Entretien : Karl Jacoby, Crimes contre la nature Compte-rendu de lecture / Entretien en podcast

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Cette année est réédité un ouvrage qui a fait date pour l’histoire environnementale : JACOBY Karl, Crimes contre la nature. Voleurs, squatters et braconniers : l’histoire cachée de la conservation de la nature aux États-Unis (traduit de l’anglais américain par Frédéric Cotton), Toulouse, Anacharsis Éditions, 2021, 448 p.

Notre collègue Samy Bounoua nous en propose un compte-rendu, ainsi qu’un entretien en podcast et en anglais avec l’auteur.

Par Samy Bounoua. [1]

À l’heure des grands bouleversements environnementaux, il est largement admis que la conservation de la nature est plus nécessaire que jamais. De ce constat découle l’idée suivant laquelle les figures historiques de la conservation, à l’exemple des Américains George Perkins Marsh ou John Muir, furent les pionniers clairvoyants de la « prise de conscience écologique ». Il est vrai que ces derniers ont joué un rôle crucial dans la mise en œuvre de l’écologie technocratique qui est aujourd’hui la nôtre. Mais cette écologie ne fut pas toujours populaire et consensuelle. En effet, dans les États-Unis de la fin du XIXe siècle, les premiers parcs nationaux et réserves forestières furent créés dans des espaces habités de longue date. Leur création vint bouleverser l’existence des populations locales, qui virent rapidement leurs pratiques, leur mode de vie et de subsistance, leurs relations traditionnelles avec la nature transformées en « crimes ». C’est cette « histoire cachée » de la conservation que Karl Jacoby, Professeur à l’université de Columbia, relate dans Crimes contre la nature.

Cet ouvrage, publié pour la première fois en 2001, est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Yale. L’une des forces du livre provient précisément de son caractère universitaire. Solidement documenté, Karl Jacoby a puisé dans des sources extrêmement diverses : les documents officiels produits par les autorités conservationnistes, les revues prisées par les amateurs de chasse et de nature, la presse locale, mais aussi les comptes-rendus de procès et les témoignages des habitants. Grâce à ce travail minutieux, l’auteur a pu reconstituer avec une grande précision la manière dont la politique de conservation a été pensée, appliquée et vécue. L’analyse est d’autant plus fine que la langue est élégante, et le récit passionnant. La traduction française de Frédéric Cotton fait honneur au talent d’écriture du Professeur américain.

Le plan de l’ouvrage offre de surcroît une charpente solide à l’analyse. Il est composé de trois parties, chacune ayant pour objet un type d’espace : « la forêt » à travers l’exemple des Adirondacks, « la montagne » représentée par le Yellowstone, « le désert » et plus généralement les espaces arides du Grand Canyon. Ce choix géographique s’explique par la volonté de mettre en lumière des espaces périphériques et marginaux des États-Unis, espaces situés sur la frontière et qui constituent le terrain d’études privilégié de la borderlands history dont Karl Jacoby est aujourd’hui l’un des maîtres. Mais il s’agit aussi de respecter une certaine chronologie : celle-ci s’étale des années 1860 aux années qui suivent la Première Guerre mondiale (une « chronologie de la conservation aux États-Unis », fort utile, est d’ailleurs présente avant la première partie). Si les titres donnés aux parties sont relativement simplificateurs (les Adirondacks sont aussi un espace montagnard et on trouve des forêts à Yellowstone), et en dépit des chevauchements temporels entre elles, l’ensemble demeure très cohérent.

Dans les trois espaces choisis, Karl Jacoby montre comment et pour quelles raisons les autorités politiques américaines ont décidé d’établir des espaces naturels protégés. Loin du récit convenu de la prise de conscience par quelques « pionniers » de l’écologie, il resitue ces décisions capitales pour l’environnement américain dans leur contexte historique. Les naturalistes de la seconde moitié du XIXe siècle étaient de plus en plus nombreux à alerter le gouvernement au sujet de la nécessaire protection des milieux naturels. Dans son ouvrage classique publié en 1864, Man and Nature, Marsh explique notamment que la déforestation risque de dérégler le climat et de le rendre excessivement aride ; plus généralement, les attaques répétées contre la faune et la flore pourraient provoquer un « désastre écologique ». Ces préoccupations qui nous paraissent familières et contemporaines n’étaient en fait pas nouvelles, et s’inscrivaient dans un contexte intellectuel alimenté par le développement des sciences de l’environnement, et en particulier de la foresterie. La nouveauté ne réside donc pas dans l’alerte, mais dans la politique qui a été mise en œuvre pour y répondre. Dès 1872, à l’appel de Marsh et de nombre de ses collègues, les parlementaires de l’État de New York décidèrent de protéger les monts Adirondacks en y créant une réserve forestière. Celle-ci vit le jour en 1885 et fut transformée en parc national sept ans plus tard. L’objectif n’était pas de défendre une wilderness fantasmée contre des agressions venues de l’extérieur, car nul n’ignorait que l’espace en question était habité par une population rurale composée d’Amérindiens, de « Yankees » de New-York et de Canadiens français. Au contraire, c’est cette population qui était accusée de dégrader la nature. Considérée comme étant dépourvue de toute conscience environnementale, elle devait être étroitement contrôlée : le conservationnisme se mariait alors aisément avec le conservatisme.

C’est également en 1872 que, sur décision du Congrès, fut créé le parc national de Yellowstone. Celui-ci devait servir de « laboratoire » pour le développement des sciences naturelles, mais aussi de symbole paysager des États-Unis. Cependant, comme dans les Adirondacks, il a fallu imposer la politique de conservation aux Amérindiens qui y habitaient, ainsi qu’aux Blancs qui s’y aventuraient fréquemment (l’armée fut même employée à cette fin). Le schéma se répéta dans le Grand Canyon : une réserve forestière y fut instituée en 1893, puis un monument national en 1908, enfin un parc national en 1919. Les Amérindiens Havasupaï qui peuplaient la région depuis des générations furent contraints à l’adaptation.

Dans ces espaces protégés, la nouvelle législation environnementale ne permettait plus aux populations locales d’exploiter le bois, de chasser, de pêcher, d’établir des habitations ou des campements. Ces activités furent respectivement qualifiées de vol, de braconnage, de pêche illégale et de squat. Les habitants devaient, sur ordre de l’État, restreindre leur impact environnemental, éventuellement en trouvant d’autres moyens de subsistance. Le discours conservationniste dominant justifiait cette politique par le mépris de classe et de « race » : les ruraux blancs étaient souvent décrits comme des arriérés, et les Amérindiens comme des sauvages ; il n’était d’ailleurs pas rares, particulièrement dans le parc de Yellowstone, que les deux groupes soit regroupés dans une même catégorie d’« Indiens rouges ou blancs ».

Ainsi, les conflits éclatèrent très tôt. Nombreux sont ceux qui violèrent la loi pour préserver leurs libertés et leur conception de la nature. Karl Jacoby, bien sûr, ne cède pas à l’angélisme et ne décrit pas cette conception comme un idéal. Il ne fait pas l’impasse sur sa complexité et ses contradictions. Fondée sur une connaissance concrète des écosystèmes, des cycles et des équilibres naturels, elle participait d’une véritable « écologie morale ». Cependant, certaines activités pouvaient effectivement occasionner des destructions, telles que la pratique du brûlis par les Amérindiens du Yellowstone, pratique bénéfique à la biodiversité végétale, mais à l’origine de nombreux feux de forêts. Les autorités conservationniste oblitérèrent cette complexité, car elles n’arrivaient pas à la saisir. C’est pourquoi elles travaillèrent à standardiser et à uniformiser des pratiques rendues abstraites (le brûlis, par exemple, ne pouvait plus être autre chose qu’un « incendie volontaire »). Karl Jacoby fait à ce sujet un usage fécond de la notion de « simplification étatique », que l’on doit à James C. Scott : pour gouverner les espaces protégés et leurs habitants, il fallait appliquer un programme gommant les aspérités du réel et comblant artificiellement les lacunes (souvent béantes) dans la connaissance du terrain et des sociétés.

Par ailleurs, Karl Jacoby souligne que la politique environnementale américaine n’était elle-même pas exempte de contradictions. Dans les Adirondacks, par exemple, la population locale ne pouvait plus chasser librement, mais de riches propriétaires, à l’instar de William Rockefeller ou de John Pierpont Morgan, possédaient au sein du parc de vastes propriétés où ils étaient pleinement autorisés à chasser le gibier tels des aristocrates modernes. Ce véritable privilège ne pouvait que nourrir le ressentiment des habitants de la région.

Cependant, la population des Adirondacks, comme celles des autres espaces protégés, n’était pas totalement et continûment en conflit avec les autorités. Beaucoup s’engageaient dans des processus d’appropriation des nouvelles lois environnementales : c’est au nom de ces lois que de nombreux Adironrackers condamnaient les prédations des propriétaires privés qui bénéficiaient de passe-droits dans le parc. En d’autres circonstances, les habitants cherchaient à négocier et pouvaient gagner gain de cause : dans le parc du Grand Canyon, les chefs havasupaï demandaient fréquemment au Bureau des affaires indiennes la permission de chasser le cerf, permission qu’ils obtinrent parfois. Enfin, certains s’adaptaient à la nouvelle situation et saisissaient des opportunités rémunératrices, le plus souvent en devenant guides touristiques ou gardes-forestiers. Cette diversité d’attitudes face à la politique conservationniste a aussi fragilisé les sociétés des trois espaces protégés, et a contribué, peu à peu, à l’intégration de ces dernières à l’économie de marché et à la gouvernance technocratique de leur environnement par l’État.

Nous ne pouvons dans cette recension que donner un très bref aperçu de la richesse de Crimes contre la nature. L’absence d’index est une ombre au tableau, mais en dépit de ce détail, il faut savoir gré aux Éditions Anacharsis d’avoir entrepris la traduction de ce livre important de l’histoire environnementale, sociale et des borderlands.

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Ci-dessous, vous pouvez écouter l’entretien de Karl Jacoby :

© Samy Bounoua pour Historiens & Géographes, 06/12/2021. Tous droits réservés.

Notes

[1Doctorant contractuel en histoire environnementale, Ulille, IRHiS