Historiens & Géographes : Pourquoi ce livre ?
Chloé Maurel : Il n’existait pas de recueil de discours prononcés à l’ONU. Or, ces discours sont importants, car l’ONU, seule enceinte internationale universelle car rassemblant presque tous les pays du monde, est le lieu où les représentants et dirigeants du monde entier peuvent se rencontrer et échanger entre eux. En prononçant des discours à l’Assemblée générale ou au Conseil de sécurité, ils ont une audience internationale.
Ce livre réunit pour la première fois les discours les plus marquants prononcés dans l’enceinte de l’ONU. Fruit d’un minutieux travail de recherche dans les archives numériques de l’organisation internationale, il constitue la première anthologie historique des prises de paroles les plus significatives, prononcées par des hommes et des femmes remarquables, issus du monde entier, dans cette enceinte internationale créée en 1945. Taxée souvent d’inefficacité voire d’inutilité, l’ONU a pour qualité de permettre à des leaders politiques, économiques, culturels et environnementaux de se rencontrer, à son siège à New York, ou lors de ses congrès ou forums dans le monde entier, afin de dialoguer, dans l’esprit du multilatéralisme et de la négociation collective.
H&G : Ces discours sont-ils connus ?
Chloé Maurel : Nous avons tous quelques échos en tête de certains de ces discours. Mais souvent notre mémoire est vague et lacunaire. Ce livre entend répondre à beaucoup de questions que nous pouvons nous poser : Khrouchtchev a-t-il vraiment tapé avec ses chaussures sur son pupitre à l’ONU en 1960 ? Pourquoi le discours de Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité en 2003 a-t-il été applaudi ? Que brandissait dans une petite fiole Colin Powell lors de son discours devant la même instance quelques jours plus tôt ? Pourquoi Greta Thunberg a-t-elle répété « Comment osez-vous ? » devant les responsables onusiens en 2019 ? Quel est le discours le plus long de l’histoire de l’ONU ? Et le plus provocateur ?
A côté des discours entrés dans l’histoire comme ceux de Mandela, plusieurs des discours sont méconnus et pourtant très forts en rhétorique et s’inscrivent pleinement dans l’histoire des relations internationales.
H&G : Ce livre change-t-il l’image de l’ONU ?
Chloé Maurel : Oui, car l’ONU est souvent vue comme une grande machine bureaucratique désincarnée, anonyme. Or, ce livre la rend plus humaine : ces près de 50 discours retracent, d’Eleanor Roosevelt à Nehru, de Fidel Castro à Kofi Annan, de Nelson Mandela au Pape François, d’Indira Gandhi à Lula, toute l’histoire des relations internationales depuis 1945, et illustrent la diversité des acteurs et des grandes personnalités qui ont marqué l’histoire du XXe et du XXIe siècle. Leurs paroles, souvent éloquentes, reflètent de manière humaine, incarnée, les grands enjeux et les grandes luttes politiques internationales de l’histoire mondiale et globale.
H&G : Comment avez-vous choisi les discours ?
Chloé Maurel : J’ai fait mes recherches, dans les archives numériques de l’ONU, qui renferment des milliers de discours, par mots-clés, et en particulier, par nom d’orateur, cherchant à couvrir toutes les régions du monde et les président-e-s importants des pays du Nord comme du Sud. J’ai voulu donner toute leur place aux pays du Sud, qui sont entrés à l’ONU massivement après les indépendances (17 pays africains nouvellement indépendants adhèrent à l’ONU en 1960), et aussi aux femmes. Peu de femmes, comparativement, se sont exprimées à l’ONU. J’ai donc volontairement choisi le plus possible de discours de femmes, pour les mettre en valeur, d’Eleanor Roosevelt à Indira Gandhi, et notamment les femmes africaines, comme la jeune chanteuse sud-africaine Miriam Makeba, engagée contre l’apartheid, ou la femme politique guinéenne Jeanne-Martin Cissé, qui a été la première femme, et la première personne africaine, à présider le Conseil de sécurité.
Je suis allée jusqu’à nos jours, en incluant un discours très récent de Volodymyr Zelensky.
H&G : Enfin, quel est votre discours préféré ?
Chloé Maurel : C’est celui d’Ernesto Guevara, le « Che », en 1964. En décembre 1964, le jeune révolutionnaire argentin, déjà un héros pour l’opinion mondiale car il a aidé Fidel Castro à libérer l’île de Cuba de la dictature pro-américaine de Batista, se rend à New York pour représenter Cuba à l’ONU. En effet, il est maintenant non seulement ministre de l’Industrie de Cuba et président de sa Banque centrale, mais il exerce aussi la fonction d’ambassadeur itinérant de Cuba, effectuant plusieurs voyages officiels dans le monde pour y représenter Cuba grâce à son charisme et à son panache. A New York, le 11 décembre 1964, il prononce un important discours devant l’Assemblée générale de l’ONU, dans lequel il réaffirme son appartenance au communisme.
Dans ce discours historique, il s’attache à dénoncer les « impérialistes », qu’il désigne comme « l’internationale du crime ». Il dénonce notamment la responsabilité des États-Unis dans de nombreux points de tension dans le monde, comme au Vietnam et au Congo. Il insiste en particulier sur le cas du Congo. Il dénonce comme auteurs de l’assassinat du Premier ministre du Congo, Patrice Lumumba, perpétré le 17 janvier 1961, et des violences au Congo « des parachutistes belges, transportés par des avions nord-américains, partis de bases anglaises ». Le Che affirme aussi la solidarité de Cuba avec les luttes menées contre le système colonial et la ségrégation raciale en Rhodésie du Sud, en Afrique du Sud et dans le Sud-Ouest africain. Il évoque aussi les luttes en Somalie française, en Malaisie, en Palestine, et en Indonésie, où la CIA prépare un vaste complot anti-communiste qui entraînera en 1965 de gigantesques massacres que la CIA s’arrangera pour faire attribuer à tort aux communistes.
Pendant cette séance mémorable de l’Assemblée générale de l’ONU, un groupe d’émigrés anticastristes provoque des troubles devant le bâtiment de l’ONU à New York. Une manifestante brandit même un couteau pour tuer le Che, et un obus de bazooka est tiré de l’autre côté de l’East river et tombe dans le fleuve, à trente mètres à peine du bâtiment de l’ONU. Cela montre à quel point le discours du Che à l’ONU a exercé des répercussions, des réactions fortes, dans l’opinion publique. Avec ce discours, Che Guevara accède encore plus au statut de grande figure révolutionnaire mondiale.
Vient de paraître : Chloé Maurel, Les Grands Discours à l’ONU, éditions du Croquant, 2024.
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