Une question essentielle dans notre discipline est de savoir si l’on peut faire fi de sa propre histoire quand on écrit l’Histoire. La question a été initiée, il y a une trentaine d’années, par Pierre Nora qui avait demandé à une cohorte d’historiens réputés d’écrire leur égo-histoire (1987). Le livre a trouvé son public dans une démarche, il faut bien le reconnaître, de voyeurisme. Pourtant, quand on réfléchissait sur l’histoire en élaboration, le leitmotiv était qu’elle devait être impartiale, voire objective, et c’est ce qui la légitimait. Depuis, ce qu’il faut bien appeler un mythe a fait long feu.
Nonobstant, les trois directeurs de l’ouvrage recensé ici ont rassemblé les textes d’égo-histoire d’une bonne dizaine d’historiens autour d’une interview de Zeev Sternhell. À l’exception de ce dernier, le pari était de faire intervenir de bons historiens mais ne disposant pas de la célébrité de leurs prédécesseurs.
Le point commun de la cohorte, semble-t-il, était la singularité de leur approche, bien loin d’une histoire purement événementielle mais se rapportant davantage aux représentations, musique y compris. Faut-il voir leurs objets d’étude « étrangers aux habitudes de la corporation » (p. 10) ? L’idée de Philippe Gumplowicz de faire de ces individus une communauté surprend quelque peu, de même que leur référence à une histoire en marge (p. 10). Peut-on en faire des outsiders (p. 11) ? De quelle marginalité s’agit-il ? Quels sont donc les facteurs biographiques qui les ont amenés tous à choisir d’écrire une certaine histoire ?
L’hérédité a un grand rôle, dans un sens ou un autre. Ce n’est pas tant de savoir, si les ascendants sont ou non historiens que d’apprécier en quoi les travaux des pères ont réagi sur leurs descendants (p. 261). C’est davantage le fait de savoir, si la manière d’écrire l’histoire de ces derniers en découle.
Comme il s’agit d’une génération relativement jeune d’historiens (nés souvent après 1950), le facteur religieux est discutable... Pourtant, la collection d’individus rassemblés, révèle que la culture familiale ou l’éducation reçue, qu’elles soient juives ou chrétiennes, paraissent déterminantes dans l’orientation. Un traumatisme subi au cours de l’enfance, peut être décisif. Et, le postfacier, le sociologue Pierre Lassave, a raison de résumer ainsi : « Le modèle traumatique. Faire de l’histoire revient au fond à l’exorciser. » (p. 262) L’impact de la Shoah dans l’histoire de vie de Zeev Sternhell, est évidemment décisif (pp. 207-208 et 230-231). Il faudrait, également, introduire l’impact de mai 1968 sur cette génération. L’expérience vécue, surtout quand elle intervient en dehors du cursus académique, est un élément qui détermine la façon dont l’historien fait l’histoire. Deux auteurs font valoir ainsi leur démarche de « flânerie ».
Enfin la logique d’une volonté de carrière réagit sur les choix de l’historien qui peut se réorienter en fonction du pur hasard d’une rencontre académique.
Cet ouvrage, en dépit de son caractère partiel (une dizaine d’historiens) et du fait qu’une égo-histoire est partiale par définition, démontre parfaitement que l’histoire n’est pas neutre. La critique des sources est enseignée à tout historien en herbe, mais elle devrait être suivie d’une authentique critique de la littérature de seconde main dans son essence.
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© André Gueslin pour les services culturels de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 27/12/2016. Tous droits réservés.