Éric Zemmour, fossoyeur de l’histoire. A l’occasion de la parution de "Zemmour contre l’histoire" (Tracts Gallimard, n°34, février 2022) Quelques questions à André Loez

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Si tous les hommes et les femmes politiques utilisent et manipulent régulièrement l’histoire à des fins immédiates, le candidat d’extrême-droite Éric Zemmour franchit un seuil. Multipliant les références à l’ensemble des périodes, il se présente comme un amoureux et un défenseur de l’histoire, puis n’hésite pas à contredire des travaux universitaires reconnus par l’ensemble de la communauté scientifique avec un discours qui s’appuie sur quelques travaux datés et orientés. Au-delà de ses erreurs factuelles et d’interprétation, sa conception de l’histoire se veut clivante, puis brouille la frontière entre les coupables et les victimes pour servir son discours politique. Un collectif d’historiennes et d’historiens a décidé de lui répondre de manière factuelle en déconstruisant ses affirmations tronquées.

L’historien André Loez [1] revient ici sur ce projet collectif publié dans la collection Tracts de Gallimard.

Par Anthony Guyon [2].

- Vous venez de publier, avec quinze autres historiennes et historiens, un ouvrage dans lequel vous déconstruisez de façon précise et concise une série d’erreurs historiques érigées au rang de vérités par Éric Zemmour dans différents médias. Comment est né ce projet ?

Ce projet est venu du sentiment partagé qu’il était impossible, par notre métier, de rester sans réaction. Pour transformer cette sensation diffuse, d’indignation, de préoccupation, devant ses usages de l’histoire, il a fallu le travail efficace de plusieurs membres de ce collectif qui ont eu l’idée de faire un bref livre d’intervention, pour lequel la collection « tracts » des éditions Gallimard était idéale par ses brefs délais de fabrication et son format accessible. Il y a très vite eu l’idée de coupler le livre avec une vidéo réalisée par Manon Bril, dont la chaîne YouTube « c’est une autre histoire » propose une bonne vulgarisation très suivie, pour ne surtout pas s’enfermer dans une démarche érudite, ne parlant qu’aux spécialistes. Et des collègues ont rejoint ce petit groupe pour avoir un maximum de spécialités et de regards.

- Vous aviez déjà été confronté à nombre de ses falsifications de l’histoire, notamment celles sur le régime de Vichy et Pétain. Néanmoins, pour les besoins de l’ouvrage, vous avez dû plonger dans ses écrits et ses déclarations à la télévision. Qu’avez-vous découvert que vous ne saviez déjà ?

On a en effet épluché, pas de façon exhaustive mais avec un regard attentif, chacune ou chacun pour sa période de prédilection, ses textes et ses interventions. Ce qui nous a frappé, je crois, en plus de sa capacité à dire des énormités avec un aplomb incroyable, c’est le caractère à la fois très daté et très violent de son rapport à l’histoire. Très daté parce qu’on y retrouve des lieux communs d’une grande banalité, des stéréotypes, présents depuis des décennies dans des ouvrages historiques grand public et des biographies traditionnelles, quand ce ne sont pas des images d’Épinal pures et simples, comme l’inévitable vase de Soissons. Au passage, on y trouve une approche exclusivement par le « haut » de l’histoire, à travers les batailles, les traités, et les « grands personnages », Richelieu et la Pompadour, Clemenceau et Pétain. Dans l’histoire de Zemmour, les paysans et les ouvriers, les marchands et les artisans, sans même parler des femmes, n’existent tout simplement pas, comme il y a un siècle à peu près.
Ensuite, c’est une lecture de l’histoire très violente. Il y a une vraie fascination pour la brutalité comme outil politique, pour la raison d’État, tout particulièrement s’agissant des guerres de religion, des croisades, de la colonisation. Dans l’introduction d’un de ses livres (Destin français, Albin Michel, 2018), Zemmour vante la « main de fer, qu’elle soit monarchique, impériale ou républicaine » qui aurait construit « la France » et il regrette à longueur de pages qu’on ne soit plus capable aujourd’hui de la même intransigeance, avec les minorités religieuses en particulier. On comprend mieux en le lisant de quelle façon une lecture sélective de l’histoire lui sert à légitimer ses positions politiques extrêmes en la matière.

- L’histoire d’Éric Zemmour est un récit tronqué et souvent fantasmé dans lequel il livre une interprétation surévaluée et téléologique de certains personnages. Avec lui, Godefroi de Bouillon devient un Français, le Grand Ferré un héros patriote et De Gaulle l’un des premiers opposants à la prétendue « islamisation » de la France. En quoi Zemmour, dans son rapport aux « grands personnages », va-t-il encore plus loin que les tenants du « roman national » ?

Il reprend évidemment un certain nombre de thèmes et de personnages de ce qu’on a nommé le « roman national » cristallisé sous la IIIe République, mais avec des présupposés idéologiques très différents. Le « roman national » était évolutif, montrant une forme de progression vers plus de liberté à mesure qu’on s’approchait de la Révolution ; il était aussi, pour l’essentiel, laïc, puisque l’opposition à l’Église catholique était bien sûr une préoccupation des pédagogues républicains du XIXe siècle. Ce qui est très différent avec Zemmour c’est une conception entièrement fixiste et confessionnelle de l’histoire de France : depuis Clovis, et jusqu’à Bossuet qui est pour lui comme un sommet absolu, la France aurait maintenu une inébranlable « unité ethnique, religieuse et culturelle », aujourd’hui menacée par l’islam. C’est pourquoi il n’a aucun scrupule à qualifier de « Français » des individus ayant vécu il y a dix ou douze siècles dans le royaume de France ou des Francs ; c’est pourquoi il manie tellement l’anachronisme en faisant se télescoper les périodes : si la « France » est identique à toutes les époques, on peut comparer Azincourt en 1415 et la Blitzkrieg allemande de 1940. À rebours de tout ce que la véritable étude de l’histoire enseigne : les espaces, les enjeux, les pouvoirs et les identités changent dans le temps.

- Si les héros du panthéon zemmourien ne souffrent d’aucune faiblesse, il a à l’inverse une tendance à minimiser la place des victimes. Les personnes massacrées lors de la Saint-Barthélemy se transforment sous sa plume en fondamentalistes, les dreyfusards auraient affaibli l’armée, Vichy aurait protégé les Juifs français et Maurice Audin serait un traitre qui « méritait douze balles dans la peau » ((p.46)). Pourquoi veut-il à ce point atténuer cette échelle des responsabilités ?

Ce n’est pas entièrement nouveau – pensons à Sarkozy et au thème de la « repentance » avec laquelle il faudrait en finir – mais c’est un point en effet important et revendiqué dans ses écrits : « De Clovis à Pétain et à Bugeaud, j’assume tout ». Il y a l’idée que la France ne peut faillir, et que si des brutalités ou des injustices ont eu lieu, c’est toujours pour le bien de la nation et de l’État. Derrière ce postulat, il y a évidemment des visées politiques. D’abord électoralistes puisque cela permet de flatter une forme de nostalgie nationaliste, chez les héritiers des pieds-noirs par exemple, à qui l’on peut dire que la colonisation était positive. Mais aussi partisanes puisque comme l’explique très bien Laurent Joly dans son dernier livre (La falsification du passé, Grasset, 2022), réhabiliter Vichy et Pétain, c’est lever le seul obstacle à l’union d’une droite dite classique avec la droite extrême, séparées depuis la Libération. Si Vichy et Pétain n’ont au fond rien à se reprocher, qu’est-ce qui divise ce camp, qui sépare héritage gaulliste et héritage vichyste ? Du coup qu’est-ce qui justifie la longue mise à l’écart du Front national et de ses avatars depuis l’époque de Jean-Marie Le Pen ?

- Vous montrez au fond que la démarche du polémiste s’inscrit dans une idéologie d’extrême droite qui balaye la philosophie des Lumières, les acquis de la Révolution et les fondamentaux de l’histoire de la République pour atténuer les pages noires de l’histoire française, dont la colonisation et la collaboration. Comment expliquez-vous, malgré cela, le succès de ses écrits ?

La droitisation du débat public joue certainement un rôle, et on sait qu’elle s’inscrit dans des tendances de fond à l’échelle mondiale, ainsi que dans des évolutions repérables des écosystèmes médiatiques : prégnance des réseaux sociaux, promotion idéologique de ces idées par de grands conglomérats, ceux de Rupert Murdoch dans le monde anglophone et de la famille Dassault ou de Vincent Bolloré ici. En France, cela rencontre des dynamiques propres, comme le rejet de l’islam et de l’immigration particulièrement accentué depuis les attentats de 2015, auquel Zemmour donne un vernis de légitimation culturelle. Sans oublier un vieillissement de l’électorat auquel le discours décliniste et nostalgique s’adresse.

- Votre travail couvre l’histoire de la France depuis Clovis à Maurice Papon. Parmi l’ensemble des falsifications relevées, laquelle vous semble la plus révélatrice de la conception que Zemmour a de l’histoire ?

Je dirais presque que la plus révélatrice est une des plus récentes, et qui pour cette raison ne figure pas dans le livre : depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, Zemmour se débat avec son soutien affiché à Poutine, devenu gênant. Lorsque des journalistes l’ont questionné sur le sujet, le 28 février sur RTL, en lui demandant comment il pouvait le qualifier de « démocrate » alors qu’il fait assassiner ses opposants, Zemmour a répondu : « Ça ne vous a pas échappé que les tsars faisaient assassiner leurs opposants à la cour, ce que ne faisaient pas les rois français ». C’est triplement révélateur : d’abord parce que c’est totalement mensonger sur l’histoire de France, où Henri de Guise et Concini, entre autres, furent assassinés sur ordre royal ; ensuite parce que cela renvoie à une conception encore une fois totalement fixiste des pays et des identités, où les Russes seraient brutaux par tradition ininterrompue, comme si Ivan le Terrible pouvait expliquer directement Poutine. Et cela revient encore une fois à excuser ou minimiser, de façon insupportable, la violence politique.

- Éric Zemmour a pour habitude d’attaquer les universitaires et de balayer ce qu’il appelle la doxa d’un revers de la main. Pour sa défense de Vichy, il s’en prend ainsi aux travaux de Robert Paxton qui avaient marqué une nouvelle ère dans les études sur le régime pétainiste à partir des années 1970. Comment expliquez-vous son mépris pour le savoir tel qu’il est construit, débattu, nuancé et reconnu par le monde universitaire ?

C’est du même ordre que les discours anti-scientifiques tant entendus durant la pandémie : les prétendus experts, membres des élites coupées du monde réel, mentent et conspirent contre le peuple, alors que le véritable courage consiste à révéler des « vérités » que personne n’ose dire. C’est d’autant plus facile de broder sur ce thème qu’il existe une tradition d’anti-intellectualisme et de méfiance envers l’histoire universitaire dans son électorat, au moins depuis 1979 et cette fameuse « Une » du Figaro magazine où Alain Decaux pointait un doigt accusateur, avec comme titre « On n’apprend plus l’Histoire à vos enfants ». L’histoire académique fait depuis lors l’objet d’un soupçon, celui de porter une vision gauchisante du passé. Idéologue lui-même, Zemmour ne peut concevoir l’histoire que comme une entreprise idéologique, et donc mépriser ou ne pas comprendre de quelle façon se produit réellement le savoir historique. Or le savoir c’est l’opposé de la doxa, en grec l’opinion commune : ça se débat, se construit, se vérifie sur sources, se cumule. Il fait jouer de façon ridicule à Robert Paxton un rôle d’ennemi unique à pourfendre, alors que la totalité des historiens et historiennes de la période, français ou étrangers – Eberhard Jäckel, Jean-Pierre Azéma, Jean-Baptiste Duroselle, Bénédicte Vergez-Chaignon, Alya Aglan, Denis Peschanski, Julian Jackson, Philippe Burrin, et tant d’autres – ont validé les acquis importants issus de ses travaux, quitte à les prolonger ou à les nuancer sur tel ou tel point. C’est cette dimension collectivement discutée du savoir historique qu’on a vraiment cherché à défendre dans ce petit livre.

© Historiens & Géographes / Non-Fiction - Tous droits réservés. 5/03/2022.

Notes

[1André Loez est historien, professeur en classes préparatoires littéraires et chargé de cours à Sciences Po Paris. Ses travaux ont porté sur l’histoire de la Grande Guerre et il a dirigé l’ouvrage collectif Mondes en guerre, vol. III : guerres mondiales et impériales 1870-1945 (Passés composés, 2020). Parmi d’autres interventions dans le domaine de l’histoire publique, il produit et anime depuis 2018 le podcast « Paroles d’histoire ».

[2Enseignant agrégé en lycée et à Sciences-Po Paris. Docteur en histoire contemporaine et co-Président de la régionale APHG de Nice, il est aussi coordinateur de l’histoire contemporaine de Nonfiction.fr