ÉDITORIAL : Méditations d’estive Historiens & Géographes n° 459 (parution le 31/08/2022)

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Par Franck Collard. [1]

Méditations d’estive.

Au plein cœur d’un nouvel été de fournaise, hélas riche en horreurs et en drames, la guerre et la pandémie étant toujours à l’horizon, il serait malvenu, voire indécent, d’éditorialiser dans la légèreté au motif que l’actualité de l’École « s’est mise en vacances » comme disent parfois, paresseusement, les journalistes de télévision. Au contraire, à la faveur de quelque répit professionnel, le moment porte à la méditation sur le cours des choses et le moins que l’on puisse dire est que les pensées ne s’ensoleillent guère malgré la saison radieuse.

Cité peu radieuse

Si seulement la Cité pouvait l’être autant ! Il n’est pratiquement pas un jour sans que la marche chaotique du monde nous rappelle à nos chères disciplines. Exemples : la tropicalisation de la Méditerranée avec ses herbiers de posidonie blanchis par la chaleur anormale des eaux, conséquence du réchauffement climatique ; les tensions russo-européennes autour de l’enclave de Kaliningrad, lieu né de la disparition de la Prusse Orientale après la défaite allemande de 1945 puis de la disparition l’Union soviétique 46 ans plus tard. La Cité des humains va mal, la Terre anthropisée est en passe de devenir inhabitable. À l’échelle des nations, beaucoup de droits conquis tendent à régresser sous les coups de pouvoirs ou d’institutions enfermés dans des logiques autoritaires et réactionnaires mêlés d’identitarisme intransigeant et d’obscurantisme religieux à la résurgence inimaginable il y a encore quelques décennies. La parenthèse des congés d’été n’empêche pas de considérer encore et toujours combien essentielle est notre tâche d’expliquer à la jeunesse les dérèglements planétaires et de déconstruire par la raison et par la science les discours falsificateurs et fauteurs de haine. À l’échelle de la Nation, enfin, la défiance civique, la surdité et la suffisance manifestées par les autorités aux alarmes multiples lancées par les acteurs de terrain, la surenchère oppositionnelle qui caricature en permanence les gouvernants et ne se repaît que de l’obstruction et l’invective installent un climat peu à même de sortir le pays de ses difficultés et de son incandescence, même si l’on oublie vite qu’il y a bien pire ailleurs. Certes, il n’est pas mauvais que les pouvoirs soient sortis un peu rééquilibrés des derniers scrutins mais l’abstention colossale devrait interdire à quiconque de se rengorger de victoires relatives ou imaginaires. Elle interroge sur la fragilité du système institutionnel actuel et sur l’attachement réel à la démocratie de populations dépolitisées et fragmentées, qui ne sont plus désireuses de « faire peuple » mais semblent tentées de « faire communautés », voire sécession, à la satisfaction de politiciens sans vergogne. Il nous revient spécialement à nous, historiens et géographes, de conjurer cette perspective lourde de lendemains qui déchantent. Le pays a voté démocratiquement. Le jeu républicain impose le respect des résultats aux perdants comme il impose aux vainqueurs, même relatifs, de gouverner conformément aux promesses de campagne et dans l’intérêt du plus grand nombre.

Espérances pieuses, attentes vaines ?

En matière éducative et scolaire, la reconduction du président sortant n’a pas entraîné celle du ministre resté cinq ans rue de Grenelle. Nul ne s’en plaindra, pas même l’ex-résident de l’hôtel de Rochechouart qui avait des ambitions autres, au sort contrarié. Son bilan de même que celui de sa collègue du MESRI présentent beaucoup de passif. Relisant un éditorial d’août 2019, alors que les illusions d’une vraie régénération de l’École étaient en train de se dissiper et que se profilait la mise en application des réformes marquées du sceau de Monsieur Blanquer, l’auteur de ces lignes s’est aperçu, sans en tirer la moindre satisfaction, que toutes les difficultés et tous les dysfonctionnements survenus depuis étaient annoncés dans cet autre papier estival. Inutile d’en reprendre la litanie, le lecteur sait trop bien de quoi il retourne. Élevons-nous simplement contre le dernier accès de verticalité de l’Institution, en liaison évidente avec le consumérisme scolaire parental, aggravé par le contrôle continu à quoi correspond désormais presque la moitié du bac et qui pousse à distribuer les bonnes notes aux nouveaux ayants droit que sont les élèves. La manière dont l’expertise évaluative des correcteurs de la session 2022, notamment en spécialité, a été foulée aux pieds par une hiérarchie jugeant à la place des professeurs et à leur insu quelle note il convenait d’octroyer a légitimement outré celles et ceux qui jugent en conscience et avec compétence des copies à longueur d’année. L’APHG a collecté de nombreux cas de mépris de l’autorité intellectuelle des enseignants et des procédures d’harmonisation concertée. Comment ne pas rapprocher ce nouveau signal de déclassement symbolique de la remise en cause des examens par ceux qui les passent ou par leurs géniteurs inconditionnels ? Elle est allée jusqu’à prendre la forme de menaces de mort contre une grande figure de la littérature française au motif que l’extrait d’une de ses œuvres donné à l’épreuve anticipée de français était trop difficile… Qu’à l’avenir on indique à l’avance la note à attribuer aux copies du contrôle terminal – pour celles du contrôle continu, la pression des « usagers » risque de commencer à faire son œuvre – et les corrections s’en trouveront considérablement facilitées.

On aurait aimé que le nouveau ministre, un collègue historien à la pointe de la recherche et au républicanisme indubitable, marque son avènement très commenté (et parfois de façon abjecte) en rappelant l’autorité du maître et son autonomie de jugement. Au lieu de quoi de gentils propos destinés à faire plaisir à tout le monde ont été dispensés benoîtement. Assurément, les mesures financières promises sont les bienvenues, mais à l’augmentation du point d’indice salarial devrait s’ajouter celle du point d’indice de considération. Pour le moment, rien ne se dessine en la matière et ce ne sont pas les vagues perspectives de débats en établissement qui vont changer le cours des choses, non plus que la persistance des projets de renforcement de l’autonomie des équipes de direction. La continuité ne peut que prévaloir puisque l’entourage ministériel est composé de beaucoup de serviteurs du précédent ministre. Concernant le lycée professionnel, sa cotutelle avec le ministère du travail va dans le sens pris précédemment d’un renforcement de la dimension pratique, ce qui n’est pas un mal en soi, mais aux dépens de la formation en culture générale, la grande sacrifiée de la réforme en cours qui, est-il utile de le rappeler, divise pratiquement par deux l’horaire alloué aux lettres et à l’histoire-géographie.

Une audience ministérielle attendue à la rentrée permettra peut-être d’apaiser certaines inquiétudes, voire de faire entendre nos demandes mais il est douteux que la ligne suivie depuis 2017 soit vraiment infléchie, au préjudice des élèves qui obtiennent un diplôme de plus en plus dévalué – à tel point que nos voisins helvétiques ne reconnaissent plus le baccalauréat français pour donner accès à l’université suisse – et au détriment des enseignants placés dans des conditions de travail épuisantes et dans des logiques d’établissement concurrentielles et consuméristes, l’inverse de ce qu’il faudrait faire pour réarmer l’École de la République et préparer aux études supérieures. À cet égard, il faut déplorer de nouveau l’extrême complexité de Parcours Sup, les aberrations de certaines orientations, les difficultés qu’ont à comprendre le système même les initiés, ce qui incite certaines familles aisées à préférer de plus en plus le supérieur privé (25% des étudiants) vendant à haut prix les savoirs et, d’une certaine manière, les diplômes.

Épreuve fumeuse

Sans vouloir leur donner la tonalité des passions tristes, ces méditations contrastent encore avec l’azur des cieux sous lesquels elles sont produites quand on songe à la première session du nouveau CAPES. La revue a déjà publié un état des lieux sur les conditions de préparation proprement démentielles du concours « rénové ». Conditions peu à même de renverser la tendance d’une désaffection du métier, on l’a dit maintes et maintes fois. Le moment est venu de tirer un bilan de la seconde épreuve orale, créditée d’un fort coefficient mais largement étrangère aux disciplines à maîtriser. Des représentants des associations du supérieur et de l’APHG ont fait le voyage de Châlons pour assister à ladite épreuve, sans entraves assurément, mais souvent dans une atmosphère suspicieuse entretenue par des jurys demandant de s’abstenir de prendre des notes non seulement durant les trente minutes de passage des candidats mais aussi dans les couloirs, entre deux passages. Ce que chacun a pu constater, ce qui ressort aussi de la majeure partie des témoignages disponibles sur les réseaux sociaux, c’est l’inadaptation complète de l’exercice qui vise à vérifier une sorte de conformité des candidats aux attentes de l’Institution au lieu de leur permettre de faire montre de leurs aptitudes disciplinaires, ce dont seul l’oral 1 s’assure et seulement dans l’une des deux disciplines constitutives du CAPES d’Histoire-Géographie. Disons-le sans ambages, la connaissance du système éducatif et celle des valeurs dont l’École est porteuse ne sont pas à sortir du concours. Mais leur évaluation n’est pas bien placée. La partie théorique du CAPES est à réserver aux savoirs et à leur mise en œuvre pédagogique. L’entretien d’embauche, à quoi revient, qu’on le veuille ou non l’épreuve 2 de l’oral, doit se faire précisément au moment du recrutement définitif, ce qui était d’ailleurs le cas jadis. Actuellement, il vient perturber le déroulement du concours, affaiblir le disciplinaire, exposer les candidats au hasard des situations et aux jugements de valeur, demander à des néophytes de réagir comme des professionnels de vingt années d’expérience, les inciter aussi à réciter les réponses toutes faites à des questions normatives ou à reproduire la doxa du moment. On est admiratif devant la capacité des jurys de cette seconde épreuve à évaluer des éléments de langage ou des attitudes, des trajectoires forcément diverses ou des conceptions du métier après une demi-heure de prestation et de questions qui ne sont pas sans faire penser au job dating des entreprises privées et nous semblent en significative cohérence avec le Grand Oral de terminale : une épreuve de personnalité sans grande consistance et qui ne renseigne guère sur les capacités de raisonnement, la rigueur scientifique ni la culture disciplinaire. On attend avec impatience le rapport de cette première année de concours dit rénové mais l’impression laissée à beaucoup de candidats (interdits devant la note obtenue) comme à l’assistance très dubitative sur la consistance de l’épreuve 2 de l’oral n’est rien moins que rassurante. Ce n’est pas faute, là encore, d’avoir alerté les concepteurs de la réforme, comme d’ailleurs sur les effets néfastes du découplage du CAPES et de l’Agrégation. Les efforts des présidents de leurs jurys respectifs semblent aller dans le bon sens d’un rapprochement mais la meilleure volonté du monde ne permettra pas de les réaligner tant que le nombre des questions de programme et le rythme de leur renouvellement resteront distincts.

Vacances studieuses, perspectives rassérénantes

La préparation du numéro de rentrée d’Historiens & Géographes ne laisse guère l’occasion de vaquer. En premier lieu au rédacteur-en-chef en permanence sur la brèche, notamment à cause des bibliographies de concours à faire paraître dans les meilleures conditions après leur élaboration minutieuse et patiente par des collègues admirablement dévoués (masculin inclusif) et soucieux du succès des candidats plus que leur propre profit, dans une optique de savoir généreusement partagé qui tranche avec la course à la fabrication de manuels dédiés. Course pas toujours très déontologique car propice à une prédation intellectuelle et scientifique que l’on penserait étrangère à nos milieux. Tout l’engagement de l’APHG dans l’aide à la préparation des concours se lit dans le riche dossier publié dans le présent n° de la revue, de même que dans les « Fenêtres sur Cours » enregistrées par le vice-président Da Rocha ainsi que les journées d’étude à venir, de septembre à novembre, sur les nouvelles questions, en partenariat la plupart du temps. La livraison 459 illustre aussi, ne serait-ce que par sa page de couverture, la poursuite du partenariat avec les grands festivals du début de l’automne en Lorraine et sur les bords de Loire ainsi qu’avec le CNRD ou EuroClio. Elle revient sur le prix Samuel-Paty que l’APHG s’honore d’avoir fondé et qui sera décerné pour la première fois peu après la rentrée. Les propositions pédagogiques y abondent. Tout cela est le fruit d’un labeur réunissant de nombreux bénévoles qu’habite un idéal d’engagement désintéressé dans le savoir et sa diffusion au bénéfice de la jeunesse apprenante et des collègues enseignants. C’était l’idéal du président de la Régionale de Caen qui nous a quittés cet été après avoir encore livré un article à l’interface de la recherche et de la didactique. Nous dédions donc à la mémoire d’Alain Hugon ces méditations d’estive.

La Croix-Valmer, le 10 août 2022.

Informations associatives

L’Assemblée générale ordinaire 2022 de l’APHG se tiendra le 4 décembre à Paris (annonce à venir). Le Comité national devra élire les membres du Conseil de Gestion et du Bureau national, renouvelables en totalité en 2022-2023 [Titre 2, sections 3 et 4 des Statuts rénovés de 1975 et modifiés le 6 décembre 1998]. Cette livraison de la revue publie un agenda détaillé des grands rendez-vous de l’association (hors festivals) jusqu’au mois de décembre, ainsi que les réunions des instances nationales jusqu’en juin 2023.

Marc CHARBONNIER pour le Secrétariat général de l’APHG

Retrouvez en ligne et sur les réseaux sociaux toute l’actualité de notre association professionnelle, ses enquêtes, ses pistes de réflexion sur les programmes et sa promotion de nos disciplines auprès des instances ministérielles, administratives et académiques.
Bureau national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie
  • Président : Franck COLLARD
  • Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
  • Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
  • Secrétaire générale adjointe : Céline DELORGE
  • Trésorier : Brice BOUSSARI / Trésorier adjoint : Max AURIOL

Sommaire en ligne du n° 459 de la revue Historiens & Géographes

Photo de couverture : Vue de l’Océan Atlantique depuis le Cabo da Roca, point le plus occidental de l’Europe continentale, à 42 km à l’ouest de Lisbonne, Portugal © François DA ROCHA CARNEIRO, 2017. Tous droits réservés.

© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 31 août 2022. Mise en ligne le 5 septembre 2022.

Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris-Nanterre.