ÉDITORIAL : Le muguet et les orties Historiens & Géographes n°454 (parution le 31/05/2021)

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Par Franck Collard. [1]

Le muguet et les orties.

Au seuil de la saison 5 de ces éditoriaux présidentiels, exercice rythmé à la façon des quatre concertos composés par un certain Vénitien dans les années 20 du Siècle des Lumières, il apparaît que la tonalité des seize textes précédents a bien peu varié, reflétant sans doute le goût trop prononcé de l’auteur pour le ressassement déploratoire et les passions tristes, mais également hélas, la détérioration continue de la situation intellectuelle, éducative, disciplinaire et civique que la « jeunesse au pouvoir », pour reprendre le titre d’une biographie consacrée jadis à Charles VIII, n’a pas su ou pu enrayer malgré les belles promesses du printemps 2017. Néanmoins il faut se faire violence et trouver des raisons de ne pas désespérer, au sortir, souhaitons que le mot soit justifié, d’une crise pandémique physiquement, psychiquement et socialement très éprouvante. La saisonnalité vivaldienne des éditoriaux invite à colorer celui de mai des riantes teintes du renouveau et à l’imprégner des senteurs gaies du muguet. Commençons donc, pour une fois, par autre chose que les ombres au tableau. Les sujets urticants viendront à la suite.

Les jolies couleurs du risorgimento

Reflet de l’actualité et des débats du temps présent, la présente livraison de la revue témoigne de notre vitalité. La gravité de certains des sujets abordés, qui mettent en jeu les pierres angulaires de nos disciplines que sont le témoignage des acteurs, les constructions mémorielles et l’établissement des faits, nécessite des éclairages permettant aux professeurs de les enseigner avec toute la rigueur nécessaire. Historiens & Géographes propose d’intéressantes réflexions sur les mémoires de la guerre d’Algérie et sur le génocide des Tutsi au Rwanda qui ont récemment donné lieu à deux rapports de la plus haute importance. Il faut saluer leur indépendance par rapport aux pouvoirs publics, en l’occurrence difficilement accusables de faire obstacle à la vérité historique, si dérangeante soit-elle. Il n’en est pas ainsi partout. L’APHG est particulièrement heureuse et fière que le président de la Commission Duclert ait proposé de présenter en personne le samedi 29 mai le travail colossal du groupe qu’il a animé, montrant ainsi toute l’importance qu’il accorde à l’association et à son rôle d’interface entre la recherche de pointe et l’enseignement de terrain, où sa transposition requiert beaucoup de science et de métier.

La recherche occupe précisément une belle place dans ce n° 454 dont les colonnes sont ouvertes aussi bien à des spécialistes confirmés qu’à de jeunes docteurs, déjà ou bientôt universitaires auxquels, à côté des associations du supérieur, la nôtre tend les bras. Elle est partie prenante du combat à mener pour faciliter la tâche aux doctorants affectés dans le secondaire et pour la reconnaissance des docteurs en collège et lycée qui sont une chance et non une charge pour les établissements. Puissent nos ministères de tutelle, si enclins à promouvoir la place des docteurs dans le monde économique ou administratif, prêcher d’exemple en la matière dans leurs propres champs d’action, et autrement que par l’ouverture d’une agrégation spéciale au demeurant contestable et qui d’ailleurs ne concerne ni l’histoire ni la géographie.

Le fort attachement de l’APHG aux concours républicains trouvera une fois de plus une traduction dans la revue ou sur le site avec la prochaine publication, sous un calibre amplifié, des bibliographies de référence préparées par des spécialistes, en confiante coopération avec les associations du supérieur. Dès maintenant, grâce à la généreuse implication de deux collègues et pour marquer sa volonté de rendre service aux candidats, l’association met à leur disposition, sur son site internet, deux ressources pour commencer à travailler les programmes. Elle a par ailleurs puissamment contribué à la publication de volumes de concours ornant la 4e de couverture du présent numéro. D’utilité publique, l’APHG l’est toujours davantage.

Revue pédagogique, Historiens & Géographes manifeste à travers cette livraison l’ouverture de l’association aux supports documentaires les plus variés et les plus parlants pour les élèves ainsi que son souci de comparer l’enseignement de l’histoire de part et d’autre du Rhin. Des perspectives encore à affiner de semblables comparaisons avec des enseignants des États-Unis se dessinent, avec un intérêt particulier pour l’instruction civique. Si le passé des deux nations n’est pas similaire, les tensions qui traversent leur société ont des points communs et le rôle de l’École pour les apaiser gagnera à être exploré sur les deux rives de l’Atlantique. La revue poursuit aussi son œuvre d’assistance pédagogique aux professeurs ayant à traiter les nouveaux programmes de lycée et notamment ceux de spécialité. Le dossier sur l’Afrique australe fournira des données précieuses en géographie.

Dix pour cent

Avec les ressources existant en ligne sous les labels Brèves de classe et Fenêtres sur cours, avec les séquences proposées par les ateliers, c’est donc tout un ensemble de productions utiles et de haut niveau qui visent à aider les enseignants dans leur difficile tâche, tout en suscitant la curiosité et l’envie d’apprendre, consubstantielles de leur profession. Il faut redire ici toute la fécondité des cafés virtuels, nés de la contrainte sanitaire mais formidables lieux de diffusion et de partage de la science, fréquentés par un public avide auquel le numérique facilite prodigieusement l’accès aux conférenciers les plus prestigieux et aux questions les plus vives. Remercions une nouvelle fois leurs initiateurs et initiatrices ainsi que toutes celles et tous ceux qui, dans les Régionales comme au niveau national organisent ces rencontres de plus en plus fréquentées. Il ne fait pas de doute qu’elles sont pour beaucoup dans le très sensible retournement à la hausse du nombre de nos adhérents (plus 10%), nouveaux venus parfois encore étudiants ou revenus séduits par le renouveau et la métamorphose en cours. À cette heureuse tendance qui vient récompenser les efforts déployés sans compter par les membres du Bureau et de plusieurs Régionales devrait venir se greffer une augmentation des abonnements, essentiels pour notre devenir associatif. À cet égard, au risque de lasser, il faut répéter l’urgente nécessité de faire s’abonner ou se réabonner les CDI ou les bibliothèques des établissements du secondaire et du supérieur, si serrés que soient les budgets et si contestés que soient, à tort, les supports-papier.

Des chardons et des orties

Faire découvrir les trésors comme les horreurs du passé et du monde, dans sa diversité, faire comprendre et expliquer la complexité, encourager la réflexion, éveiller la conscience critique, débarrasser des préjugés, cultiver la nuance, cette qualité majeure mise en péril par la pensée binaire qui domine la toile et le début public, voici les finalités exaltantes et en principe attractives de notre tâche d’historien et/ou de géographe. Or, d’éditorial en éditorial, de trimestre en trimestre, quelle que soit la saison, les raisons de s’affliger quant aux conditions de son exercice ne diminuent pas, hélas. La gestion à la fois erratique et obstinée de la crise sanitaire a laissé les professeurs exsangues et désemparés. Entre les avaries techniques encore à déplorer lors de cette rentrée distancielle de printemps, les disparités énormes de régime d’étude pour les élèves selon les établissements, le maintien à tout prix d’un Grand Oral aux contours sans cesse changeants et aux contenus incertains, les consignes lénifiantes et rigides données aux correcteurs, les programmes lourds à boucler malgré quelques aménagements, les obscurités de Parcours Sup qui rendent très difficile la mission d’orientation dévolue aux enseignants, ces derniers crient grâce et réclament des vaccins. Certes nul ne niera la difficulté de la crise ni que des efforts aient été déployés pour y faire front, d’une manière sans doute pas pire qu’ailleurs. La perspective de l’examen concourt assurément à la mobilisation des élèves. Mais ce sont les écrits de spécialité qu’il eût fallu maintenir, en les décalant au moment du Grand Oral, ce qui laissait tout le temps de leur préparation, et non cette épreuve improbable participant de la regrettable science-politisation du lycée. Plutôt que de fausse considération émanant des messages rectoraux parfois empreints d’une navrante mièvrerie, c’est d’écoute et de cadrages clairs dont les professeurs auraient eu besoin. Ce sera, comme toujours, pour une autre fois.

Comme sera pour une autre fois la prise en compte de l’avis expert des associations disciplinaires à propos des concours de recrutement. Malgré plusieurs rencontres, seule ou associée aux sociétés du supérieur, avec les responsables de la réforme en cours, l’APHG s’est heurtée à la surdité ou à la fermeture la plus totale aux sages propositions énoncées. Ignorée, la nécessité d’articuler étroitement le capes et l’agrégation, au lieu de les disjoindre au détriment des maintes préparations de province qui devront se limiter à préparer seulement le premier concours, fermant ainsi à des étudiants modestes la chance de tenter l’agrégation. Balayée la demande de bon sens d’un retour au programme du capes des quatre périodes de l’histoire, au motif d’un alourdissement de la tâche des préparationnaires, quand les masters MEEF les accablent de modules non disciplinaires, de charges d’enseignement et de travaux de recherche. Confirmé le maintien du format de la seconde épreuve d’oral qui vient prendre la place d’une épreuve disciplinaire d’autant plus nécessaire au capes d’histoire-géographie qu’elle permettait la présence des deux disciplines dans les épreuves d’admission. La vérification du respect des valeurs républicaines n’a absolument pas sa place dans des épreuves théoriques. Éludées les disparités inacceptables entre les candidats quant aux conditions de stage très variables et encore nébuleuses qu’ils connaîtront. Et le tableau est loin d’être complet d’un désastre atterrant. L’APHG a été signataire d’un communiqué conjointement rédigé avec les associations des historiens du supérieur pour dénoncer cette réforme qui tourne le dos à ce qu’il faudrait faire et enfonce le dernier clou dans le cercueil de la méritocratie républicaine et de l’excellence disciplinaire. L’attitude de ses interlocuteurs entre phraséologie consensuelle et indifférence polie n’est pas de nature à maintenir quelque espoir. L’attractivité du professorat va s’en trouver encore diminuée et la formation des élèves en subira inévitablement les conséquences.

De la nuance avant toute chose

Ces mauvais coups impliquent plus que jamais la poursuite de l’engagement de l’APHG dans la formation continue dispensée par des supports diversifiés mais revenant le plus vite possible, pour une part au moins, à des rencontres en chair et en os, seules à même d’entretenir et d’amplifier la confraternité professionnelle. Les assemblées de cette fin d’année scolaire ne pourront encore échapper aux écrans zoomeurs, mais elles permettront de resserrer les liens avec les Régionales, de donner une nouvelle impulsion aux ateliers et de fixer des feuilles de route aux membres de ceux-ci afin d’en faire des plates-formes mieux adaptées aux attentes des collègues. Les besoins sont immenses de solidarité et de créativité.

De vigilance intellectuelle aussi face aux usages dévoyés de l’histoire, aux lectures réductrices du passé qui héroïsent ou stigmatisent en fonction de critères parfaitement anachroniques ou de mythes ayant peu à voir avec la vérité historique. Entendre, sur les ondes du service public, remettre en cause d’un bloc l’historiographie de Napoléon au prétexte qu’elle a été -effectivement - produite par des mâles blancs forcément dominants, et de la bouche d’une publiciste que rien ne qualifie pour juger de la chose, effraie et conduit à souhaiter une rapide sortie de ces catégories stériles et régressives, dénoncées vigoureusement dans un livre récent par des progressistes. Entendre, sur les mêmes ondes, de la bouche d’un académicien, la Commune reléguée an rang de non-événement au motif qu’elle n’aurait rien légué, contrairement au Petit Tondu, n’est pas plus rassurant. Cette mise en concurrence des passés, leur enrôlement au service du « roman national » ou « international-iste » (le second n’existe pas moins que le premier, mais il a moins de pourfendeurs) ne servent pas la rectitude intellectuelle ni le débat rationnel. Finissons-en avec les postures surjouées, les controverses toujours rejouées, les polémiques artificielles, les grilles de lecture simplificatrices ou bien outrancières, la confusion des fonctions aussi, qui fait bon marché de l’autorité du savoir. Le libellé d’un sujet de dissertation donné par un professeur n’a pas à faire l’objet d’une critique de la part d’un adjoint d’éducation au motif d’un terme ne consonant pas avec sa vision des choses, critique ayant trouvé bien entendu un écho menaçant et haineux dans les inévitables réseaux dits sociaux.

Leur formation même fait des professeurs d’histoire-géographie des enseignants « éveillés » aux questions sensibles et munis des outils pour les aborder sans qu’ils aient besoin de recevoir les conseils ou les rappels à l’ordre de groupes de vigilance auto-proclamés. Faisons confiance à leur liberté de jugement. Avec la culture à partager et le savoir à transmettre, c’est un des derniers motifs de fierté qu’il leur reste.

Reims, le 9 mai 2021.

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Bureau national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie
  • Président : Franck COLLARD
  • Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
  • Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
  • Secrétaire générale adjointe : Céline DELORGE
  • Trésorier : Brice BOUSSARI / Trésorier adjoint : Max AURIOL
Photo de couverture : Les installations portuaires et logistiques de Cape Town (Afrique du Sud). Photo © Vincent BONNEVAL, APHG Île-de-France, juillet 2015. Tous droits réservés.

Sommaire du n° 454 de la revue Historiens & Géographes

Première et quatrième pages de couverture HG 454.

© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 31 mai 2021. Mise en ligne le 8 juin 2021.

Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris-Nanterre.