Un métier à risques, des risques à conjurer
La tragédie de Conflans a sonné l’alarme, elle n’a malheureusement pas mis un terme aux agressions, insultes et intimidations auxquelles s’exposent les enseignants, souvent historiens-géographes, mais récemment aussi philosophes, au simple motif d’exercer leur profession. Qui eût pu l’imaginer il y a 50 ans ? Moins frileux qu’en 2015 à communiquer sur les incidents survenus lors de la journée d’hommage à Samuel Paty, le ministère ne peut plus éluder les problèmes que pose la contestation hargneuse de la parole enseignante ni ignorer les atteintes à la sécurité de personnels victimes de comportements trop longtemps minimisés ou tolérés par fatalisme, démission, lâcheté voire indulgence. Si des efforts de signalement ont été faits, la hiérarchie proche ou moins proche a encore souvent tardé à manifester son soutien qui devrait être indéfectible aux collègues menacés et à sanctionner fermement les responsables et leurs soutiens. L’APHG a manifesté aussi vite que possible sa solidarité avec les enseignants en butte à l’hostilité d’émules du tueur du 16 octobre. Elle est intervenue au plus haut niveau pour que la peur change de côté. Certes, les cas de mise en danger de professeurs aux propos jugés offensants voire sacrilèges par des esprits fanatiques ou bornés restent encore peu nombreux et il faut prendre garde de bien distinguer les provocations d’adolescents en quête de punch line, de tentatives visant à imposer une doxa et un ordre moral. C’est bien la visée de l’islamisme que de tester (l’école et ses capacités de résistance à ses pressions), tracer (les prétendus corrupteurs de la jeunesse communautarisée) et persécuter, voire détruire, celles et ceux qui ne se soumettent pas.
Fidèle à ses valeurs et à ses engagements, jamais encline à détourner le regard, l’APHG a décidé d’honorer le sacrifice de Samuel Paty en fondant un prix en sa mémoire. Pour conjurer l’oubli, fruit des années qui passent, et raviver les ardeurs qui déjà tiédissent, au point que plusieurs élus ont reculé devant la belle perspective de baptiser des établissements scolaires du nom du martyr du 16 octobre, notre association, en plein accord avec sa famille, et en toute indépendance des autorités mais comptant sur leur appui, a décidé de créer un concours ouvert d’abord aux classes des collèges mais destiné à s’étendre aux classes des lycées de toute catégorie. Les modalités du concours seront communiquées de sorte que l’on puisse y participer dès l’année 2021-2022. En lien étroit avec l’enseignement moral et civique, les élèves seront invités à collectivement concourir sur des thèmes contribuant à forger la conscience citoyenne et à construire les valeurs qui étaient chères au cœur de Samuel Paty. Pour dire leur attachement aux grands principes de l’Éducation nationale, nous espérons que beaucoup de professeurs, avec le soutien de l’Institution, trouveront le temps et l’énergie de se consacrer à ce prix. Pour eux et leurs élèves, le préparer sera une façon de résister. Pour nous, le remettre, ce sera afficher la volonté de ne pas se soumettre.
Un métier abîmé
Menacé de l’extérieur, le corps professoral est aussi, hélas, mis en péril de l’intérieur, même si c’est d’une façon moins brutale. Invitée au ministère de l’Éducation nationale le 21 octobre 2020, au matin du poignant hommage rendu par la Nation à son professeur assassiné, l’APHG s’était entendu dire gravement, de la voix du ministre, que tout serait mis en œuvre pour réarmer intellectuellement les enseignants face aux propos, gestes et actes d’irrespect et d’hostilité proférés et commis à leur encontre. C’étaient à nos yeux un engagement synonyme de recrutement de nouveaux professeurs munis de savoirs solides et une promesse de formation continue consistante, permettant la mise à jour des connaissances indispensable à leur transmission. Il circulait pourtant déjà depuis quelques mois un projet de réforme des concours de recrutement des professeurs qui présentait des aspects extrêmement inquiétants. Mais aux lendemains du 16 octobre, jamais ne nous serait venue à l’esprit l’idée que ces projets seraient menés à bien. Las, le 25 janvier dernier, ont été publiés des arrêtés déterminant les formats et les modalités de ces concours. C’est peu de dire qu’ils tournent exactement le dos à ce qu’il faudrait faire pour rendre de nouveau le métier attractif et redonner aux fonctionnaires de l’éducation nationale la fierté de leur emploi. Dans le sillage des réformes déployées depuis 2010 avec une persévérance quasi diabolique, celle de 2021 imposée à la rentrée dans un contexte suggérant pourtant d’autres urgences n’a été précédée comme il se doit d’aucune concertation. Quand un gouvernement réforme les études de santé, il demande son avis au corps médical. Mais quand il réforme les études de professorat, il néglige immanquablement de se tourner vers les experts de terrain, universitaires préparant aux épreuves théoriques et enseignants du secondaire qui encadrent les stagiaires. Aux Inspe pressés de produire des maquettes de master dit MEEF avant même la publication des arrêtés, le ministère a imposé des cadres qui accentuent la pente funeste vers le recrutement d’étudiants évalués au rabais. Les critères de sélection accusent un déséquilibre aggravé au nom d’une « professionnalisation » qui n’est que l’alibi éculé et abusif de la diminution acharnée du socle disciplinaire. À l’écrit, le seul exercice le mettant réellement à l’épreuve ne comptera que pour le sixième de la note d’admission. Plus de la moitié sera apportée par des épreuves totalement artificielles de « mise en situation professionnelle » exigeant du futur enseignant qu’il sache déjà exercer la profession à laquelle il se destine. Enfin, et c’est la nouveauté la plus atterrante, une dernière épreuve jugée plus importante que la composition disciplinaire en coefficient consistera en un entretien au contenu largement déconnecté des savoirs à maîtriser, une sorte de vérification faite par un jury majoritairement (ou totalement ?) non enseignant du bon « savoir-être » des candidats. Autrefois assuré au moment de l’inspection de titularisation, cet entretien qui n’est pas illégitime en soi vient polluer des épreuves théoriques où il n’a rien à faire et il prend la place d’une leçon disciplinaire indispensable pour la certification des connaissances sans lesquelles un professeur n’est qu’un animateur à payer au tarif adéquat. Quelle injure au métier que cette infantilisation des concours y donnant accès ! Quelle médiocrité d’ambition pour des professeurs qui ne seront plus des maîtres mais des répétiteurs ! A cela s’ajoute, pour notre capes bivalent, l’incroyable manque d’équité entre l’étudiant plus à l’aise dans l’une des deux matières (en général l’histoire) mais ayant tiré au sort l’autre à l’oral, sans possibilité de compenser par une autre épreuve disciplinaire, puisque la seconde épreuve orale est devenue ce qu’on a dit. Autre injustice attentatoire à l’équité d’un concours de la République, celle que créeront les différents formats de stage lors d’une seconde année de master où les étudiants devront préparer les écrits, faire cours à plusieurs classes et écrire un mémoire. Cette nouvelle configuration ravira ceux qui pensent (dans le monde syndical notamment) qu’un concours sans acquisition de savoirs fondamentaux ni contrôle des connaissances réduit les inégalités entre candidats. Elle permettra de faire des économies avec des stagiaires faiblement payés. Elle achèvera de déconnecter le capes et l’agrégation, au mépris de l’émulation que leur articulation permettait d’entretenir, notamment dans des universités moyennes de province. Qui peut croire que l’état déjà très abîmé de l’École va s’en trouver amélioré ? Que la fierté d’un métier fondé d’abord sur le plaisir de transmettre des savoirs de haut niveau va subsister ? Que les candidats solides et motivés vont affluer à des concours de si faible stimulation intellectuelle ?
À la question de savoir quelles forces étaient à l’œuvre depuis trente ans pour cette entreprise de sape de l’École de la République, un conseiller de la rue Grenelle n’a su que nous répondre. Il y a pourtant bien une pensée suivie de la transformation du métier et elle le dégrade, à la satisfaction conjointe de ceux qui le trouvent trop coûteux à la Nation et de ceux que révulse l’élitisme des concours. Avec les autres associations disciplinaires du secondaire, avec celles des spécialistes du supérieur, l’APHG ne cessera de dénoncer un processus qui met la jeunesse en danger d’ignorance. Elle mérite mieux que des professeurs aussi mal choisis.
Ingratitude et servitudes du métier
Le métier est devenu épuisant. Périodiquement en train de mettre en œuvre des réformes aux ambitions disproportionnées par rapport aux moyens alloués, les professeurs doivent satisfaire un cahier des charges toujours plus long, toujours plus lourd. La complexité des spécialités du bac réformé, celle des épreuves à faire passer, les changements de pied permanents liés à une situation sanitaire certes compliquée entretiennent un sentiment de découragement et d’incompréhension. La seule vertu du virus a été de montrer, là où les effectifs avaient été divisés par deux, qu’on travaillait bien mieux à 18 qu’à 36. Mais la conjugaison du présentiel et du distanciel, la pression des parents, le désarroi ou le stress des élèves, l’appauvrissement de fait des contenus de formation et des exigences d’évaluation épuisent les meilleures volontés. Les universitaires se désespèrent de l’éloignement durable des campus dans lequel les étudiants sont maintenus alors que tout continue comme d’ordinaire dans les classes préparatoires. Si le ministère a fini par adapter le bac 2021 aux conditions particulières que nous connaissons, son choix de sacrifier les écrits de spécialité et de renforcer encore le poids du contrôle continu au détriment de la part nationale de l’examen a navré plus que soulagé. C’est le résultat d’un attachement déraisonnable à ce Grand Oral vu comme le symbole de la réforme, un symbole cohérent, à bien y réfléchir, avec la deuxième épreuve orale du capes réformé, privilégiant le discours creux et formaté sur la réflexion argumentée. Tout décidément nous afflige et nous nuit et conspire à nous nuire, sans compter les suppressions de postes qui commencent à découler des transformations mises en application, ni la concurrence que se font les spécialités dans une logique infernale tendant à reconstituer l’ancienne voie royale.
« Il est mestier » de ténacité et d’espoir
En ancien français, un des sens du mot métier était « nécessité », « besoin ». Dans cette acception aujourd’hui oubliée, « il est mestier » de se dresser face à toutes les adversités. Maintenir autant que possible la qualité des formations, en conciliant bienveillance et rigueur ; ne pas transiger avec les ennemis de la raison et du savoir ; ne pas se résigner à la casse de la profession mais défendre sa dignité et son prestige : elle n’est pas de celles que l’on choisit sur un coup de tête comme le laissait penser voici déjà longtemps une publicité prémonitoire qui tapissait les murs du métro et qui disait : « Prof ? Pourquoi pas ? » Toute à la défense de hautes conceptions qu’elle a du métier, l’APHG alerte, relaie, agit, s’échine à produire des ressources scientifiques et pédagogiques toujours plus riches et plus nombreuses, sous divers formats – dont des publications liées aux concours –, se substituant trop souvent à un « employeur » – c’est le mot qui a cours rue de Grenelle – défaillant ou incapable. Ses Cafés virtuels rassemblent une assistance croissante en quête de sens et de plaisirs de l’esprit. Ils aident aussi élèves et professeurs à s’y retrouver dans les méandres de l’orientation. Ses ateliers s’activent à fournir ce dont ont besoin les adhérents. Il importe vraiment qu’ils fonctionnent à l’interface des Régionales, d’où doivent remonter les besoins, et du National, en devoir de les satisfaire. Le travail de longue haleine en quoi consiste la redynamisation de notre collectif passe par le rajeunissement des acteurs, dans le plus grand respect de l’expertise des anciens bien entendu, par la confiance accordée aux initiatives des nouveaux enseignants, par le remaillage d’un tissu associatif un peu usé et distendu. Le remarquable enthousiasme qui a répondu aux sollicitations concernant le dossier en préparation sur le thème des prochains Rendez-vous de Blois, le travail, témoigne d’une envie de faire au service (le ministerium qui a donné métier) de la collectivité et en dépit de la fatigue et des obstacles. La reconnaissance de l’association s’étend toujours davantage. Parmi cent exemples, citons de nombreux projets de conventions, l’invitation au bicentenaire de la société de géographie ou encore l’entrée, comme membre fondateur associé, dans le collège des sociétés savantes académiques de France créé tout dernièrement pour promouvoir la recherche et sa diffusion.
Assurément, le redressement est en marche. En deux ans, l’APHG a accueilli plus de cent membres supplémentaires. Il faut accentuer la tendance, parler dans les établissements des avantages à en faire partie, inciter individus et collectivités, à commencer par les CDI, à s’abonner à la revue dont la présente livraison reflète une nouvelle fois magnifiquement la diversité des champs d’action de l’association, l’inventivité de ses membres, l’estime que lui témoignent les grands savants qui y écrivent ou lui accordent des entretiens, la solidité des partenariats et la réactivité de son rédacteur en chef, auteur d’un miracle trimestriel dont voici la nouvelle production.
Dotée d’un conseil de gestion en partie renouvelé et d’un bureau national proche du précédent, l’APHG est bien déterminée à défendre, conforter et illustrer ce métier à tisser du commun en élevant l’esprit qu’est le professorat. Se refusant à son abaissement, elle fera tout pour qu’il reste admirable.
Montrouge, le 10 février 2021.
- Président : Franck COLLARD
- Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
- Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
- Secrétaire générale adjointe : Céline DELORGE
- Trésorier : Brice BOUSSARI / Trésorier adjoint : Max AURIOL
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