Si l’esclavage a pu prendre des formes diverses au cours des siècles, il est toutefois fondamental de bien rappeler en préalable l’unicité de condition qui détermine son statut : un être humain, dans une situation de nécessité extrême - dans un contexte de violence ou de précarité économique -, est contraint de se déposséder de son humanité foncière pour être réduit à l’état de marchandise. De fait, l’esclave, qu’il soit soustrait brutalement à son milieu d’origine par la vent (la traite), ou qu’il soit réduit à devenir une simple force mécanique au sein de son propre milieu, est toujours condamné à la mort sociale, à la déshumanisation.
Il est donc parfaitement vain, et même éminemment discutable sur le plan éthique, de chercher à établir des gradations entre les conditions serviles :l’esclavage domestique n’est pas plus acceptable (ni moins dur, d’ailleurs) que l’esclavage de plantation. En revanche, les formes historiques de l’esclavage sont variables selon le niveau technique et social de sociétés au sein desquelles il se développe.
L’apparition de l’institution servile se perd dans la nuit des temps, et se confond, jusqu’à preuve du contraire, avec le développement de la guerre (le vainqueur concède la vie au captif en échange de sa liberté) et des cités-Etat (les esclaves sont propriété collective). Les programmes spécifiques des collèges nous invitent toutefois à prendre plus particulièrement en compte le continent africain, ce qui ne fait pas l’économie de deux rappels préalables. L’esclavage n’est pas une spécificité des sociétés africaines ; les civilisations de la Chine, de l’Asie du Sud-Est, amérindiennes, ont intégré l’institution servile dans leur mode de fonctionnement. En outre, les civilisations antiques de la Méditerranée sont à un haut degré des civilisations esclavagistes. La traite des esclaves a connu un développement considérable avec l’Empire romain.
Les traites orientales sont plus particulièrement l’objet d’un trafic caravanier qui s’oriente dans trois directions ; les pistes transsahariennes vers le Maghreb, les pistes "nubiennes" vers la Mer Rouge et le Moyen-Orient, les routes côtières vers les sultanats riverains de l’Océan Indien. Outre ces grands déplacements organisés de populations noires vers les Etats périphériques islamisés, il existe des traites internes au continent africain, les moins connues des historiens, mais certainement les plus importantes. Au hasard de conflits internes qui déplacent les rapports de forces entre les Etats africains, les vaincus sont mis en esclavage, deviennent propriété du souverain vainqueur, ou sont distribués à des notables de son entourage. Leur condition est extrêmement diversifiée, depuis les travailleurs à la tâche, constitués en ateliers sur de grands domaines, jusqu’aux gardes d’honneur et aux courtisanes royales, en passant par la constitution d’un capital humain, qui est ensuite échangé contre des produits de plus lointaine origine.
Vers 1450, une troisième forme de traite se met en place ; la traite transatlantique, ou encore commerce triangulaire, à l’initiative des portugais, bientôt suivis des autres puissances européennes (les hollandais, les anglais, les français, les danois, les suédois, etc... - les espagnols ayant recours aux intermédiaires des précédentes nations pour leur propre approvisionnement en main d’oeuvre servile). Comme cette forme est dissociée des deux précédentes, il faut là encore être prudent dans la formulation. La traite européenne n’est pas une invention des portugais. Les Européens connaissent et pratiquent le recours à l’esclavage, bien avant la conquête des Amériques. Le terme fréquemment utilisé de traite négrière, pleinement justifié sur le plan historique pour les années 1650-1850, peut être trompeur puisque traditionnellement la main d’oeuvre servile était plutôt de race blanche, comme en atteste le terme esclavons (d’où est dérivé slaves) par le quel les vénitiens désignaient les captifs originaires de la Mer Noire et des Balkans.
Enfin, la traite transatlantique n’a pas l’exclusivité de la fourniture de main d’oeuvre pour l’économie de plantation ; rappelons, entre autres, le fait qu’au VIIIe siècle, des esclaves d’origine africaine, les Zendj, mettaient en valeur les grands domaines du Bas Irak.
La spécificité de la traite transatlantique tient à son volume et à ses conséquences. Si les chiffres absolus (de l’ordre de 12 millions de déportés) sont du même ordre de grandeur que pour les autres traites, c’est sa concentration dans le temps (un peu plus de deux siècles) qu’il faut souligner. La coïncidence avec l’affirmation de l’hégémonie européenne établit le commerce triangulaire comme l’un des facteurs essentiels de la mondialisation de l’époque moderne ; par voie de conséquence, elle fait de l’esclavage et de son abolition un problème de la conscience universelle.
L’abolitionnisme est plus particulièrement abordé en classe de 4e et de Première. Tout comme les différentes formes de traites ne peuvent être seulement analysées comme des faits structurels et isolés, mais aussi comme des processus historiques liés les uns aux autres, l’horizon de l’affranchissement s’inscrit dans la condition servile elle-même. Tout d’abord, parce que la résistance des intéressés à leur mise en esclavage, et ensuite à leur situation de mort sociale, est constatée à toutes les étapes du processus, par le suicide, par l’évasion (marronnage), par les révoltes endémiques. Mais il faut aussi mettre l’accent sur les voies individuelles de l’affranchissement qui, dans les limites de la société coloniale, ont toujours constitué des soupapes de sûreté à la pérennité du système esclavagiste. Ensuite, parce que, dans les consciences occidentales, l’esclavage constitue un point limite qui appelle justification ou condamnation, donc une prise de position éthique. Des voix s’élèvent, au sein des diverses Eglises chrétiennes, puis dans le courant radical des Lumières. C’est la conjonction des deux tendances, la révolte des esclaves et la remise en cause du commerce des êtres humains qui conduit finalement au décret d’abolition de la Convention Nationale le 16 pluviôse an II (4 février 1794). Il faut bien souligner que cette mesure est liée à un contexte militaire (les guerres de la Révolution), mais qu’elle est aussi porteuse d’une forte radicalité ; la liberté générale a une portée universelle. Le double caractère de cette première abolition fait son originalité par rapport à l’abolition, définitive, celle-là, de 1848. Là encore, tout est lié ; c’est la réflexion sur les impasses de la première abolition qui guide les réformateurs ultérieurs, au premier rang desquels, Victor Schoelcher. Certes, l’abolition de l’esclavage n’est pas la fin de l’Histoire, et les rapports de domination économique et sociale perdurent. Mais le statut juridique qui garrottait une fraction de l’Humanité a été brisé.
Bernard Gainot
in Historiens & Géographes n°412, novembre 2010, p. 80-81. Tous droits réservés.
Quelques pistes bibliographiques :
Sur l’esclavage en général : Christian DELACAMPAGNE, Histoire de l’esclavage de l’Antiquité à nos jours, Paris, Livre de poche, 2002.
Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, Atlas des esclavages, Paris, Autrement, 2007, réed. 2008.
Sur les traites orientales : François REGNAULT, La traite des Noirs au Proche-Orient médiéval, VIIe-XIVe siècles, Paris, Geuthner, 1988.
Sur les traites internes : Serge DAGET et François REGNAULT, Les traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985.
Sur les traites transatlantiques : Olivier PÉTRÉ-GRENOUILLEAU, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2005.
Sur l’abolitionnisme français : Yves BENOT, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988, 2ème édition en 2001.
Jean EHRARD, Lumières et esclavages. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, André Versaille, 2008.
Nelly SCHMIDT, Victor Schoelcher, Paris, Fayard, 1995.
Illustration : Marcel DORIGNY et Bernard GAINOT, Atlas des esclavages : Traites, sociétés coloniales, abolitions de l’Antiquité à nos jours, Autrement, 2008, 2ème édition.