Celui qui observe, relate, critique, ou veut faire connaître les gestes ou les paroles des hommes d’aujourd’hui, n’est pas qu’un plumitif qui se dit "historien" en bas d’un article de circonstance. A mes yeux, et ainsi ai-je tenté de l’être pendant deux tiers de siècle, l’historien est à la fois un "passeur", un témoin et un artiste.
Un "passeur" d’abord, un homme, ou une femme évidemment, dont le rôle est d’être, en tant que conservateur de la mémoire ou gardien de l’acquis collectif, celui qui en donne l’accès : aux plus jeunes qui ne savent pas, et aux plus vieux qui croient savoir ou ne savent plus. S’il ne parvient pas à se faire comprendre, ou qu’on s’efforce même d’ignorer son apport et son rôle, le monde où il vit se transforme (ne le voit-on pas aujourd’hui ?), en une suite de grossières voire de criminelles erreurs d’appréciations politiques, en ignorance ou en mépris de l’Autre, en affligeants ou dangereux oublis des exigences de l’expression. Que d’hommes politiques, de journalistes, d’économistes, d’industriels, de penseurs de toutes sortes, peuvent, ici ou ailleurs, être renvoyés parmi les incultes, ceux qui ignorent l’Histoire.
C’est ensuite un "témoin" car il est, comme les autres citoyens d’un pays ou du monde, dans un complexe mental ou technique particulier, celui du XXIe siècle chrétien. Armé de ce qu’il a retenu du passé, il assiste aux formes immédiates de l’activité humaine : il les estime, les classe, les rapproche ; inévitablement il juge avant de les "archiver". Se pose alors à lui la question dont usent, pour l’atteindre, ceux qui souhaitent l’éliminer : l’historien est-il impartial ? Non ! Il ne le peut pas, parce qu’il n’est pas une machine enregistreuse, et qu’il faut avoir les qualités et les défauts d’un vivant pour faire parler les morts.
Mais entre son accueil premier des "faits", et leur inscription dans la mémoire humaine, se place la nécessaire critique. Il faut à l’historien savoir jauger le pour et le contre, peser la part de l’immédiat et celle de la routine, douter avant de classer le fait ou la parole parmi ceux ou celles qu’il mettra en mémoire, avec leurs effets probables.
L’historien, enfin, est un "artiste", un homme d’art, au sens que ce mot prenait dans les siècles anciens : exercer, selon des techniques propres, un ministère, un ministerium, un métier ; mais un "métier" que redoutent les pouvoirs qui en craignent les sentences, ou les imbéciles qui, comme un ministre, il y a peu, qui affirmait que, pour enseigner l’histoire : "il suffisait de savoir lire" !
Or cet accès à toutes les cultures du monde, que l’on veut ouvrir aux jeunes cerveaux, ou rappeler aux autres, repose sur à peu près tout ce qu’on exige d’un "honnête homme", comme l’on disait autrefois : le sens exact des mots, leur choix parmi ceux de la langue locale, et non un bafouillage bousculé, truffé d’emprunts inutiles ; le rejet aussi de toute généralisation hâtive et partiale, l’intérêt porté à tout ce qui n’est pas "du chiffre", l’espace naturel ou animal, l’approche des témoignages anciens, bref, et en son sens plein, la géographie dans laquelle nous baignons.
On aura compris mes deux propos. Le premier est, il est vrai, bien banal : ces aptitudes ou ces attirances ne vont pas de soi ; elles peuvent être innées par un goût du passé, ou acquises par l’étude ou l’expérience ; mais les contingences du moment où les exercer échappent largement à notre vouloir.
Le second propos est plus net, mais qu’espérer en notre temps ? Ce que je viens de dire, que l’historien soit professeur, chercheur, journaliste, économiste ou responsable politique, il faut que tous voient en l’Histoire, une base essentielle de la nature humaine, égale à celle de la langue et du chiffre. Dans un groupement professionnel comme le nôtre, la réponse est simple : mutiler, étrangler ou supprimer l’enseignement de cette base du savoir, est imbécile et criminel. C’est plus encore, une faute, et capitale, chez ceux qui y sont ou y courent.
Robert Fossier, novembre 2010.