Un rude hiver
Les interminables rebonds de la pandémie continuent de beaucoup éprouver les enseignants, soumis à l’injonction d’adaptation permanente à des directives changeantes, contradictoires et opportunistes. Ils désorganisent les apprentissages, désorientent les élèves, perturbent les évaluations. C’est ainsi à peu près partout. Les pouvoirs publics naviguent à vue. La ligne ministérielle de l’École ouverte a ses vertus. L’expérimentation d’autres formules, en début de Covid, a montré leurs difficultés, leurs limites et leurs conséquences pernicieuses. Il faut toutefois bien dire que le pari de la rentrée de janvier, préparé et annoncé dans les conditions balnéaires que l’on sait, a accusé la propension de l’Institution et de son premier serviteur au dirigisme improvisateur ou au tâtonnement péremptoire, comme on voudra. Sourde aux craintes légitimes des professeurs face à la dégradation de la situation sanitaire en dépit de la multi vaccination, elle a suivi la ligne préservatrice des intérêts économiques, celle du maintien des cours à tout prix, mettant en danger des personnels fragiles, provoquant de multiples absences pour cause de maladie – ce que, bien mal inspirés par un ministre qui devrait pourtant savoir le sens des mots, des médias jamais à court de dénigrement des agents de la fonction publique ont qualifié d’absentéisme – tout en prévoyant des protocoles de dépistage et d’isolement largement inapplicables, mais sans pourvoir aux besoins basiques en masques FFP2.
Trois qualités attendues des gestionnaires d’un service public essentiel, à savoir le sens de l’anticipation, la maîtrise de la communication et le témoignage de considération ont gravement fait défaut, une fois de plus, avant que l’obstination cède un peu devant l’exaspération on ne peut plus fondée : le ministre a consenti au report des épreuves de spécialités, si lourdement coefficientées, de mars à mai. L’APHG en avait appuyé la demande, non sans être consciente du fait que sa satisfaction déboucherait sur la diminution du poids du contrôle terminal dans le dossier Parcours SUP des pré-bacheliers [2]. Ce que l’évaluation retardée gagnera en contenu, elle le perdra hélas en poids dans les candidatures aux formations supérieures, candidatures dont la procédure continue de poser problème, comme du reste la réforme du bac tout entière. Les accidents sanitaires n’ont fait qu’en mettre davantage en relief les erreurs et les fourvoiements. Elle est source pour les élèves de difficultés voire de détresse, elle impose aux professeurs un surcroît de travail, elle accentue les différences entre établissements, elle manque sa cible, louable, n’en déplaise aux esprits d’avant-garde pour qui la diplomation devrait être le cadet des soucis de l’École, le remusclage du baccalauréat qui était pourtant à l’horizon déterminé de l’ancien recteur de Créteil à son avènement rue de Grenelle. En guise de remusclage, de l’énervement, aux deux sens du mot. Celui des enseignants, avec le concours desquels les réformes ne sont jamais pensées. Celui du diplôme, encore un peu plus dévitalisé puisque tout se joue avant son obtention et qu’il inclut une épreuve inconsistante, superficielle et improbable, ce Grand Oral censé le couronner.
Semblable effet contraire aux intentions affichées est en train de se produire avec la réforme du Capes, vidé encore un peu plus de sa colonne vertébrale disciplinaire mais aussi de son attractivité en raison des conditions proprement répulsives de sa préparation qui impose aux candidats de remplir tant de tâches à la fois qu’elle les disperse au lieu de les mobiliser, les décourage au lieu de les stimuler, les épuise et les caporalise, faisant d’eux de surcroît une main d’œuvre bon marché. Espérons, sans excès de naïveté, que tout cela sera remis sur la table, comme quelques autres errements passés, à la lumière du bilan, au total si peu bénéfique aux professeurs, du présent ministériat qui s’achève.
Parti(e)s de campagne
Tous les cinq ans depuis vingt ans, la période de la campagne présidentielle convoque l’histoire et la géographie. À plusieurs titres. L’histoire des campagnes précédentes est toujours bonne à connaître car elle permet de relativiser ce qui semble inédit ; la géographie électorale renseigne beaucoup sur l’état des territoires. Mais nos disciplines sont aussi mobilisées par les candidats pour défendre des points de vue parfois totalement infondés. A cet égard, on ne peut qu’être saisi d’une vive inquiétude devant les falsifications éhontées d’un candidat dont l’initial patronymique renvoie au vengeur masqué d’une série d’antan. Vengeur des déclassés, essaie-t-il de faire croire. Mais le masque tombe vite et c’est à nous qu’il revient de débusquer toutes les « vérités alternatives » des candidats outranciers ainsi que les ressorts de leur géopolitique parfois bizarrement bienveillante envers des régimes spécialisés dans la perturbation du jeu démocratique. Jamais la vergogne n’avait autant manqué dans l’instrumentalisation du passé et des mémoires. Aux réhabilitations odieuses des uns répondent les anathèmes outragés des autres sur tel personnage ayant eu le grand tort de ne pas penser avec 300 ans d’avance sur son temps. Faire nation suppose de faire passé commun, ce qui ne veut pas dire consensuel ou univoque, mais signifie passé composé de clartés et d’ombres ; de faire espace commun, adjectif à l’exact opposé de communautarisé ; de faire monde commun, loin des segmentations catégorielles et victimaires. On ne peut pas dire que ces horizons soient très dégagés mais il nous revient de les éclairer à la lumière des savoirs et d’opposer ceux-ci aux opinions et aux amalgames à déconstruire et à désagréger. Là est la vigilance à manifester, l’éveil à maintenir en permanence. À dénoncer haut et fort est ce parallèle particulièrement abject fait par certains révoltés du samedi entre les non vaccinés qui s’estiment persécutés et les porteurs de l’étoile jaune des années sombres.
C’est bien parce que l’histoire et la géographie font autant partie des campagnes présidentielles depuis quelques scrutins et aussi parce qu’il est utile de savoir ce que les prétendants à la magistrature suprême pensent de leurs usages ainsi que de leur enseignement, et plus largement de la formation des élèves et des maîtres dans notre République, que l’APHG, sur la base de l’Adresse publiée dans ce numéro, a décidé de prendre langue avec les candidats de l’arc démocratique pour leur proposer de venir en personne ou d’envoyer un représentant à des cafés de campagne à mettre sur pied. Une meilleure connaissance des positions des uns et des autres ainsi que des échanges entre les orateurs et les adhérents pourront éclairer le débat. Même s’il n’est pas hélas au cœur de la campagne, pour le moment marquée par les surenchères sécuritaires et identitaires, le sujet éducatif est assurément un des sujets majeurs du scrutin de 2022. Quelques candidats ont d’ailleurs communiqué leurs propositions, accusant souvent hélas le trait de leurs positionnements, restaurateur-autoritaire pour les uns, niveleur-angélique pour les autres, sans un mot sur les menaces obscurantistes qui continuent de peser sur les enseignants ou au contraire ne voyant que cela. Or le débat réclame pondération et nuance, recul historique et esprit de prospective, diagnostic de bonne foi et propositions censées, à cent lieues du déclinisme redresseur de torts des nostalgiques d’une École qui n’a jamais existé, et de la contrainte égalitariste qui caricature elle aussi la situation actuelle pour se complaire dans des utopies irresponsables dévoyant et fourvoyant les missions de l’Éducation nationale. Une récente journée d’étude organisée par l’APHG en Sorbonne [3] a permis de montrer tout l’apport aux questionnements d’aujourd’hui du regard historique sur l’évolution de l’École depuis deux siècles, sans esprit de système, sans téléologie non plus. Idéalisé par les uns pour sa méritocratie en réalité très ségrégative, voué aux gémonies par les autres pour sa dualité sociale ménageant en vérité des passerelles, le système scolaire de la IIIe République, comme le nôtre, a eu ses mérites et ses limites, avec cependant cette différence que la foi en le progrès par le savoir n’était pas attaquée comme maintenant et que l’autorité intellectuelle du maître n’avait que des alliés, pas des concurrents. Sans doute, comme le montre l’intéressante note d’un think tank modéré qui minimise cependant l’alourdissement du labeur enseignant qu’impliquent ses propositions, faudra-t-il changer les pratiques scolaires, rendre l’École moins injonctive, moins surplombante, rendre la scolarité moins subie et plus enviable, dissiper le mal-être, le fatalisme, le découragement, la défiance, maux qui affectent au moins autant d’ailleurs les professeurs que les élèves. Horizon épouvantable à l’échelle planétaire, le changement du climat doit être aussi à l’ordre du jour en matière scolaire. C’est à n’en pas douter un vrai enjeu des dix ou vingt prochaines années à venir, car le processus est de longue haleine et la France est à la traîne. Les ingrédients de ce « changement climatique » en l’occurrence souhaitable incluent évidemment la condition des professeurs et les rapports avec leur hiérarchie. Mais il ne doit rien modifier des finalités de l’École : l’instruction et la construction du citoyen à venir, dans la bienveillance qui reconnaît le droit à l’erreur et crédite chacun d’un potentiel d’amélioration ; dans l’exigence de l’effort et de l’implication qui débouchent sur une diplomation consistante, sans qu’il soit besoin de recourir à des officines payantes de « remise à niveau » pour la suite des études. La marchandisation de l’instruction et le creusement supplémentaire des inégalités ne seront évités qu’à condition de refonder une École qui puisse remplir sa mission première : l’apprentissage et la transmission de savoirs retrouvant leur fonction émancipatrice, celle qui fait sortir (educere) de l’ignorance et des préjugés.
Dans le vif des sujets
Les péripéties de la campagne présidentielle ne doivent pas faire perdre de vue l’essentiel pour l’APHG : la réflexion scientifique et pédagogique, la production et la diffusion des savoirs, les débats intellectuels, l’actualité culturelle, dans un esprit de pluralisme et d’ouverture. La revue est l’un des supports fondamentaux de ces vocations et elle livre ici un numéro à la pointe des questions vives. Il n’est jamais superflu de dire et de redire tout l’engagement, la disponibilité et l’énergie que chaque livraison réclame au rédacteur en chef, magistral métronome de l’opération trimestrielle. Il est plaisant de constater l’ardeur au travail des contributeurs réguliers comme des responsables de dossiers qui mettent avec une générosité allègre leurs réseaux et leur expertise au service des lecteurs en réunissant des contributions de haut niveau. D’expérience, l’accueil réservé aux sollicitations est toujours excellent et enthousiaste malgré le monceau de tâches qui accablent les chercheurs et en raison de l’estime et de la confiance qu’ils portent à l’association et à la revue. Les excellents dossiers consacrés à la transition en géographie et au génocide au Rwanda offrent des mises au point très appréciables et le second dossier illustre le pluralisme de la revue puisqu’il cohabite avec le grand entretien accordé par le président de la commission sur le génocide des Tutsi, Vincent Duclert. L’actualité muséographique et historiographique a aussi toute sa place à travers notamment le papier ayant trait à La Contemporaine et à travers la carte blanche jeune chercheur qui permet aux récents docteurs de partager les résultats tout frais de leurs recherches avec les lecteurs. La satisfaction des besoins pédagogiques de ces derniers est aussi visée par les points programme.
Le récent renouvellement partiel du Comité national a poursuivi le processus de revitalisation de l’APHG. Félicitations aux élus, gratitude aux collègues engagés dans les instances, appel aux plus jeunes pour oser franchir le pas. Poursuivons l’élan magnifique commencé depuis quelques années. Comme l’APHG, structure d’accueil naturelle de tous les enseignants d’histoire et de géographie, tournée tout particulièrement vers les entrants dans le métier, la revue est ouverte à toutes les personnes qui sont désireuses de faire progresser le débat et la connaissance. Il faut la promouvoir, la montrer, la faire acquérir, la faire circuler comme le miroir de notre vitalité et de notre renaissance. Régénérons-nous de l’eau vive apportée par tous ses artisans.
Montrouge, le 9 février 2022.
- Président : Franck COLLARD
- Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
- Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
- Secrétaire générale adjointe : Céline DELORGE
- Trésorier : Brice BOUSSARI / Trésorier adjoint : Max AURIOL
L’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie a appris avec une profonde tristesse la disparition de plusieurs de ses collègues, amis et contributeurs au mois de janvier 2022 : Marie-Françoise Baslez, spécialiste du judaïsme hellénisé et du christianisme ancien, ainsi que des questions sociales des périodes hellénistique et romaine, professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne ; Philippe Contamine, spécialiste de l’histoire de France du XVe siècle, membre de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres, professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne ; François Durand-Dastès, géographe, spécialiste du monde indien et de climatologie ; Raphaël Esrail, président de l’Union des Déportés d’Auschwitz (deux hommages sont publiés dans ce numéro) ; Maurice Gresset, professeur émérite d’histoire moderne à l’Université de Franche-Comté ; le professeur Gilles Le Béguec (dont l’hommage est publié également dans ce numéro) et Michel Rouche (en décembre dernier), professeur émérite d’histoire du Moyen Âge à l’Université Paris-Sorbonne.
L’APHG s’incline devant la mémoire de ses collègues et exprime à leurs proches sa vive sympathie et son soutien.
Marc CHARBONNIER,
Secrétaire général de l’APHG et rédacteur en chef de la revue Historiens & Géographes
11 février 2022.
Sommaire en ligne du n° 457 de la revue Historiens & Géographes
© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 28 février 2022. Mise en ligne le 23 mars 2022.