De l’utilité de Périclès avant la « peste » d’Athènes
Notre excellent rédacteur en chef me faisait connaître très opportunément il y a peu cette phrase prêtée par Aristote à Périclès. Celui-ci se désolait, dans une oraison funèbre, de ce que, à cause de la guerre de Samos (439 avant notre ère), l’année avait été celui d’un « printemps perdu ». Les pertes militaires subies par Athènes l’avaient en effet amputée de sa jeunesse. Tristement ravageuse pour les générations âgées, la pandémie actuelle a heureusement pour l’instant plutôt épargné les jeunes. Mais l’expression de Périclès n’en est pas moins inspirante pour qui tente d’analyser la période stupéfiante que nous vivons et cherche à en tirer des enseignements et des projections. « Printemps perdu » vraiment que celui de l’an 2020 ? Ou bien temps de réflexion et d’expérimentations à méditer collectivement, dans le cadre de notre vaillante association ?
Pertes et sacrifices
Printemps perdu, certes, d’abord au sens où le virus à la couronne nous a tellement surpris et déstabilisés que nous avons été un instant désorientés et comme perdus, en deuil de nos certitudes et de nos évidences, tels les témoins de l’irruption de la peste en 1347-1348 ou ceux de la grippe faussement dite espagnole d’il y a un siècle, sans parler du printemps perdu de l’an quarante, au programme de ce n° 450.
Printemps perdu aussi dans la mesure où tout ce qui restait à faire dans nos cours et dans nos classes n’a pu l’être malgré la « continuité pédagogique » mise en place dès la mi-mars. Ce passif est assurément moins douloureux que les drames familiaux vécus par bien des élèves et des professeurs, mais il ne pourra pas être passé par pertes et profits lorsque reviendront des temps ordinaires, surtout pour les populations scolaires les plus fragiles, celles pour lesquelles l’École est le seul lieu d’apprentissage.
Printemps perdu encore pour les multiples projets de sorties éducatives, d’échanges linguistiques, de visites pédagogiques anéantis par la loi sévère mais en l’occurrence juste du confinement.
Printemps perdu enfin pour nos activités associatives, nos rendez-vous scientifiques, nos réunions de travail dont la dématérialisation éventuelle ne peut pas compenser dans la dimension si importante de rencontres humaines. La légitimité des sacrifices imposés n’est pas en cause et il est finalement réconfortant de constater que, contrairement aux sempiternels réquisitoires des pourfendeurs intransigeants du monde certes très imparfait dans lequel nous vivons, la vie humaine n’a pas été jusqu’ici sacrifiée aux profits, sans quoi il n’y eût point eu de confinement mondialisé mais le business as usal.
Leçons d’épreuve
Printemps pas aussi perdu que celui d’Athènes et de Périclès, toutefois. Car printemps riche d’expériences utiles et de considérations luxuriantes (parfois ad nauseam) sur le temps présent, le monde d’avant et celui d’après, si tant est qu’on puisse découper aussi schématiquement des périodes en réalité bien plus imbriquées qu’un avant et un après-guerre, pour reprendre la terminologie martiale peu appropriée que les pouvoirs publics ont employée à des fins de mobilisation des énergies et d’assentiment des citoyens aux mesures drastiques de réduction des libertés individuelles et collectives. Car le Covid-19 ne capitulera pas comme il y a 75 ans, l’Allemagne en mai et le Japon en août 1945, et les destructions qu’il a causées ne peuvent pas être sérieusement comparées avec celles des deux conflits mondiaux du siècle passé. La reconstruction ne pourra se faire comme si tout avait été balayé et l’analyse de tout historien honnête ne peut raisonnablement suivre ceux pour qui tout va recommencer comme avant, au prix d’un back to normality aussi aveugle et sourd que les émigrés n’ayant rien appris ni rien compris après la Révolution, et ceux qui se persuadent que toutes les réparations à apporter aux maux du monde seront faisables par la magie de la planche à billets, de la dette à perte de vue et de l’expropriation (ou pire) des possédants.
Nos chères disciplines, comme lorsque la cathédrale de Paris se consuma le 15 avril 2019, sont de la plus grande utilité pour permettre l’intelligence du cataclysme et démentir les délires de la toile hélas relayés par de grands quotidiens nationaux, plus prompts à publier des tribunes démentielles sur l’épidémie fabriquée par le pouvoir à des fins de soumission des peuples, qu’enclins à faire passer les messages sensés des acteurs de terrain de l’éducation. Certes, les historiens et géographes n’ont pas l’utilité sociale immédiate des soignants et des soutiers invisibilisés par des décennies de rationalisation comptable et de mépris des humbles. Si la corde des premiers de cordées n’a pas cassé, ce n’est assurément pas le fait de ceux qui n’ont pensé le monde qu’en termes de rentabilité et de profit immédiats, exposant la nation à des risques dont ils sont comptables parce qu’ils l’ont sacrifiée aux fétiches de la mobilité intégrale et de la délocalisation effrénée. La corde n’a tenu que par l’abnégation admirable des acteurs anonymes de la santé et des services publics, jamais pris au sérieux quand ils lancent des alertes.
Le passé des pandémies avec leur lot de boucs-émissaires et d’explications complotistes, la géographie de leur naissance et de leur diffusion, l’organisation à bien des égards totalement folle des circuits de production des médicaments ou des appareils de soin, tout cela l’histoire et la géographie critiques sont à même de l’enseigner. Et sans doute la demande première des élèves, bien avant les devoirs et les notes au cœur de la « continuité pédagogique », a-t-elle été d’accéder à la compréhension de la catastrophe, afin de commencer à l’apprivoiser, non par des réquisitoires lancés à partir de préjugés automatiques, mais par des analyses rationnelles faisant la part à l’inévitable et à l’erreur des gouvernants, sans suivisme naïf ni procès de principe. Parce qu’il a fait réfléchir, parce qu’il a provoqué la mise à distance du superflu et de l’évident, parce qu’il a rapproché aussi les gens pourtant séparés par la « distanciation sociale », non le printemps n’a pas été perdu.
De l’expérimental et du provisoire
Il n’a pas été perdu non plus en ceci qu’il a mis en évidence les limites vite atteintes de l’enseignement distanciel. Certes l’Institution s’est démenée pour permettre le maintien du lien avec les élèves qu’il eût été tellement plus facile de déclarer en vacances en attendant la rentrée prochaine et de diplômer automatiquement en dévalorisant ainsi la certification des connaissances et des aptitudes acquises. Des tours de force ont été réalisés dans les universités pour assurer la délivrance des savoirs et la tenue des examens, à rebours de la démagogie de certains syndicats qui arguaient des difficultés – réelles – d’une certaine partie des étudiants pour tout arrêter et pour capituler. Des dispositifs reposant beaucoup sur l’ingéniosité des professeurs des collèges et lycées ont été imaginés et ont porté leur fruit pour garder le maximum d’élèves au travail, les rassurer, les stimuler. Notons qu’une fois de plus, cela n’a pu être possible que par l’investissement de personnels obligés d’œuvrer avec leur matériel propre – puisque le plan d’équipement informatique suivi tambour battant par certaines régions les a oubliés, comme d’habitude – personnels tenant bon face à des injonctions contradictoires ou erratiques, voire des tentatives de caporalisation d’une catégorie de travailleurs toujours soupçonnés, y compris par des éditorialistes se disant progressistes et se prétendant historiens, de prendre des vacances ou du bon temps dès lors que leur activité ne s’exerce pas dans les établissements.
Forte de sa position centrale au sein de la conférence des associations disciplinaires, l’APHG a rappelé et rappellera aussi souvent que nécessaire qu’on ne peut pas tout demander aux enseignants, la réactivité à la première sollicitation, la continuité pédagogique sans plate-forme fiables, la veille psychologique personnalisée et la mise en œuvre de réformes par ailleurs tellement défectueuses. L’APHG reconnaît et salue les adaptations consenties par le ministère, les aménagements des évaluations et des examens, les allègements de programme. Mais elle réclame aussi que cet état d’esprit compréhensif, sinon empathique, de l’Institution, perdure bien au-delà du virus et de l’été.
Car le printemps n’a pas été perdu non plus pour mettre en évidence les dangers des évolutions promises à l’Éducation nationale par les prophètes exaltés de l’École du futur, dématérialisée et délocalisée, faisant une part accrue au contrôle continu qui transformerait brevet et bac en diplômes-maison et mettrait les professeurs sous la pression consumériste des parents et des élèves. L’expérience a montré aussi les périls d’une hybridation de la transmission des savoirs qui ferait en partie l’économie de la salle de classe au profit de fichiers PDF et d’exercices à distance. En certains cas, comme dans les lycées professionnels ou certaines filières technologiques, c’est rigoureusement impossible, n’en déplaise aux visionnaires qui pensent en réalité surtout aux économies réalisables par ce genre de procédés. On a pu entendre les plus hauts responsables de l’Éducation nationale s’enthousiasmer de l’épanouissement, intervenu à la faveur de la crise, du « cours inversé », ce nouveau Graal de la pédagogie. Mais inviter un élève à travailler un cours avant d’en discuter avec l’enseignant se fera encore moins facilement à distance qu’en classe. La continuité pédagogique était nécessaire. Mais il faut la tenir pour ayant été un pis-aller, une manière d’avancer un peu mais en mode très dégradé. En rien elle ne doit devenir l’horizon des années futures.
L’APHG sera de la plus grande vigilance quant aux conséquences néfastes qui pourraient être tirées de l’expérience contrainte en cours par des gestionnaires revenant, la pandémie passée, à leurs lubies. Elle sera aussi sans complaisance avec les tentations que pourraient avoir les Autorités de simplifier les concours de recrutement au motif du précédent totalement exceptionnel de la présente session. En ce domaine comme dans tous les autres, l’état d’exception devra cesser dès que possible et la crise devra avoir pour vertu de remettre à plat les aspects les plus contestables et les plus irréalistes de la réforme du bac et des lycées comme de la réforme projetée du CAPES.
Printemps des temps nouveaux
Le printemps n’a pas non plus été perdu en ceci que le drame sanitaire a malheureusement accusé les inégalités. Accusé au sens de dénoncer, révéler dans leur étendue et dans leur injustice. Accusé au sens d’amplifier, avec le gouffre séparant les familles en confinement confortable et connecté, au capital culturel important, aux ressources humaines et intellectuelles abondantes, et les autres, pour lesquelles l’École est la seule dispensatrice de savoirs et d’émancipation. Bien sûr, il est illusoire d’attendre que la sortie de crise règle tous les problèmes et réducteur de fixer comme but suprême à l’Éducation nationale l’éradication des inégalités, en alignant ses exigences sur les capacités des plus faibles. Mais loin d’estomper les disparités sociales, le mantra numérique les accroît. Si le « monde d’après » continue de vénérer cette idole-là, il court à sa perte.
Le printemps n’a pas été perdu parce que, dans la tourmente, l’association a montré sa résilience, pour employer le mot popularisé par un spécialiste moins à l’aise quand les médias l’invitent à s’exprimer sur la Grande Mortalité de 1348, le faisant dangereusement sortir de son couloir. Chacun son expertise. L’APHG a publié des communiqués, activé ses réseaux pour mettre à la disposition de ses adhérents des ressources capables de compenser la fermeture des bibliothèques, produit des contenus accessibles en ligne, anticipé sur les concours en préparant des bibliographies de première exploration. Spécialement soucieuse des difficultés des collègues candidats aux concours internes dont le cours a été interrompu par le confinement, elle a rassemblé sous l’ardente impulsion de sa vice-présidente et avec le concours d’autres membres de son Bureau national et d’adhérents, des données destinées à aider, sous forme de liens vers des ressources dématérialisées, celles et ceux qui préparent l’oral dans des conditions très compliquées. Bien sûr, elle a dû ajourner différents rendez-vous de printemps. Mais les nouvelles technologies, qui bien sûr ont du bon, garantissent la tenue de ses instances et la poursuite de sa vie démocratique. Sous une forme ou sous une autre se tiendront les commissions nationales et le comité à la mi-juin.
Enfin, si sa revue arrivée au 450e numéro vous parvient dans les temps, c’est que le virus à la couronne n’a pas amoindri l’énergie du rédacteur en chef. La présente livraison est le fruit de son labeur et de son ardeur infatigables. Riche, varié, en prise avec l’actualité, proposant des exploitations pédagogiques de supports originaux, donnant aussi la parole aux jeunes, ce nouvel Historiens & Géographes témoigne de la vitalité de l’association. Ni pour la revue, ni pour l’APHG, l’année 2020, décidément, n’a perdu son printemps. Puissent-l’une gagner des abonnés et l’autre des adhérents à l’heure d’une sortie de crise qui ne pourra être que collective !
Reims, le dernier jour du confinement (10 mai 2020).
- Président : Franck COLLARD
- Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
- Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
- Secrétaires généraux adjoints : Iris NAGET, Vincent MAGNE
- Trésorier : Max AURIOL / Trésorier adjoint : Brice BOUSSARI
L’APHG en ligne…
De nouvelles « Fenêtres sur cours » (vidéos en ligne) ont été mises en ligne ces dernières semaines sur notre site www.aphg.fr. De la métropolisation au Brésil à la grippe espagnole, du périurbain à la bataille de Tannenberg, de la diplomatie politique au génocide des Tutsi au Rwanda, de Catherine de Médicis aux régions occupées pendant la Grande guerre, de la périodisation de l’histoire africaine à l’édit de Nantes et tant d’autres sujets, vous trouverez de multiples entrées proposées par des spécialistes pour tous les programmes du secondaire.
Le podcast « APHG Brèves de classes », offre des documents audio sur des thématiques des programmes d’histoire-géographie : chaque émission donne la parole à un(e) spécialiste de la question et se termine par un document jugé essentiel, avec des propositions d’exploitation pédagogique. Les dernières émissions en ligne (en avril-mai) :
- Épisode 10 : L’industrialisation et l’accélération des transformations économiques et sociales en France au XIX siècle avec François Jarrige
- Épisode 11 : La monarchie en France au temps de Louis XIV avec Joël Cornette
- Épisode 12 : Les mobilités avec Pierre Ageron
Les documents présentés ainsi que la bibliographie de l’émission sont publiés en accès libre sur le site de l’APHG, www.aphg.fr. Pour être tenus au courant de l’actualité du podcast, connaître les futures émissions, nous conseillons à nos collègues de suivre le compte sur Twitter et de s’abonner à la chaîne YouTube de l’émission.
Enfin, l’APHG est dotée d’une web TV, animée depuis sa création par Vincent Bervas, proposant une grande variété de contenus : conférences en ligne, ateliers, pédagogiques, événements scientifques majeurs… Retrouvez la web TV sur : http://www.youtube.com/user/APHGbureaudePicardie et notre site www.aphg.fr (page d’accueil).
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