Les premières semaines de septembre sont désormais passées, et permettent de dresser un rapide bilan de la rentrée écoulée. Notre attention a tout particulièrement été attirée par la mise en place des heures d’enseignement moral et civique, mesure choc définie par le BO spécial du 25 juin 2015 pour tous les niveaux d’enseignement, de l’élémentaire aux terminales tant générales que technologiques. Cette mesure, en gestation depuis 2013, a vu son application brusquement précipitée dans le contexte de janvier dernier pour une mise en œuvre immédiate, dès la présente rentrée 2015 – mais cette hâte a précisément entraîné un dévoiement préoccupant des heures dévolues à la nouvelle matière.
Dévoiement tout d’abord dans la qualité de l’introduction de cette nouvelle matière, avec un programme paru tardivement (12 juin 2015), donc des manuels d’éducation civique obsolètes, pour les niveaux où ils existaient, et une préparation de cours plus qu’inconfortable. Bien des chefs d’établissement ont de ce fait préféré reconduire les répartitions horaires existantes, dès que c’était possible, afin de limiter les flottements au moins pour cette année. Les collègues historiens et géographes déjà engagés dans les heures d’éducation civique auront heureusement su s’adapter, lorsqu’ils enseignaient déjà ces matières. Mais même l’Inspection académique a conseillé aux nouveaux collègues d’histoire-géographie, qui voient apparaître l’EMC dans leur service, d’attendre la parution des textes d’accompagnement aux programmes pour se lancer dans la matière. La précipitation ruine ainsi l’intention pédagogique et morale initiale.
Dévoiement surtout dans l’élargissement de cet enseignement, à terme, à tout le corps enseignant. S’il est bien vrai que tout enseignant, par son statut même de fonctionnaire, est amené à transmettre des valeurs morales et civiques aux élèves, en pratique ces nouvelles heures confiées à des collègues non-historiens / géographes revient à banaliser les spécialités et la pratique d’enseignement du corps enseignant. Ne nous y trompons pas : tout comme la transversalité introduite au collège, cet EMC flottant accentue l’érosion des frontières pédagogiques entre disciplines. Faut-il s’en réjouir ? Dans l’instant, il faut surtout constater le surcroît d’exigences demandé aux enseignants non historiens-géographes et leur polyvalence potentielle à plus long terme.
Car le lien entre l’EMC et l’histoire- géographie est bien structurel : nulle autre discipline n’enseigne comme l’histoire- géographie les fondements de la démocratie, l’éveil des consciences républicaines, l’histoire des institutions ou la diversité régimes politiques et des constructions étatiques à la surface du globe. L’EMC est et reste le prolongement naturel de nos disciplines, par essence consacrées à la compréhension du monde contemporain. Ce lien existe également, parfois de manière moins spontanée, pour les collègues philosophes ou économistes. Il devient, de facto, complètement artificiel pour les autres disciplines : non que les collègues ne soient capables d’enseigner l’EMC, s’ils en ont toute la motivation. Il faut simplement dire clairement qu’il s’agit d’une nouvelle discipline, avec un programme de plus à assimiler, des pratiques pédagogiques possiblement nouvelles, des modalités d’évaluation à repenser, bref une réelle bivalence.
Dévoiement dans les arbitrages horaires, enfin, où l’on constate que l’EMC est explicitement sacrifiée au profit d’autres matières. On entend parfois dire que certains enseignants utilisaient l’éducation civique pour mieux terminer leur programme d’histoire-géographie. Nonobstant le fait que des contenus d’éducation civique sont déjà présents au sein même d’une heure d’histoire ou de géographie, qu’en sera-t-il des autres disciplines ? La réponse existe déjà : après enquête dans l’Académie, dans nombre de lycées du bassin stéphanois, de l’Ain ou de l’Ouest lyonnais, l’EMC sert dès cette année à « boucler » le programme d’anglais ou de français pour le baccalauréat – et bien entendu les parents n’y trouveront guère à redire. De même, pour des collèges du centre de Lyon, ce sera le programme de mathématiques du brevet qui profitera du volant d’heures d’EMC. Les symptômes de la souffreteuse heure de vie de classe sont en passe de se reproduire. Difficile d’en accuser les collègues, là encore : l’EMC est utilisée comme variable d’ajustement pour combler le service de collègues qui n’ont pas demandé à enseigner cette matière et qui ont, pour certains, découvert cette matière dans leurs emplois du temps à la fin août !
Quant aux sections technologiques, la dotation horaire globale des établissements ayant déjà été votée bien avant l’introduction de l’EMC, aucune heure spécifique n’y est consacrée finalement faute d’avoir pu anticiper cette matière, et faute de rallonge budgétaire.
Cependant, la question de fond, non-résolue, porte surtout sur la pertinence de cet enseignement en tant que matière. A l’heure même où l’on évoque la transversalité, la transmission des valeurs morales et civiques doit-elle passer par une matière dédiée, des manuels et des évaluations notées ? L’année dernière a vu fleurir de nombreuses initiatives louables – pour lesquels les enseignants d’histoire-géographie ont souvent été appelés en première ligne, faut-il le rappeler. Les valeurs morales et civiques doivent d’abord être vécues et intériorisées, et cela passe bien plus par des formes d’engagement concrètes, des projets d’établissement, de classe autour du vivre ensemble, de la tolérance et de l’écoute de l’autre. Cela passe par les initiatives des conseils de la vie scolaire, par les débats de l’heure de vie de classe, justement – ou encore par la participation au concours national de la résistance et de la déportation, dans lequel l’APHG est partie prenante.
Cela éviterait, par ailleurs, de ne pas rogner toujours plus sur les horaires et contenus fondamentaux des disciplines, tout autant nécessaires pour penser le monde. L’EMC est une conviction, non une matière. Les historiens-géographes la pratiquent déjà.
Samuel Depraz
Maître de conférences en Géographie - Université Lyon III
Président de la Régionale de Lyon de l’APHG
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