, l’ignorance des demandes des associations de spécialistes disciplinaires en matière de définition nationale des spécialités de 1e et de Terminale à proposer dans tous les lycées et en matière de répartition disciplinaire des horaires pour les spécialités censées être enseignées par des professeurs de plusieurs disciplines, celle d’histoire, géographie, géopolitique et sciences politiques étant d’ailleurs parfaitement assurable dans son intégralité par les professeurs d’histoire-géographie. Or non seulement le ministère persiste dans son projet déraisonnable de fragmenter ces enseignements de spécialité, minimisant les difficultés de leur évaluation (confection de sujets communs et correction selon des critères d’appréciation identiques), mais de plus il remet aux chefs d’établissement la tâche de répartir les heures entre spécialistes disciplinaires. De ce point de vue, la prose du CSP atteint des sommets d’hypocrisie : la « souplesse » tant vantée – on aurait pu aussi invoquer la « subsidiarité » chère au droit canon et à l’Union européenne – n’est que le cache-sexe de l’autonomie des établissements où se régleront dans une pure logique arithmétique et comptable les problèmes d’emploi du temps grâce aux ajustements permis par la soi-disant « souplesse ». Répétons-le, l’APHG réclame l’intégralité de l’enseignement de spécialité où apparaissent les noms des deux disciplines qu’elle défend, ou, à défaut, exige que lui reviennent nationalement les trois-quarts des horaires dédiés (soit 3h en 1e et 4h en Terminale), puisque, aussi bien, le libellé de la dite spécialité met en jeu trois champs sur quatre qui regardent nommément l’histoire ou la géographie.

Si elle se réjouit toujours de la volonté ministérielle de renforcer la valeur certificative du bac, l’APHG s’inquiète des conditions de mise en œuvre du contrôle continu qui reste pour l’heure du plus grand flou, au risque de porter préjudice à l’équité du baccalauréat. Si elle envisage avec joie la proposition de thèmes innovants pour occuper les heures de spécialité, elle craint que le nouveau système n’entraîne, contrairement à l’argumentation passablement spécieuse de la note du CSP, un bachotage accru dès la classe de 1e.

La question de Parcours Sup et de la loi Ore qui a servi de déclencheur au mouvement de contestation actuelle dans les universités, est un autre motif d’insatisfaction. L’APHG s’est réjouie de l’introduction d’un peu de cohérence entre le secondaire et le supérieur. Elle a salué la remise des professeurs de lycée en possession de leur expertise appréciative et évaluative. Elle ne voit rien de scandaleux à ce que la scolarité secondaire détermine un tant soit peu les études supérieures, non pour en barrer l’accès aux catégories en difficulté, mais pour en préparer et faciliter la poursuite en toute connaissance de cause. Pour toutes ces raisons, elle ne peut que condamner les formes délirantes prises par la contestation de la réforme entreprise et ne saurait partager la jubilation maligne de ceux à qui la magie puérile des millésimes jubilaires fait croire que le maximum de désordre et de démagogie fera revenir à l’ère mythique de l’interdiction d’interdire. Le désaccord profond avec la philosophie de la réforme s’entend parfaitement, il pose le problème très débattu de la nature même qu’on veut donner à l’Université et des missions qu’on lui confère. En ce domaine comme en tant d’autres, le pluralisme règne à l’APHG. En revanche, les entraves mis aux examens, les dégradations de locaux et de matériel et la mise en cause des évaluations des lycéens par leurs professeurs comme aide à leur réussite future en tant qu’étudiants ne sont pas admissibles ni même concevables.

Pour autant, les conditions de mise en œuvre de la réforme bien trop hâtive dite Parcours Sup provoquent beaucoup de tensions et sollicitent les enseignants du secondaire au-delà du raisonnable, alors même que certains de leurs collègues du supérieur clament haut et fort ignorer leur honteuse collaboration au processus honni de « sélection ». C’est bien l’antonyme de jubilation, affliction, qui vient à l’esprit pour décrire une situation extrêmement consternante au vu des intentions premières du gouvernement. Qu’il est donc difficile, de toute part, de sortir des vieilles ornières !

Un ultime point de préoccupation est à signaler, spécialement peu réjouissant s’il s’avérait suivi d’effet. Le ministère a confié au recteur Filâtre une mission d’évaluation des ESPE. Ce n’est pas la démarche, salutaire, qui est inquiétante, c’est le projet sous-jacent d’une réforme profonde des concours de recrutement dans l’éducation nationale. Cette réforme est d’abord adaptée aux futurs professeurs des écoles – il est vrai que le système actuel est calamiteux – mais elle serait extensible aux certifiés qui seraient pré-recrutés par un « concours » (sans programme spécifique) en fin de L3, deviendraient contractuels (et non fonctionnaires-stagiaires) durant leur master et seraient ensuite titularisés ou simplement inscrits sur listes d’aptitude. Soyons très vigilants sur la question, une telle évolution irait à l’encontre de tout ce qui nous a été dit en haut lieu à propos de l’impératif remusclage disciplinaire de la formation initiale des enseignants.

Rénovation et régénération

Les jubilés anciens s’entendaient aussi comme des moments régénérateurs et l’actuel n’est pas si éloigné de ces perspectives revigorantes par un retour aux sources passablement fantasmé. En cette année 2018, l’APHG ne fête rien. Mais elle doit prendre elle aussi l’imprégnation jubilaire pour se renouveler en s’affranchissant des pesanteurs – une action de rénovation de la revue est lancée – et en faisant confiance à de nouveaux acteurs qui sachent porter efficacement les valeurs de l’association et mener ses combats de défense et de promotion disciplinaires à un moment où les menaces se précisent. Les prochains rendez-vous au ministère, les propositions de programmes ambitieux et raisonnables, le bilan des réformes du collège, les évolutions des bacs technologique et professionnel où nos disciplines revêtent une importance cruciale, tout ceci suppose un redoublement d’énergie. Si la situation n’évolue pas en matière d’enseignement de spécialité, la défense dans chaque établissement des intérêts des professeurs d’histoire-géographie se fera d’autant mieux qu’ils pourront s’appuyer sur l’association. C’est le moment où jamais de la rejoindre et de la promouvoir. C’est le moment aussi de s’investir dans ses instances puisque le comité national doit être partiellement renouvelé d’ici le début 2019 (un appel à candidature sera lancé à la rentrée) et que le conseil de gestion et le bureau national seront aussi à renouveler à la fin de cette année 2018.

Une nouvelle fois, le président et les dirigeants nationaux de l’APHG en appellent à la mobilisation et à l’inventivité des adhérents. Ni la résignation ni la passivité ne permettront de conjurer les périls. Beaucoup d’efforts sont faits dans les régionales, beaucoup de temps est passé par leurs responsables à porter la bonne parole, organiser des manifestations scientifiques, accroître les adhérents. En certains endroits, une véritable renaissance s’opère et de nouvelles formes d’offres de services éclosent. En d’autres hélas, les effectifs baissent, la revue peine à trouver des lecteurs. Puisse bientôt venir le temps où nous pourrons nous réjouir concomitamment de la remontée du nombre de nos troupes et de l’aboutissement victorieux de nos luttes. L’un n’ira assurément pas sans l’autre.

Franck COLLARD,
Président de l’APHG.

Reims, le 13 mai 2018.

Note de la Rédaction : Les comptes rendus des réunions de travail des Commissions pédagogiques et du Comité national de l’APHG des 3 et 4 février 2018 sont publiés sur le site www.aphg.fr / Rubrique « L’Association / Commissions nationales ». Retrouvez également en ligne et sur les réseaux sociaux toute l’actualité de notre association professionnelle, ses enquêtes, ses pistes de réflexion sur les programmes et sa promotion de nos disciplines auprès des instances ministérielles, administratives et académiques.
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Sommaire du n° 442 (mai 2018)

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Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris 10-Nanterre.