EDITORIAL - L’ENSEIGNEMENT DES QUESTIONS VIVES : UN DEFI PÉDAGOGIQUE, RÉPUBLICAIN ET CIVIQUE Historiens & Géographes n°470 (Mai 2025)

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Par Joëlle ALAZARD [1]

L’ENSEIGNEMENT DES QUESTIONS VIVES : UN DEFI PÉDAGOGIQUE, RÉPUBLICAIN ET CIVIQUE

L’été approche, avec ses promesses de lumière, de repos bien mérité et de lectures échappées. Peut-être le dernier numéro d’Historiens & Géographes trouvera-t-il place dans quelques sacs de plage, glissé entre un roman et un carnet de notes. Nous l’espérons, car il porte en lui le souffle de nos disciplines, toujours attentives au monde. Mais comment dire la sérénité quand la réalité s’y refuse ? Comment prétendre à l’apaisement alors que le droit international, socle fragile de l’ordre mondial, se voit chaque jour un peu plus piétiné, défiguré, ignoré ? L’actualité nous heurte, nous interpelle, nous oblige. Elle rappelle cruellement combien nos enseignements sont ancrés dans le réel, et combien ils sont nécessaires. En cette fin d’année, les enseignants ne sont pas sereins. Ils sont lucides, inquiets, engagés. Et ils restent debout, dans la complexité du monde, pour transmettre à leurs élèves ce que penser veut dire.

ENSEIGNER LES QUESTIONS VIVES : ENTRE ANCRAGE DISCIPLINAIRE ET OUVERTURE AU RÉEL

En cette année 2025, le professeur d’histoire-géographie est plus que jamais au cœur des tensions de notre société. Traversées par les échos du monde, nos salles de classe n’échappent pas aux questions sur les guerres contemporaines, sur les enjeux environnementaux, les crispations identitaires, les conflits mémoriels, ou les controverses sur la colonisation, le genre, la religion, la liberté d’expression, quand il ne s’agit pas des inégalités sociales et territoriales. Ces questions vives, que la société elle-même peine à nommer, à traiter ou à pacifier, entrent avec force dans les établissements scolaires.

Comment répondre aux questions légitimes de nos élèves sur la politique israélienne après le 7 octobre 2023, quand le droit international est désormais bafoué à Gaza face à une communauté internationale impuissante ? Comment apporter dans le même temps une réponse ferme à l’antisémitisme, phénomène dont nous ne cessons d’enseigner les spécificités dans l’histoire française et européenne, alors même qu’il est parfois réfuté comme phénomène d’ampleur par certains avec une cécité effrayante ? Comment enfin apporter des réponses en gardant la paix civile dans notre pays ?

Aussi tragique soit la situation, il importe de rappeler que l’enseignement de l’histoire-géographie ne saurait se réduire à un simple commentaire de l’actualité. Il ne s’agit ni de céder à la dictature de l’émotion ni de fuir les débats, mais bien de travailler ces questions à l’intérieur d’un cadre disciplinaire exigeant. C’est par la rigueur des méthodes historienne et géographique – contextualisation, croisement des sources, construction du raisonnement, mise à distance – que nous pouvons répondre aux interrogations de nos élèves sans renoncer à notre mission : transmettre des savoirs durables et former des esprits libres. Les enseignants ne sont pas des arbitres moraux, ne valident pas les slogans des entrepreneurs d’idéologie : ils enseignent, éclairent, et arment intellectuellement, à partir de savoirs éprouvés. C’est justement cette distance critique qui permet d’aborder les sujets sensibles de manière sereine, dans le respect de tous, et dans le refus des simplifications.

LÉGITIMITÉ DES QUESTIONS, CADRE LÉGAL ET MISSION CIVIQUE DE L’ÉCOLE

Oui, toutes les questions des élèves sont légitimes. Qu’elles traduisent un étonnement sincère, une quête de sens ou une inquiétude, elles doivent être accueillies avec respect et considération. Un élève a le droit de s’interroger sur le conflit israélo-palestinien et la qualification des actions militaires à Gaza par la justice internationale, sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre à travers le monde de la République démocratique du Congo à l’Ukraine, sur les effets du changement climatique, sur l’héritage colonial de la France, sur la présence de religions dans l’espace public, sur la légitimité des frontières ou encore sur le rôle de l’État. Mais il revient à l’École de donner un cadre à cette liberté d’interroger le monde : le cadre de la loi, du droit, de la laïcité et du respect des personnes.

Ainsi, si toutes les questions peuvent être posées, elles ne peuvent pas toutes être débattues n’importe comment, ni à partir de n’importe quel point de vue. La liberté d’expression à l’École est réelle, mais encadrée par les adultes. Elle suppose l’application de principes non négociables : refus des propos haineux ou discriminatoires, des atteintes à la dignité humaine, du détournement de l’histoire pour justifier une cause.

C’est là une exigence démocratique. Et c’est aussi une protection pour les enseignants, dont l’autorité et la légitimité doivent être constamment réaffirmées. La parole professorale n’est pas une opinion parmi d’autres : elle est fondée sur des savoirs, une formation universitaire, et une éthique professionnelle. L’APHG insiste donc sur un point fondamental : les enseignants doivent pouvoir répondre aux questions vives sans craindre pour leur sécurité, leur liberté pédagogique ou leur réputation. Ils doivent être soutenus par leur hiérarchie, formés de manière continue sur les sujets sensibles, et protégés face aux pressions extérieures – qu’elles viennent des familles, des réseaux sociaux ou du champ politique.

L’ÉCOLE, LIEU DE LA RÉPUBLIQUE ET FABRIQUE DU COMMUN

En abordant ces questions vives, le professeur d’histoire-géographie remplit une mission qui va bien au-delà de la transmission des connaissances : il contribue à la formation du citoyen, à la construction d’un terrain de débats commun, à la consolidation du lien républicain. Car l’histoire et la géographie, plus que d’autres disciplines encore, permettent de comprendre le monde dans sa complexité, d’interroger les héritages, de se situer dans le temps et dans l’espace.
L’École ne peut ni tout résoudre, ni tout faire, mais elle peut – et elle doit – aider les jeunes à devenir des acteurs lucides de la démocratie. Non pas des spectateurs passifs de l’histoire en train de se faire, mais des individus éclairés, capables de discernement, d’engagement et de respect de l’autre. En 2025, plus que jamais, le pari républicain passe par la défense d’un enseignement ambitieux, exigeant, et profondément humain. L’APHG appelle l’ensemble des acteurs éducatifs à soutenir cette ambition : garantir un espace scolaire apaisé, offrir aux élèves un accès aux savoirs structurés, et faire de l’histoire-géographie un levier de compréhension du monde… au service d’une société plus juste, plus libre et plus fraternelle.

C’est ce que nous nous échinons à faire depuis des années, c’est ce que nous continuerons à mettre en œuvre pour cette rentrée 2025 qui vous proposera de nouveau nombre de rendez-vous à Paris comme dans les différentes régionales de l’APHG.

Je tiens à adresser mes plus sincères remerciements à Cécile Chalmin, nouvelle rédactrice en chef de Historiens & Géographes, pour la qualité du travail accompli dans la réalisation de ce numéro. Avec rigueur, écoute et enthousiasme, elle a su donner une cohérence éditoriale exigeante à l’ensemble des contributions, sans jamais compter ses heures. Ce numéro en porte la marque : qu’il s’agisse des différents entretiens pour transmettre les nouveaux apports de la recherche, du dossier sur « La géographie du Royaume-Uni » dirigé par Lise-Marie Geary-Couronne, celui sur « Faire l’histoire des mobilités » piloté par Louis Baldasseroni ou des contributions liées à deux grandes journées d’étude de l’année – « Armées et territoires » sous la direction de Tristan Lecoq ou « Enseigner le génocide des Arméniens », dont vous pouvez retrouver les excellentes vidéos sur la chaine de l’APHG, on constate que perdure la diversité des approches, la richesse des réflexions, et bien sûr la fidélité aux valeurs qui animent l’APHG…Qu’il en soit longuement ainsi !

Nous vous espérons des vacances riches de moments de détente mais aussi de découvertes enthousiastes !

Associativement vôtre,

Joëlle Alazard

Paris, le 9 juin 2025

Notes

[1Présidente nationale de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie – APHG, Professeure d’histoire en khâgne au Lycée Louis-le-Grand (Paris).