Écrits sur la violence concentrationnaire (1945-1970) Compte rendu de lecture / Histoire contemporaine

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Par Gilles Vergnon. [1]

David Rousset, La Fraternité de nos Ruines. Ecrits sur la violence concentrationnaire 1945-1970, Paris, Fayard Histoire, 2016, 394 p, 22 euros.

David Rousset est devenu un de ces « célèbres inconnus » dont le nom évoque sans doute, même pour un public cultivé, quelques vagues réminiscences des luttes et des controverses politiques du siècle passé. Militant trotskiste avant la Seconde Guerre mondiale, déporté et rescapé de Buchenwald, il témoigna de son expérience de détenu dans L’univers concentrationnaire, prix Renaudot 1946, vendu alors à plus de 160 000 exemplaires, alors que L’Espèce humaine, de Robert Antelme, son compagnon de captivité n’eut alors guère d’écho public. Comme le rappelle opportunément le préfacier de ce recueil, Grégory Cingal, le « chassé-croisé des œuvres » a fait de L’Espèce humaine, un « classique incontournable », toujours étudié en classe, alors que l’œuvre de David Rousset est tombée dans l’oubli. Il faut donc saluer la parution de cette anthologie de textes (lettres, articles, pétitions) qui restitue le combat de ce militant infatigable, qui fit de la lutte contre le système concentrationnaire le combat de sa seconde vie. Pour David Rousset en effet, le « système » ou la « société » concentrationnaires ont des caractéristiques propres, qui les différencient des prisons ou de camps d’internement « classiques ». Il ne s’agit pas, ou pas seulement, de « réduire à l’impuissance » des adversaires, mais de les détruire et de les déshonorer. Autre particularité : le Lager, du nom allemand du camp dont il fait une catégorie générique, est administré par une « bureaucratie de détenus » dotée de privilèges matériels et recrutée parmi les criminels de droit commun, « instruments furieux de la vengeance des maîtres ». Il fournit enfin une main-d’œuvre gratuite à l’industrie de guerre ou aux « grands chantiers » des régimes totalitaires. Ce sont ces traits que David Rousset ne retrouve pas dans les camps d’internement français de Gurs, de Rivesaltes ou du Vernet, mais qu’il retrouve en revanche dans les camps du Goulag soviétique, contre lesquels il lance en 1949 un célèbre appel aux anciens déportés des camps nazis, pour qu’ils se portent au secours de leurs compagnons de misère. Parce que survivants, ceux-ci sont devenus des « spécialistes » du système concentrationnaire, et c’est leur devoir de témoigner, d’abord contre « la Russie », en attendant d’autres pays, car celle-ci, protagoniste de la guerre, « est une partie de nous-mêmes ».

Cet appel provoque une rude bataille politique et juridique avec le Parti communiste français et brise des amitiés, dont celle de Robert Antelme. On trouvera dans ce volume les plaidoiries de Rousset dans le procès qui l’oppose aux Lettres françaises en 1950 et l’on appréciera son argumentation contre les « honnêtes imposteurs » qui noient l’acte d’accusation contre le Goulag dans la « généralité des malheurs » : pourquoi s’en prendre à l’URSS, alors que d’autres prisons, d’autres crimes existent dans le vaste monde ? Le volume publie aussi des textes sur le système concentrationnaire chinois, et les réactions de l’auteur aux premières publications en français d’Alexandre Soljenitsyne.

On peut évidemment jeter un regard critique sur ces textes, totalement inscrits dans leur temps, leur reprocher de n’avoir saisi ni la singularité du génocide juif, ni celle des installations de mise à mort comme Treblinka, Sobibor ou Auschwitz, qui ne relèvent d’ailleurs pas du système concentrationnaire. Mais c’est la marque d’une époque, quand Dachau et Buchenwald, et non Auschwitz, étaient les paradigmes du nazisme. Mais nos collègues pourront utiliser ces écrits, armés d’une plume puissante, pour une analyse du système concentrationnaire, et pour une étude comparative du Lager et du Goulag.

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© Gilles Vergnon pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 18/08/2017.

Notes

[1Maître de conférences habilité en histoire contemporaine, Sciences-Po Lyon. Membre du Conseil de Gestion de l’APHG, chargé de mission auprès du Bureau national. Parmi ses derniers ouvrages : Le modèle suédois. Les gauches françaises et l’apprentissage du réformisme (1932-1986), Presses universitaires de Rennes, 2015 ; Résistance dans le Vercors. Histoire et lieux de mémoire, Grenoble, Glénat/ Parc naturel régional du Vercors, 2012...