Comment percevez-vous l’état actuel de la société turque avant les élections ?
Les clivages politiques sont-ils les mêmes ou peut-on observer un déplacement des lignes de force ?
La population est extrêmement clivée, comme on devait s’y attendre, après tant de polarisation provoquée par le discours politique des deux camps, surtout des partis au pouvoir. Il est notable que l’opposition, tout en portant de sérieuses accusations contre le gouvernement et en particulier Erdoğan, tente de bâtir son discours électoral sur une combinaison de promesses économiques et sociales avec un discours inclusif à l’encontre d’un public très divers. Le gouvernement, au contraire, n’ayant pas grand-chose à promettre et perçu comme responsable de la crise économique, se rabat sur des exploits passés, sur le thème de la « grande » Turquie entamant son deuxième siècle et, surtout, sur un discours extrêmement violent dirigé contre les membres de l’opposition qui sont accusés de tous les maux et crimes possibles et imaginables.
Les populations des zones sinistrées par le séisme pourront-elles voter dans des conditions "normales" ?
Si l’on en croit le Conseil suprême électoral, oui. On peut évidemment se demander si c’est un argument crédible quand on sait que l’État s’est avéré incapable de répondre aux besoins les plus essentiels de la population, mais il est probablement plus facile d’organiser la logistique d’une élection que de bâtir une infrastructure, même temporaire, dans une zone sinistrée. Par ailleurs, si l’opposition ne fait pas état d’un problème de cette nature, il faut probablement en conclure qu’il n’y a pas de risque majeur.
La jeunesse du pays est-elle mobilisée et peut-elle faire basculer le scrutin ?
Tout le monde pense effectivement que la jeunesse déterminera le sort de cette élection. L’impression générale est que c’est parmi les jeunes que le ressentiment contre le gouvernement et la situation actuelle est le plus fort, reflétant une crainte justifiée de l’avenir. Cela étant dit, il n’est pas certain que ces sentiments se traduisent nécessairement par un vote, l’abstention étant une autre forme d’exprimer un dégoût plus généralisé envers la classe politique. N’oublions pas non plus que les deux camps tentent d’embrigader « leurs » jeunes.
Quel est l’état de l’université en Turquie et les professeurs sont-ils entravés dans leur mission d’enseignement et de recherche ?
La situation est désastreuse, mais elle l’a toujours été, en raison d’une fâcheuse tendance du gouvernement de transformer l’université en un enjeu politique et électoral et en un camouflage du chômage qui rabaissent le niveau de la plupart des universités du pays à celui d’un lycée. Il existe plus de 200 universités d’État dans le pays dont à peine un dixième, si ce n’est moins, méritent d’être ainsi qualifiées.
Une ribambelle d’universités privées ne font qu’aggraver la situation, puisque hormis une poignée d’entre elles, l’écrasante majorité ne font que « vendre » des diplômes à des étudiants qui n’ont pas réussi à se caser dans le système gratuit des universités d’État. De plus, le système est grevé – depuis les années 1980 – par un désir constant des gouvernements de centraliser et contrôler l’enseignement supérieur. Ce phénomène a atteint son paroxysme avec le passage au système dit du « gouvernement présidentiel » qui donne les pleins pouvoirs à Erdoğan qui peut désormais gouverner par décrets. C’est en particulier vrai des universités où le système qui permettait aux enseignants de voter pour déterminer trois candidats à la présidence dont l’un recevait l’aval présidentiel a été remplacé par la simple nomination de quiconque était choisi par le président de la République, sans la moindre consultation du corps enseignant. L’exemple le plus flagrant de cette pratique est celui de mon université, Boğaziçi, ou l’université du Bosphore, qui bien qu’université d’État, avait de tout temps maintenu son autonomie et un fort engagement dans la liberté d’expression, deux caractéristiques qui ont toujours déplu aux gouvernements, mais en particulier à l’AKP et à Erdoğan. Celui-ci a donc fait usage de ses pouvoirs pour nommer un apparatchik du parti à la présidence, vite remplacé par un enseignant prêt à se mettre au service du gouvernement. Depuis l’université est assiégée et à moitié « conquise » – c’est le terme qui convient – par divers moyens : création de nouvelles facultés et postes à remplir par des partisans, harassement et pressions dirigées contre le corps enseignant, arrestations d’étudiants protestataires, infiltration de tous les corps administratifs et consultatifs, tentatives de purge et d’éloignement d’enseignants jugés « dissidents »… La liste est longue et honteuse ; il est clair que si ce courant n’est pas renversé à la suite d’un résultat « heureux » aux élections, cette excellente université aura perdu tout ce qui faisait son prestige et sa réputation à l’échelle nationale et internationale. Il est vrai aussi que si les élections du 14 mai se soldent par une victoire d’Erdoğan, le sort de cette institution risque d’être le moindre de nos soucis devant la montée probable de l’autoritarisme.
L’opposition est-elle susceptible de l’emporter et quels sont les grandes différences géopolitiques avec l’AKP ?
Les enquêtes donnent l’opposition gagnante aux présidentielles, peut-être dès le premier tour, en tout cas au second, le 28 mai. Pour les législatives, les pronostics ne donnent la majorité absolue à aucun des deux camps, mais l’opposition dispose de la possibilité de l’atteindre avec le soutien d’une troisième alliance, absente des présidentielles, et constituée du parti kurde et des partis de gauche. Par conséquent, sauf manipulation, fraude, bourrage ou déclenchement d’une crise sécuritaire, il semblerait que l’opposition devrait sortir gagnante de l’épreuve. Si ces prévisions s’avèrent exactes, il sera légitime d’attendre du nouveau pouvoir qu’il procède à une « normalisation » de la situation politique : passage à un système parlementaire, rétablissement de l’Etat de droit et de la séparation des pouvoirs, fin de la corruption et des politiques partisanes, bref, un retour aux normes démocratiques progressivement abandonnées depuis une dizaine d’années. Évidemment, il reste à voir jusqu’à quel point ces promesses seront tenues et ces objectifs atteints, étant donné l’érosion des institutions et la nature assez disparate de l’alliance de l’opposition.
À l’échelle géopolitique, il est à souhaiter que le changement se traduise par une normalisation de la politique étrangère de la Turquie, notamment en ce qui concerne le flirt de l’AKP avec d’autres régimes autoritaires, à commencer par la Russie de Vladimir Poutine et ses prises de positions polémiques, pour ne pas dire agressives, vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident en général et de certains acteurs régionaux.
Cela étant dit, il ne faut pas oublier que l’alliance de l’opposition reste fortement nationaliste dans son discours, à la fois parce qu’elle s’y sent obligée par le potentiel électoral que représente cette idéologie auprès de l’électorat et parce qu’elle se définit vraiment dans cette mouvance. Il paraît donc raisonnable d’imaginer un rajustement de la position turque à travers un rapprochement avec l’Europe et les États-Unis, mais aussi un maintien d’un discours identitaire, unitaire et sécuritaire à l’échelle nationale et régionale.
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