ÉDITORIAL : L’enseignement de l’Histoire-Géographie Historiens & Géographes n°431

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Par Bruno Benoit [1]

De l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie

« User de réflexion, sans en abuser » (Baltasar Gracian).

Cher(e)s Collègues,

Au rendez-vous de cet éditorial, après vous avoir transmis toutes mes amitiés et mes encouragements, faisons le point sur la rentrée en train d’avoir lieu. À quelle température sera cette rentrée, après un été particulièrement chaud ! Je rappelle que cette rentrée est porteuse de nouveautés, telle la mise en place, au collège, de l’EMC - l’enseignement moral et civique - qui, selon les propos de la Ministre, devrait revenir en priorité aux professeurs d’histoire et de géographie. Soyez donc vigilants dans vos établissements et veillez à voir inscrire dans vos emplois du temps cet enseignement qui fait partie de nos compétences « naturelles » comme me l’a écrit Madame la Ministre. [2] L’APHG demande une évaluation de ce nouvel enseignement afin d’en tirer les conclusions qui s’imposent. De son côté, l’APHG mènera une enquête auprès de ses adhérents.

Cette année scolaire est aussi une année de transition en attendant la grande réforme des programmes pour les collèges qui est prévue à la rentrée 2016 et dont les modalités semblent, aujourd’hui, être bien définies, voire définitivement arrêtées, pour une mise en place dans un an. À propos de cette réforme, l’APHG a été auditionnée par le CSP, le Ministère, la DGESCO, a participé à des tables rondes lors de la journée sur l’enseignement de l’Histoire à la Sorbonne le 3 juin 2015, mais n’a jamais cautionné cette réforme dans sa globalité, l’a même critiquée dans les médias. Certes, certains points, que j’évoquerai dans quelques instants, me semblent rejoindre ce que l’APHG défend depuis des lustres. Mon éditorial va essayer de faire le point sur la question suivante, question qui devrait être posée en préalable à toute réforme : Que faut-il pour bien enseigner l’Histoire et la Géographie ?

1 – Du disciplinaire

La maîtrise de ce que l’on enseigne est fondamentale et l’APHG défend l’approche disciplinaire. Voilà la condition première pour bien enseigner. Cette vérité ne semble pas aujourd’hui partagée par tous ceux et celles qui ont en charge la question de l’enseignement, en particulier tous ceux et celles qui mettent en avant l’interdisciplinarité comme élément fondamental pour mieux enseigner.

L’interdisciplinarité arrive après une bonne maîtrise de sa ou ses matières. Elle est à prendre en compte pour un travail en équipe, pour un projet pédagogique, mais penser que l’interdisciplinarité soit la réponse à l’ennui des élèves ou une manière de mieux faire passer des savoirs est un leurre, à moins que les savoirs ne soient plus un objectif…

Pour une bonne maîtrise de ce que l’on enseigne, sans viser l’encyclopédisme qui n’est nullement la marque du bon enseignant, il faut avoir reçu une vraie formation universitaire qui associe connaissances et méthodes pour les assimiler, couronnée par des concours où le disciplinaire occupe une place majoritaire dans les épreuves passées par les candidats, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui au CAPES. Il faut aussi bénéficier tout au long de sa carrière d’une formation continue assurée par le Ministère avec autorisation d’absence et frais pris en charge, ce qui n’est pas la situation vécue par les enseignants et ce, depuis longtemps. C’est pour cette raison que l’APHG, dans ses régionales, a assuré, depuis des années, des mises à niveau de qualité universitaire, ouvertes aussi bien à ses adhérents qu’aux autres collègues. Est-il nécessaire de rappeler que nos matières évoluent scientifiquement ! C’est pour cette raison que la revue de l’APHG, Historiens et Géographes, publie régulièrement des dossiers de haute qualité scientifique.

C’est quand le professeur d’Histoire et de Géographie maîtrise ses matières, qu’il peut avoir cette liberté de mener son année à sa guise dans le cadre de programmes moins lourds. La réforme introduit ces deux approches. L’APHG approuve cet allègement après la suppression des notions de modules obligatoires et optionnels et surtout cette liberté, réclamée par notre association depuis longtemps, car, ainsi, le collègue adapte sa progression à sa classe et à son environnement socio-géographique. L’APHG espère qu’aucun texte vienne brider cette liberté et que l’Inspection respectera cette liberté pédagogique qui est un des fondamentaux pour bien enseigner, c’est-à-dire intéresser ses élèves tout en transmettant des savoirs, sans viser à l’accumulation indigeste, méthodes et réflexion.

Valoriser la démarche disciplinaire, ce n’est pas dire que l’on se met à l’écart et au-dessus des autres matières, mais c’est affirmer que le travail en équipe ne peut être valorisant pour les élèves qu’avec des enseignants qui dominent leur enseignement. Quand le melon n’est pas bon, on y met du porto… quand les moyens manquent, on met de l’interdisciplinarité ou de la pluridisciplinarité dans l’enseignement !!!

2 – Du temps

La deuxième condition pour bien enseigner, c’est-à-dire être un professeur pédagogue et non un professeur savant, demande du temps, car l’enseignement repose sur des apprentissages et des efforts. Si transmettre demande du temps, l’acte d’apprendre demande aussi du temps. D’abord, il y a les savoirs indispensables à acquérir qui font appel à la répétition et cela demande du temps. Il y a aussi les différentes méthodes dont nos matières sont porteuses et qui sont nécessaires à faire acquérir à nos élèves pour que l’Histoire et la Géographie ne soient pas qu’un discours sur le temps passé et sur les différents territoires, cela demande du temps. Apprendre à comprendre un texte, c’est- à-dire maîtriser les mots, le remettre dans son contexte, donner du sens, voire faire des liens avec l’actualité, demande du temps. Apprendre à lire un document - caricature, photographie, illustration, peinture, carte, tableau de chiffres, graphique - et en tirer des enseignements, le mettre en relation d’autres documents étudiés précédemment, en tirer une trace écrite, une prise de notes ou une reproduction graphique sur le cahier, demande du temps. Apprendre à construire une réponse à une question posée, analyser le libellé, regrouper ses connaissances, trouver un plan pour les organiser, demande du temps. Corriger un devoir et faire comprendre ce que le professeur attendait, demande du temps. Interroger oralement les élèves, ce qui est très utile pour la prise de parole et l’expression, demande du temps. Organiser une sortie scolaire, bien préparée et en liaison avec d’autres collègues dans une perspective interdisciplinaire, demande du temps. Concevoir un travail inter ou pluridisciplinaire, ce qui, au passage, n’est pas nouveau, demande du temps. Faire travailler les élèves en petits groupes, demande du temps. Animer son cours par des exposés, dont la durée augmente avec le niveau de classe, demande du temps. Dicter une trace écrite sur le cahier ou apprendre aux élèves à prendre des notes, demande du temps. Faire que l’École soit le lieu de la lutte contre les inégalités, ce qui est un véritable enjeu de l’École républicaine, demande du temps. Donner la parole aux élèves afin d’en faire des acteurs actifs du cours, c’est-à-dire des constructeurs des savoirs acquis, et non passifs, ce qui serait la raison éventuelle de leur ennui, demande du temps…

Si j’ai tant insisté sur cette demande de temps, c’est qu’enseigner et apprendre sont chronophages. En effet, le professeur d’Histoire et de Géographie, pour faire acquérir les apprentissages qui sont un vecteur essentiel de la formation à la citoyenneté républicaine, et les élèves, pour assimiler savoirs et méthodes qui ne sont nullement une marque d’élitisme mais d’excellence pour tous les élèves de France, ont besoin de temps. Or, cette réforme comme les précédentes est castratrice en terme de temps.

En effet, les horaires sont de plus en plus réduits. Est-ce pour cette raison que le Ministère met en avant le travail interdisciplinaire pensant, à tort, que le temps qui manque dans la discipline pourra être compensé par le temps mis en commun dans l’interdisciplinarité !

L’APHG est consciente des difficultés financières du gouvernement, mais elle aurait aimé entendre de sa part - les choses aiment à cacher leur véritable nature disait Héraclite - que la réforme actuelle est adaptée à la situation financière de l’État au lieu de mettre en avant des arguments pseudo-pédagogiques pour la justifier. Rien ne peut remplacer le temps passé devant les élèves, surtout avec des classes hétérogènes, raison de plus dans des quartiers difficiles. Nous ne gagnerons le combat contre les inégalités et les échecs qu’avec du temps !

3 – Des objectifs

À un moment où les témoignages sur l’École révèlent que celle-ci ne résout pas les inégalités, qu’elle n’arrive pas à mobiliser l’attention des élèves, d’où leur ennui, qu’elle serait porteuse d’élitisme, qu’elle serait en retard d’une révolution [3], bref qu’une nouvelle pédagogie, adaptée au public / élève actuel, devrait être inventée, afin de reconstruire l’École. [4] Loin de moi, l’idée que l’APHG puisse être porteuse de réponses à tous ces maux qui affectent notre École nationale, même si, dans les médias et les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui font entendre, ici et là, leurs voix !

En revanche, décrire comment les professeurs d’Histoire et de Géographie conçoivent leur métier de professeur est une manière de préciser la façon nous concevons notre pédagogie. L’APHG, dans ses numéros 394 et 396, [5] proposait une approche des conceptions du métier de professeur d’Histoire et de Géographie, conceptions exprimées par les professeurs eux-mêmes. La liste, présentée sans aucune volonté de classement, résume quels sont nos objectifs lors de nos cours, en précisant que tous ne sont pas atteints dans une heure de cours, mais qu’ils sont présents dans notre progression annuelle :

• Transmettre des savoirs utiles et des méthodes,
• Avoir des élèves ouverts sur le monde et actifs et des professeurs inventifs,
• Susciter l’intérêt des élèves en les prenant tels qu’ils sont,
• Être déchiffreur du monde, passé et actuel,
• Rendre l’élève actif par une mobilisation sur travail sur documents,
• Valoriser le narratif,
• Former des citoyens,
• Développer la sensibilité des élèves aux réalités du monde dans lequel ils vivent.

Dans cette liste, on retrouve tous les thèmes qui nous sont chers. Parmi ceux-ci, en tant qu’historien, je tiens à insister sur la valorisation du narratif. En effet, l’APHG défend le récit, qu’il soit mondial, européen, national ou local, car le narratif, outre la chronologie structurante mise en place, créé du lien entre le professeur et ses élèves, quel que soit le niveau d’enseignement, par la mise en avant de la dimension humaine du fait historique, ce qui permet de rappeler qu’en Histoire, l’Homme doit être au centre, ce qui est aussi la dimension citoyenne de notre enseignement républicain.

Cet éditorial ne cherche nullement à faire école, mais aimerait être lu, diffusé, compris… J’ai cherché à dire ce que l’APHG défend, à montrer que l’APHG est porteuse de réflexion et de propositions, qu’elle est une association vivante grâce à ses membres actifs au sein de ses différentes régionales. Nous souhaitons à l’APHG aider les collègues à devenir des « maîtres de raison ». [6] À ce propos, je rappelle qu’en octobre 2016 notre AGORA se tiendra à Amiens. [7] Le programme est alléchant et l’APHG compte sur vous pour venir nombreux à cette réunion triennale. L’APHG sera aussi présente, en octobre 2015, à St-Dié et à Blois où votre présence est toujours la bienvenue. N’hésitez pas en cette nouvelle rentrée à faire connaître l’APHG aux jeunes et moins jeunes collègues.

Bonne rentrée et très cordialement à vous toutes et tous.

Bruno BENOIT
Président de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG)

Lyon, le 13 août 2015

Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, n°431, juillet-août 2015. Tous droits réservés.

Notes

[1Président de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG). Professeur des universités à l’IEP de Lyon. Editorial du numéro 431 de la revue Historiens & Géographes, juillet-août 2015. A paraître début septembre.

[2Voir la reproduction de la lettre de la Ministre sur le site de l’APHG : http://www.aphg.fr/Lettre-de-Madame-Najat-Vallaud

[3Le Monde, 10 octobre 2014.

[4Le Figaro, 9 décembre 2013.

[5L’APHG dans sa revue Historiens & Géographes avait regroupé des articles de ces deux numéros en un numéro spécial. Lire en particulier l’article de Nicole Lautier : « Un terrain pour la didactique : l’identité professionnelle des enseignants d’histoire (et géographie) », article fondé sur des enquêtes et dont je me suis inspiré librement.

[6Formule empruntée à Hubert Tison dans son article : « La bataille de l’enseignement. L’Histoire sous la Ve République », dans Le Débat, n° 175, août 2013, p. 22.

[7A découvrir aussi en ligne : http://www.aphg.fr/Journees-nationales-de-l-APHG-Amiens-2016 (NDLR).