Enjeux et limites de la mondialisation au port de Dunkerque, 1945-1990
Ouvert sur la mer du Nord, Dunkerque est le port le plus septentrional de France [2]. Détruit en 1945, puis reconstruit et puissamment industrialisé, avant de songer à sa reconversion en 1990, ce troisième port français derrière Marseille et Le Havre et l’une des interfaces majeures entre la France et le monde [3].
La mondialisation correspond à « l’émergence du monde comme espace pertinent » [4]. Elle est une intensification des échanges internationaux couplée à une interpénétration accrue des économies et des sociétés, créant une relation d’interdépendance. Dans les années cinquante, la libéralisation des échanges et l’abaissement de barrières douanières amplifient ces échanges dans le domaine maritime grâce au navire, support de transport international par son faible coût et son tonnage [5]. Cette fonction s’est renforcée, lorsque des industries de transformation se sont installées dans les ports pour bénéficier d’un approvisionnement à moindre coût en matières premières. Dunkerque accueille des usines sidérurgiques et de transformation de l’aluminium qui étendent la ville vers l’Ouest, rejoignant la ville de Gravelines et sa puissante centrale nucléaire contribuant à l’alimentation électrique du port.
Rapidement l’artificialisation du littoral est massive, et n’est pas sans conséquences pour l’environnement, ni pour l’importance des travailleurs venus habiter Dunkerque. Dès 1980, la désindustrialisation progressive, sous l’effet de la mondialisation, affecte profondément le tissu social de la ville. La mondialisation impacte des territoires appelés à s’adapter constamment.
À travers l’histoire de Dunkerque, nous pouvons identifier les mécanismes qui permettent au port de s’intégrer en tant qu’acteur de la mondialisation, mais aussi d’en subir les logiques déstabilisatrices. Nous éclairerons ces phénomènes dans un premier temps, par la maîtrise des atouts portuaires à l’échelle locale. Un second temps sera consacré à l’impressionnante industrialisation des Trente Glorieuses. Et, un troisième temps évoquera les déstabilisations suscitées par ces profondes mutations.
1. La porte du nord de la France
1.1 Tirer parti du site localement
Situé à l’extrême nord de la France, le port de Dunkerque est à proximité du détroit du Pas-de-Calais, un des plus fréquentés au monde. Pourtant, le site d’origine n’est pas favorable à l’activité portuaire du fait d’un cordon dunaire important.
L’inconvénient réside dans l’absence d’hinterland naturel, ou « arrière-pays » qui constitue la zone de chalandise naturelle du port, souvent irriguée par un fleuve, et pose l’impératif d’aménager des voies de transport de masse vers l’intérieur du pays, chemins de fer et canaux fluviaux.
L’avantage réside dans la rapidité des circulations. L’accès du port est organisé en épis de darses parallèles. Par ce système de déploiement, les navires sont redirigés avec facilité vers un poste sans avoir recours à des manœuvres trop importantes. Ces aménagements consolident sa réputation de port de vitesse. En effet, l’objectif du port est d’optimiser ses disponibilités de places à quai tout en maintenant une vitesse de rotation rapide du trafic. Un atout recherché par les navires à grand tirant d’eau. Pour cela, des quais ont été pré-affectés à des Compagnies de navigation assurant un service régulier international. Pour les gestionnaires du port, cela anticipe les lieux de stockage implantés à proximité des quais, et non dans le tissu urbain comme Bordeaux. Cette manutention des marchandises est d’autant plus importante du fait de la puissance des industries charbonnières, textiles, sidérurgiques et des produits agricoles du Nord-Pas-de-Calais, drainés depuis les plaines de Flandres et d’Artois. Ainsi, ses atouts locaux permettent de raisonner à une insertion à l’échelle européenne.
1.2 Raisonner à l’échelle européenne
Le Nord-Pas-de-Calais est la deuxième région économique de France derrière la région parisienne [6]. L’attrait pour le port s’amplifie par le renforcement de la coopération économique avec ses pays voisins européens. Dans le cadre du Plan Marshall, puis avec la construction européenne en 1951 (Communauté européenne du charbon et de l’acier) Dunkerque est au cœur de l’Europe des Six puis des Neuf en 1957 (Communauté économique européenne) [7].
Cela représente une des zones les plus denses et les plus industrialisées du monde, dénommée « banane bleue » (R.Brunet), qui relie le Sud de l’Angleterre au Nord de l’Italie en passant par la France septentrionale.
Mais des travaux d’aménagement sont nécessaires pour en faire un port capable de soutenir la concurrence avec ses deux puissants voisins, le belge Anvers et le néerlandais Rotterdam. Et, contrairement à ces derniers, Dunkerque tire avantage de s’ouvrir directement sur la mer du Nord [8].
2. Le développement massif des Trente Glorieuses
2.1 L’installation de la sidérurgie
Les « trente glorieuses » (J. Fourastié) sont marquées par une puissante expansion industrielle, sous l’action de l’État. Dunkerque est affectée par la loi de 1966 créant les ports autonomes [9]. Les autorités locales, dont la chambre de commerce, voient leur influence décliner mais sans disparaître. Néanmoins, l’implication de l’État dans les affaires du port rend les projets plus ambitieux. Garant de moyens financiers, Dunkerque s’aligne au rang des ports nationaux avec Le Havre et Marseille. Jusqu’en 1974, la croissance dunkerquoise est le reflet des Trente Glorieuses.
De 1960 à 1975, les plans de modernisation de l’État confortent la place de la sidérurgie [10]. La conjoncture ouvre une phase d’industrialisation avec la sidérurgie « sur l’eau » bouleversant le paysage portuaire. Sont concernés Dunkerque avec Usinor et Marseille avec l’arrivée de la sidérurgie à Fos [11]. Ces complexes s’installent sur de vastes zones planes et très peu peuplées établies à l’Ouest du port ancien. Le but est de se rapprocher de l’approvisionnement en matière première, charbon et minerai de fer, alors que la production française est insuffisante et trop onéreuse.
La mise en service d’Usinor en 1962 impose une réflexion globale sur le rôle du port dans la croissance industrielle avec le transfert sur le littoral des activités de production sidérurgiques, mais aussi celles des entreprises inclusives au port et en périphérie (transformation, sous-traitance, filière, réexpédition).
2.2 Explosion urbaine et recomposition territoriale
La croissance d’Usinor bouleverse par l’arrivée de milliers de salariés. Une ville nouvelle, Grande-Synthe, émerge à l’ouest de Dunkerque.
L’expansion des capacités d’accueil et la hausse des volumes en tonnage justifie une sixième darse pour désengorger le trafic [12]. Son absence est vu comme la cause du détournement des marchandises au profit d’Anvers. Mise en service en 1964, cette darse VI met en évidence la participation financière de divers acteurs pour assurer la compétitivité du port et éviter sa saturation.
Or, les possibilités d’accueil du port sont à leurs maximum alors que les tonnages concourent au gigantisme, entretenu par les fermetures récurrentes du Canal de Suez. Le port trouve la solution en déplaçant ses activités de l’est vers l’ouest du littoral. Le trait de côte subi d’importants travaux d’ingénierie pour ouvrir un accès spécialisé, rapide et sans écluses. L’œuvre la plus remarquable est la création d’un îlot artificiel pour la réception en eaux profondes de pétrolier (300 000 à 500 000 tonnes comme à Rotterdam). Ce projet n’a pas reçu un bon accueil des députés du Havre, port pétrolier européen qui ne dispose plus des seuls investissements de l’État dans ce domaine [13]. Désormais, Dunkerque a la possibilité d’accueillir en flux continu des navires de 14,2 m de tirant d’eau. Cette situation est analogue à d’autre port industriel, tel Bilbao en Espagne, qui renforce son port historique avant de déménager ses infrastructures [14].
En parallèle, un prêt de la CECA, provenant de marchés financiers américains [15] lance de 1958 à 1969, le creusement d’un important bassin maritime spécialisé dans la manutention des pondéreux, indispensable pour la croissance d’Usinor.
2.3 De la mondialisation à l’hinterland
L’agrandissement du port, entraînant celui de son « avant-pays » (foreland), impose une organisation de son hinterland. Tout port de commerce doit disposer de voies intérieures, variées et rapides afin de limiter les ruptures de charge. Les marchandises sont évacuées par un réseau de transport constitué de voies ferrées électrifiées (raccordant Usinor aux usines sidérurgiques et aux mines de Lorraine), de canaux dont plusieurs à grand gabarit qui permettent l’évolution des pondéreux et des céréales, et deux autoroutes reliées au réseau routier européen en 1958.
3. Remise en question
3.1 Un mode de productivité
La mondialisation impose une exigence de compétitivité qui pousse les autorités portuaires à envisager une privatisation des outillages pour réduire leurs coûts d’usage [16]. Cette mutation a des conséquences sur l’emploi de la main-d’œuvre portuaire. Par ailleurs, l’utilisation accrue du conteneur, la palettisation et des emballages de grandes dimensions standardisés diminue le nombre d’opérateurs. Il suffit d’un seul homme ou une petite équipe de technicien pour accomplir la chaîne des opérations de manutention, assisté d’élévateurs de chariot, de convoyeurs de la manutention horizontale (roll-off roll-on) appelée encore à passer à la manutention verticale avec des portiques, des programmateurs de stocks (Lift-on lift-off). Ces innovations suscitent des conflits sociaux récurrents de la part du monde des dockers, craignant une détérioration des conditions de travail [17].
3.2. Un port durable
Les « Trente Glorieuses » ont aussi été les « Trente Pollueuses » et Dunkerque n’y échappe pas, tant de son urbanisation, de son industrialisation que de l’artificialisation massive du littoral [18]. Par ailleurs, la crise pétrolière de 1973 confronte la France à des difficultés économiques croissantes, qui se traduisent par un déclin de l’emploi industriel. Ce dernier est lié en partie à des facteurs internes, tel l’accroissement de la productivité et à la mondialisation, qui renforce la concurrence de nouveaux pays industrialisés d’Asie de l’Est. Le Nord-Pas-de-Calais réoriente ses activités en déclin, le charbonnage et le textile depuis les années 1960, la sidérurgie et la construction navale à la fin des années 1970, vers de nouveaux secteurs industriels comme l’automobile et les activités logistiques. Dunkerque n’a pas échappé à cette dynamique. Les puissantes unités de production d’acier (Usinor), d’aluminium (Péchiney), et des hydrocarbures (BP) se maintiennent avec des effets réduits. Les chantiers navals font faillites en 1986, au même moment que la quasi-totalité des grands chantiers français sauf Saint-Nazaire.
Comme d’autres ports, Dunkerque doit répondre à un double défi sous l’application de normes environnementales à la sévérité croissante (l’impulsion provenant ici de Paris et de Bruxelles) et à la patrimonialisation de l’ancien port. L’activité industrielle se concentre alors dans le port Ouest, quittant son site historique rattaché à la ville.
Ce regain d’urbanisme est décisif car il réintègre le port à la ville avec les projets visionnaires portés sur les waterfront (centre commercial, réhabilitation d’entrepôts, piétonnisation, université, port de plaisance, tourisme, etc.) [19]. En 1988, la Commission européenne lance un programme de rénovation spécialement affecté aux anciennes friches portuaires en reconversion RENAVAL. Ce programme est contemporain de la réflexion des responsables locaux mené sous le nom de plan Neptune à Dunkerque. Enfin, les projets de réindustrialisation intègrent de nouvelles problématiques environnementales (plan Vert, lutte contre la pollution, réserve écologique). Un état d’esprit dont s’emparent d’autres ports tel Marseille.
CONCLUSION
Dunkerque a profité de la mondialisation du fait de sa situation géographique favorable, au cœur de la banane bleue, et du soutien de l’État, à travers l’installation de la sidérurgie sur l’eau en 1962 et l’extension du port Ouest. Mais en a aussi souffert quand les crises pétrolières (1973, 1979) dégradent la compétitivité du site, tout en renforçant les nouveaux pays industrialisés. Dans ce cadre dialectique, la ville a connu des mutations profondes. Comme dans d’autres ports, l’intérêt croissant pour l’environnement et le patrimoine tissent un lien entre le port ancien et la ville, tout en reléguant les activités industrielles dans des espaces périphériques sur le plan urbain, mais centraux dans le dispositif français d’intégration dans la mondialisation économique.
© Cécile Rault pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.