ÉDITORIAL : La douleur et la détermination Historiens & Géographes n°452 (parution le 30/11/2020)

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Par Franck Collard. [1]

La douleur et la détermination.

Nous étions là, le 21 octobre, dans la cour de la Sorbonne, étreints par l’émotion, accablés par la gravité du moment, du côté des « scolaires » où se mêlaient élèves et enseignants, à distance des politiques pour beaucoup sincèrement marqués par un coup d’une rare violence porté à la République. Nous étions là, interdits devant le cercueil d’un professeur tué sauvagement (est-il d’autre adverbe ?) et coupé en deux pour avoir exercé son métier. Nous étions là, spectateurs impuissants de la peine écrasante et digne des vieux parents instituteurs de notre collègue, saisis par la puissance des discours et des mots prononcés, mais craignant qu’ils ne s’envolent bien vite dans le ciel tourmenté du Quartier latin. L’heure était à l’hommage, au recueillement et à l’unité. Beaucoup d’autres sentiments se mêlaient en nos têtes.

Le temps de l’émotion

La stupeur nous a saisis, le jour des vacances de Toussaint, quand nous avons appris l’inimaginable : la mort, dans le pays de Voltaire, de Caran d’Ache et de Monsieur Germain, d’un professeur d’histoire-géographie pris à partie par des parents d’élève parce qu’ils étaient indignés d’un cours d’EMC sur la liberté d’expression fait pourtant en pleine conformité au programme et en articulation avec l’actualité judiciaire, à savoir le procès des crimes commis contre les journalistes de Charlie Hebdo en représailles de la publication à sa une de caricatures représentant Mahomet. On peut donc mourir d’enseigner en 2020 sur la terre de France.

L’effroi nous a glacés devant l’horreur du mode d’action du meurtrier, d’une indicible barbarie (est-il d’autre mot ?) et d’une atrocité sans nom, destinées à terrifier ceux qui ne se soumettent pas aux menaces des sectateurs de l’islamisme enragé. Faire renoncer les maîtres à leur liberté de pensée et de parole en semant la peur dans leurs rangs, voilà l’objectif suivi par l’assassin terroriste. L’acte réfléchi d’acharnement sur un homme nous effraye aussi par la jeunesse de son auteur, son endoctrinement, son éducation à la haine vengeresse, sa malléabilité au fanatisme qu’il a tourné contre un pays d’accueil vécu comme une terre ennemie. On peut donc assassiner ici, en 2020, un enseignant, en croyant ainsi terroriser tous les autres.

La colère nous a gagnés aussi, face à une ignominie trop prévisible et pourtant inconcevable à nos pensées, malgré les attentats de 2012, 2015, 2016, malgré les diverses alertes lancées depuis quinze ans par des observateurs lucides mais taxés trop vite de pessimisme ou d’alarmisme par l’Institution qui ne voulait pas de vagues, par des politiques sans courage ; observateurs taxés aussi régulièrement d’islamophobie par les faiseurs de tribunes à l’indignation sélective, ces hérauts d’un « progressisme » étrangement régressif. À force de petits compromis, de discrètes capitulations, d’accommodements pudiques, ou de théories extravagantes sur le supposé racisme de l’Ecole, justification à la contestation décomplexée de ses maîtres, on a exposé au couteau d’un monstre la vie d’un homme de savoir et de raison, ici, en 2020.

La révolte nous a submergés enfin, et sainement, car elle permet de transmuer la sidération épouvantée en résistance et en résilience. Jamais plus nous n’accepterons la frilosité de la hiérarchie à réagir à des infractions graves commises contre les règles de l’Ecole. Jamais plus nous n’admettrons la minoration ou le déni des difficultés au prétexte de leur origine. Révoltant est le sort matériel et moral fait aux enseignants de ce pays, mal payés, mal considérés, mal accompagnés, longtemps livrés à eux-mêmes ou, pis, renvoyés à leurs insuffisances en cas de problème avec des élèves ou des classes. Si la mort de Samuel Paty peut servir à quelque chose, comme il l’avait prémonitoirement souhaité lui-même, c’est bien à faire prendre conscience de la grande difficulté de la condition enseignante dans un monde de déraison, de pulsions et d’outrances.

Chercher à comprendre

Le métier que nous exerçons commande de passer de l’émotionnel au rationnel afin de tirer des leçons de l’abomination et d’éviter autant que possible sa répétition. Aux origines du crime abject, l’islamisme, ce dévoiement obtus de l’islam, intégrisme totalitaire qui confond la soumission que s’impose librement le croyant en Allah avec la soumission imposée de force à l’ensemble de la société, au nom d’une « loi divine » primant la loi des hommes. Les islamistes sont les ennemis enténébrés des valeurs émancipatrices héritées des Lumières et des révolutions. Tonitruante ou insidieuse, leur propagande ne doit pas avoir droit de cité dans la République ni par conséquent dans son Ecole. Et cette exclusion-là n’a rien à voir avec quelque islamophobie que ce soit, n’en déplaise aux aveugles sincères ou feints à la menace islamiste.

Mais point n’est besoin de les mettre sur la sellette en usant de surcroît d’appellations inappropriées. Ce ne sont assurément pas leurs errements qui mènent au crime d’assassins en général ignorants des théories à la mode. Il faut plutôt regarder du côté des réseaux dits sociaux qui déconsidèrent le savoir et déclassent l’Ecole au profit d’instances véhiculant des torrents d’insanité et des flots de haine, profitant de l’impuissance régulatrice des Etats libéraux avancés, au sens où l’est un fruit. Que pèse l’enseignement du maître face au nombre de « like » et de tweets qui propagent le mensonge et la désinformation bien plus à même de capter l’attention de jeunes esprits que la parole nuancée et distanciée qui a cours à l’école ? Investie par l’islamisme ou d’autres idéologies mortifères du même genre, la toile est un piège redoutable où viennent se prendre des individus souvent de fait mal traités par la société et entretenus dans leur ressentiment par les discours victimaires.

Un autre point moins mis en exergue par les médias et les commentateurs, est à l’arrière-plan du meurtre du 16 octobre. C’est le débordement de plus en plus fréquent des limites dans lesquelles parents d’élèves et familles devraient se tenir face à l’Ecole. Si les grandes fédérations posent des cadres et rappellent les règles, le consumérisme scolaire qui transforme l’enseignant en prestataire de services censé satisfaire des usagers de plus en plus exigeants, conduit à des ingérences intolérables dans des pratiques professionnelles que nul n’est autorisé à juger en dehors des corps d’inspection. Le drame de Conflans est aussi la conséquence extrême d’une contestation de plus en plus répandue de l’autorité du maître, désormais exposé à la vindicte du web et cette tendance sociétale est malheureusement confortée par les discours promoteurs d’horizontalité éducative qui mettent sur le même pied la parole de l’enseignant et celle de l’apprenant.

Les pouvoirs publics ne s’en sont guère émus jusqu’ici parce qu’ils ne défendent guère la profession. À son début, l’affaire n’a certes pas rencontré l’indifférence des autorités à l’égard de la victime ni son abandon par sa hiérarchie immédiate. Mais il n’est pas abusif de dire que le soutien rectoral a été manifestement peu massif alors que notre collègue était clairement en danger. L’acte de contrition qu’il a dû accomplir, sur le conseil ou l’injonction des référents dépêchés dans son établissement, devant la classe censée avoir été offensée, trahit la défiance ou la pusillanimité de l’administration scolaire. Qu’imaginer de mieux, pour saper encore davantage l’autorité contestée d’un professeur, que de l’obliger à s’excuser d’avoir fait son métier ? Cela est pour le corps enseignant une meurtrissure profonde que les plus beaux discours du monde ne cicatriseront pas, non plus que l’hommage sous-dimensionné du 2 novembre. La profession attend un soutien fort, l’application sans faiblesse de la charte de la laïcité de 2013, et des marques de considération, points de départ d’une indispensable resacralisation du métier et d’une non moins nécessaire resanctuarisation de l’Ecole.

Continuer à instruire et à éduquer

Invitée par le ministre au matin de l’hommage national à dire ce que les professeurs ont sur le cœur et dans la tête, l’APHG a été étroitement associée au deuil de la nation. Reçue également par la commission des sages de la laïcité, comptant bien l’être par le Grenelle de l’Éducation, énormément sollicitée par les médias où sa parole ferme et nuancée a porté, l’association a fait des propositions concrètes aux autorités et produit des ressources sur son site. Sa revue, dont la présente livraison s’est adaptée à l’actualité, s’est ouverte aux contributions de personnes de poids, dotées d’une authentique hauteur de vue et estimant qu’elle était le débouché naturel des débats du moment. Les textes rassemblés ont pour but de fournir aux lectrices et lecteurs des éléments de réflexion et des raisons d’agir.

Tirant sur les mêmes teintes que la peste brune, la peste noire de l’islamisme est à combattre à de multiples niveaux. Au modeste mais ô combien important niveau qui est le leur, les enseignants d’histoire et de géographie et leur association, atteints de plein fouet par la mort de Samuel Paty, estiment d’abord qu’il faut continuer et intensifier le travail d’instruction et d’éducation des élèves en s’adaptant, comme ils savent le faire, le plus finement possible au terrain. Foin des injonctions martiales et des rodomontades verticales totalement ignorantes de la réalité des classes. C’est un travail de fond, patient, tenace, humble qui est à mener, faisant appel à l’intelligence et à la sensibilité des élèves. Nul ne les persuadera du haut prix des valeurs à défendre, au premier rang desquels la laïcité, en les brusquant ou en leur imposant une doxa artificielle et insincère. Ce travail, au collège comme au lycée, les historiens-géographes sont les mieux placés pour le faire. Il n’est qu’à voir l’embarras – légitime – des spécialistes d’autres matières le jour de la rentrée de Toussaint pour s’en convaincre. Un kit reprenant les ressources au demeurant riches et abondantes mises depuis plusieurs années à la disposition des professeurs ne saurait suffire.

Ancrées dans une histoire complexe et à certains égards assez spécifique à la France, très inégalement partagées dans l’espace du vaste monde, les valeurs de la République, et notamment la liberté de conscience et d’expression, supposent des explications et des éclairages alimentés aux savoirs historiques et géopolitiques, même si le droit ou la philosophie ont leur part. Nécessaire est une bonne connaissance historique de l’islam, de ses fondements, ses développements, ses facettes ou ses crises pour armer intellectuellement l’enseignant face aux falsifications islamistes ou autres. De ceci découle que, comme le réclame sans désemparer l’APHG depuis des lustres, la formation disciplinaire initiale des professeurs est à renforcer, à l’inverse de l’orientation funeste prise par la réforme du Capes en projet. Le ministre l’entendra-t-il, à qui cela a été redit le 21 octobre dernier ? De ceci découle aussi que la formation continue, si chichement dispensée, doit être vue par l’Institution comme un investissement et non comme un fardeau fauteur d’absentéisme. Chacun sait que l’APHG prend largement sa part à cette œuvre fondamentale. Elle continuera de le faire, notamment au moyen des ressources issues de l’atelier citoyenneté ou des cafés du même nom, que la magie d’internet permet de suivre, même de très loin.

Il importe par ailleurs de donner de la respiration à l’enseignement de l’EMC, notamment au collège. Un horaire dédié accru, une visibilité meilleure dans les emplois du temps, des demi-groupes systématiques, une évaluation réformée dans le cadre du DNB, voilà des pistes. Au lycée, une valeur supplémentaire pourrait être attachée à l’enseignement civique en intégrant comme troisième pilier du Grand Oral, à la place de l’évaluation absurde du projet d’orientation des candidats, l’évaluation des savoirs citoyens des futurs (ou déjà) électeurs. Pareille revalorisation de ces enseignements serait nécessaire aussi en lycée professionnel, à contre-courant de l’amenuisement préoccupant des horaires dévolus à la culture générale.

Devant un crime qui nous dévaste, ne faisons pas ce cadeau aux assassins de rester figés dans l’effroi. C’est ce qu’ils visent. Retrouvons-nous plus que jamais déterminés au sein de la maison commune APHG.

Nous étions là le 21 octobre. Nous serons là, auprès des collègues en proie aux craintes, auprès des candidats aux concours en proie au doute, auprès des élèves en quête de repères et de sens. Nous serons là, faisant bloc, pour défendre fermement et sans relâche ces grandes valeurs dont l’inculcation a coûté la vie à Samuel Paty, professeur et martyr. Honoré, par un hasard de date, le jour des morts d’un calendrier religieux, qu’il reste à jamais dans la mémoire de la Nation. Nous lui devons de nommer des établissements ou des espaces à sa mémoire. Fidèles à sa conception du métier, nous lui devons surtout de continuer et d’intensifier le combat opiniâtre et quotidien contre les forces de la terreur, de l’intolérance et de l’obscurantisme. Faisons-lui cette promesse qu’elles ne vaincront jamais.

Reims, le 4 novembre 2020.

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Bureau national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie
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Photo de couverture : Rassemblement en hommage à Samuel Paty à Paris, le 18 octobre 2020. © René-Augustin BOUGOURD.

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© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 30 novembre 2020. Mise en ligne le 13 décembre 2020.

Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris-Nanterre.