Face à Albion : le patrimoine militaire de la Mer du Nord et de la Manche (XVIIe siècle à nos jours)
La Manche et la Mer du Nord bordent trois régions françaises qui concentre à elles-seules plus de la moitié du tourisme de mémoire français. Si les plages du débarquement en Normandie apparaissent comme le haut-lieu du souvenir des guerres contemporaines, ce littoral est ponctué de nombreux autres éléments de patrimoine militaire. Ces bâtiments qui ont appartenu (et qui appartiennent encore parfois) aux ministères de la Guerre ou de la Marine présentent toute la diversité des infrastructures en lien avec l’évolution de la guerre sur mer, comme des arsenaux, des casernes, des batteries côtières ou des bases aériennes.
Pourtant, le patrimoine militaire du littoral de la Manche et de la Mer du Nord est assez peu connu par le grand public par rapport à celui des autres façades littorales. En effet, les bases de Toulon sur la Méditerranée ou celles de Brest, Lorient et Rochefort sur l’Atlantique possèdent une notoriété bien plus importante. Celle-ci s’explique par de multiples facteurs, à commencer par leur situation dans des régions touristiques mais surtout par la géographie même de la Manche et le court littoral français sur la Mer du Nord. Assez étroits, ces mers ne favorisent pas le déploiement de navires de grand tonnage et encore moins de flottes nombreuses. La guerre de course, menée par des petits bateaux rapides, y est donc mieux adaptée [1]. Par ailleurs, la proximité de la Grande-Bretagne permet d’approvisionner et de relayer rapidement les navires engagés dans le blocus d’un port français. Construire de gigantesques bases navales sur la Manche serait donc dangereux et le port de Cherbourg constitue à ce titre un parfait contre-exemple même si ses infrastructures souffrent de la comparaison avec celles de Brest ou Toulon.
Cependant, le littoral de la Manche et de la Mer du Nord doit être défendu car il longe l’un des axes maritimes les plus empruntés dans le monde. Par ailleurs, il devient au XVIIe siècle une véritable frontière entre la France et l’Angleterre. En effet, la Manche n’est plus le Channel, littéralement le canal, entre les possessions insulaires et continentales de la couronne britannique tandis que l’Espagne perd ses provinces d’Artois et de Flandre, laissant ce littoral à la seule puissance française. De part et d’autre de cette mer, la menace d’une invasion plane à plusieurs reprises et la surveillance des côtes devient un enjeu stratégique [2]. Le patrimoine guerrier qui s’y concentre s’étale donc sur plusieurs strates car un site favorable, au plus proche de la mer, le reste au cours des siècles, expliquant que des bunkers de la Seconde Guerre mondiale peuvent se trouver à l’intérieur de fortifications construites par Vauban. Ainsi, les édifices militaires du littoral de la Manche et de la Mer du Nord permettent d’appréhender la diversité d’un patrimoine et les spécificités liées à cet espace maritime depuis le XVIIe siècle.
PORTER LA GUERRE AU LARGE : BASES ET INFRASTRUCTURES LOGISTIQUES
La mer constitue le premier glacis de la défense littorale. Être en mesure d’attaquer l’ennemi qui y croise est le meilleur moyen d’interdire son approche ou de perturber son commerce. Pour cela, la France doit posséder les moyens de porter le combat au large grâce à des bases assurant la protection, l’entretien et le ravitaillement des navires.
La Manche et la Mer du Nord favorisant la guerre de course, ce littoral ne possède pas de grands ports de guerre jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Il existe évidemment des ports à réputation guerrière, notamment les villes corsaires de Saint-Malo et de Dunkerque. Cependant, la fonction militaire ne constitue pas la seule activité, concurrencée par la pêche et le commerce. Néanmoins, cette situation évolue sous le règne de Louis XVI qui décide, comme le désirait déjà Vauban un siècle plus tôt, de construire un port de guerre à Cherbourg dont la rade est protégée de la houle et des attaques par une digue de plus de 3,5 km [3]. Cette ville devient donc le cœur de la défense du littoral septentrional en étant désignée en 1811 préfecture maritime par décision impériale, les autres ports conservant leur polyvalence. Durant la Seconde Guerre mondiale, la proximité du Royaume-Uni renforce le rôle stratégique de la Manche et de la Mer du Nord. À défaut de construire des bases pour sous-marins à portée des avions alliés, les Allemands leur préfèrent des vedettes rapides en mesure d’attaquer les convois et de se replier à l’abri des ports. Des abris spécifiques sont donc bâtis à Cherbourg, au Havre, à Boulogne-sur-Mer et à Dunkerque pour ces navires qui reprennent la philosophie de la guerre de course [4].
Ces ports de guerre et ces bases navales ne peuvent exister sans un ensemble d’infrastructures assurant le ravitaillement des équipages, l’entretien des navires et le logement des troupes chargées de la défense des ports. Des entrepôts sont donc construits pour armer et nourrir les troupes. Celui de Cherbourg, bâti en 1863, était par exemple en mesure de contenir six mois de nourritures pour une escadre de 5 300 hommes. La construction de casernes pourrait sembler être une aberration dans la mesure où les marins peuvent dormir sur leurs bateaux. Or, c’est justement pour éviter de loger la garnison terrestre chez l’habitant, ou plutôt chez l’habitante en l’absence du mari parti en mer, que les casernes sont indispensables. Pour les navires, des quais spéciaux sont aménagés tandis que des radoubs, aux formes diverses, permettent d’entretenir leurs coques [5].
Au XXe siècle, le littoral devient également une base de départ pour des attaques non plus navales mais aériennes avec le développement de l’avion et du dirigeable. En 1912 est par exemple créée l’aviation maritime qui impose la construction de bases aériennes en mesure, dans un premier temps, de surveiller le littoral, puis, par la suite, d’attaquer les navires et les sous-marins pouvant constituer une menace. En 1916, la Marine est également autorisée à utiliser des dirigeables abrités dans d’immenses hangars à l’exemple de celui d’Écausseville (Manche). Haute de 30 mètres et longue de 150 mètres, cette structure bétonnée est le dernier vestige d’un réseau qui parsemait les côtes françaises [6].
PROTÉGER LES PORTS ET LES BASES NAVALES
Du fait de la menace qu’ils font peser sur la Manche et la Mer du Nord, les ports constituent des cibles militaires. Il est donc indispensable de les protéger par des enceintes qui sont, pour la plupart, construites ou réaménagées par Vauban. L’existence de ces fortifications constitue donc un enjeu stratégique et le traité d’Utrecht de 1713 impose par exemple la destruction des défenses de Dunkerque dont une nouvelle enceinte ne sera construite que dans la première moitié du XIXe siècle. Ces enceintes peuvent être multiples, à l’exemple de Cherbourg qui possède une première muraille, érigée entre 1811 et 1816, pour protéger les bassins tandis qu’une seconde, bâtie entre 1840 et 1848, ceint la ville. Aujourd’hui, ces fortifications peuvent constituer de véritables enjeux touristiques comme en témoigne la cité de Saint-Malo reconstruite dans les murailles qui ont survécu aux bombardements de 1944 (FIGURE 1). Sous l’Occupation, de véritables forteresses (Festungen) sont créées autour des grands ports de la Manche, à savoir Dunkerque, Calais, Boulogne-sur-Mer, Le Havre, Cherbourg et Saint-Malo, avec la construction de défenses terrestres qui complètent les défenses navales pour protéger tous les fronts [7].
En avant des enceintes sont parfois construites des batteries. Celles-ci sont généralement bâties sur les positions les plus élevées avoisinant les ports ou sur des îles aux abords immédiats. Saint-Malo est par exemple protégé par quatre forts (fort national, Petit Bé, Harbour et la Conchée) construits sur des îlots plus ou moins éloignées de la cité fortifiée (FIGURE 2). Parfois, des forts sont directement construits en mer, notamment sur les digues comme ceux de Cherbourg qui sont uniques sur le littoral septentrional depuis la destruction de ceux de Dunkerque au début du XVIIIe siècle (FIGURE 3). Avec l’augmentation de la portée de l’artillerie, certaines batteries sont construites à l’intérieur des terres pour être en mesure de couvrir la première ligne de défense. Ces ensembles de forts autour des ports principaux constituent donc un réseau qui incite l’ennemi à éviter une confrontation directe. Cependant, si ce dernier est tenté d’accoster à distance pour contourner les défenses navales, des inondations peuvent être exploitées grâce à la proximité des fleuves et de la mer. Que ce soit en 1914, 1940 ou 1944-45, immerger les terres au Sud et à l’Est de Dunkerque a permis de ralentir, voire d’empêcher, la prise de la ville et de ses infrastructures portuaires.
INTERDIRE UN DÉBARQUEMENT ET UNE INVASION
Empêcher l’ennemi de débarquer et d’envahir l’intérieur des terres est à l’origine du patrimoine le plus représenté et sans doute le plus emblématique du littoral de la Manche et de la Mer du Nord. Pourtant, une grande diversité architecturale existe en raison de l’évolution des techniques et de l’armement. En effet, si un canon du XVIIe siècle a une portée d’environ 600 mètres pour un boulet de quelques livres, une pièce d’artillerie de la batterie Lindemann (Pas-de-Calais), aujourd’hui ensevelie sous les déblais du chantier du tunnel sous la Manche, a une portée maximum de 56 km avec des obus de près de 600 kg [8]. Les formes de ces fortifications divergent grandement donc selon les époques.
Les fleuves constituent les axes de pénétration les plus évidents même s’ils ne peuvent être empruntés que par des flottes légères. Pour protéger l’intérieur des terres de cette menace, des fortifications ont régulièrement été construites à l’embouchures des fleuves, comme le fort du Taureau (Finistère), interdisant l’accès à la rade et à la rivière de Morlaix, ou le fort d’Ambleteuse (Nord), surveillant l’entrée de la Slack située entre Calais et Boulogne. Comme tous les estuaires ne peuvent être protégés, des villes sont fortifiées le long des fleuves : entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle, la Somme se voit par exemple protégée par la construction ou la modernisation des enceintes de Rue, Abbeville, Amiens et Corbie [9].
Cependant, les batteries côtières constituent une solution moins onéreuse en raison du développement d’architectures sérielles : au XVIIe siècle, ce sont de hautes tours à canon, à la silhouette très médiévale avec leurs créneaux et leurs murs épais, comme à Saint-Vaast-la-Hougue (Manche). Au XVIIIe siècle, une séparation s’établit entre les espaces de la vie quotidienne (logement, restauration…) et les pas de tir. Cependant, la première moitié du XIXe siècle est marquée par une reconduction du modèle de la tour, avec les tours-modèle 1811 (aucune sur le littoral de la Manche) et 1846, dont une dizaine d’exemplaires sont encore visibles, dans des états forts différents, certaines étant totalement arasées, d’autres abandonnées, comme au fort Lapin (Pas-de-Calais), ou totalement transformées, comme celle de la Pointe Gautier (Manche) aujourd’hui devenue un manoir. Après 1870, la fortification semi-enterrée, construite sur le modèle des forts Séré de Rivières, prend le relais et constitue l’armature de la défense côtière [10]. Le Mur de l’Atlantique transforme profondément le paysage littoral. Si les plages n’ont conservé que peu de vestiges de leur protection immédiate, tels que les tétraèdres ou les socles de mines en béton, les espaces plus en retrait possèdent encore aujourd’hui leurs principales infrastructures. Le secteur de Longues-sur-mer (Calvados) permet de comprendre l’importance de ces ensembles avec quatre batteries d’artillerie sous béton, commandées par un poste de direction et protégées par plusieurs bunkers à ras du sol (« tobrouks ») pour installer des canons anti-aériens, des mortiers et des mitrailleuses. Ces différentes positions étaient reliées par un réseau de tranchées protégé par des fils barbelés (FIGURE 4). Si la Normandie est le secteur le plus visité du mur de l’Atlantique en raison des hauts-lieux du débarquement du 6 juin 1944, le touriste doit savoir que le Pas-de-Calais fut l’espace le plus bétonné du fait de sa proximité avec la Grande-Bretagne et le plus valorisé par la propagande du régime nazi.
Néanmoins, le meilleur moyen d’empêcher un débarquement reste de le prévenir grâce au développement des communications. Sous le Premier Empire a été créé un premier réseau de sémaphores, installation littorale habitée par un gardien et chargé de transmettre des informations grâce à un système grandement inspiré du télégraphe Chappe. Un nouveau réseau voit le jour sous le Second Empire, cette fois équipé de télégraphes électriques [11]. Après la Première Guerre mondiale, la transmission optique lui est préférée jusqu’au développement du radar. En effet, ce dernier, qui repère l’approche des bateaux et des avions ennemis avant même qu’ils ne soient visibles, est encore plus efficace. Développée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, cette technologie constitue un élément important du Mur de l’Atlantique. Cependant, ces infrastructures ont quasiment disparu et la station de Douvres-la-Délivrande (Calvados), où fut à la fois reconstituée sa structure bétonnée et son appareillage, constitue une exception à l’origine de la création du musée radar 1944.
Le patrimoine militaire du littoral de la Manche et de la Mer du Nord se caractérise par une riche histoire ainsi qu’une multiplicité de formes et de densité. Ces différents éléments architecturaux constituent donc un ensemble compliqué à appréhender pour le grand public. Pourtant, depuis les années 1990, et notamment la création en 1991 de la Commission du Patrimoine de la Marine, l’intérêt culturel de ces vestiges est progressivement reconnu. Un nombre croissant d’édifices est protégé au titre des monuments historiques tandis que d’autres administrations, en particulier le Conservatoire du littoral qui intègre ces bâtiments dans le patrimoine naturel du domaine maritime public. Cependant, ce patrimoine est soumis à une détérioration rapide en raison du vent, du sel et de l’érosion des sols (Figure 5). Conserver l’intégralité des édifices serait une gageure financière extrêmement coûteuse et, si certains bâtiments sont entretenus par des associations, de nombreux éléments sont totalement abandonnés, laissant la question de leur devenir en suspens.
Bibliographie indicative
– Commission du patrimoine de la Marine, Service des travaux immobiliers maritimes, Pierres de mer. Le patrimoine immobilier de la Marine Nationale, Addim, Paris, 1996, 144 p.
– D’Orgeix E., Meynen N. (dir), Battre le littoral. Histoire, reconversion et nouvelles perspectives de mise en valeur du petit patrimoine militaire maritime, Presses Universitaires du Midi, Toulouse, 2014, 210 p.
– D’Orgeix E., Meynen N. (dir), Défendre la mer. Bases navales et infrastructures maritimes (XIXe-XXe siècles), Presses Universitaires du Midi, Toulouse, 2019, 298 p.
© Philippe Diest pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.