Festival de Cannes 1939 – Le cinéma entre dans l’Histoire ! Orléans, 12-17 novembre 2019

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Une actualité qui rejoue

Prévu pour se tenir du 1er au 20 septembre 1939, le tout premier Festival de Cannes fut stoppé le 29 août par la guerre qui venait. Quatre-vingt ans après, son actualité est plus forte que jamais. En ce mois de mai 2019, on peut voir un documentaire diffusé sur France 5 le 12 mai (Cannes 1939, le Festival n’aura pas lieu, écrit et réalisé par Julien Ouguergouz, co-écrit par Olivier Loubes) et une pièce de théâtre créée à Sète le 14 mai (Cannes 39/90, écrite et mise en scène par Etienne Gaudillère). A Cannes même, le 22 mai,sera présenté sous la houlette du CNC, en présence de Thierry Frémaux, le re-enactment du Festival de 1939 en novembre 2019 à Orléans. Dans la ville de Jean Zay, Président du Festival de 1939, les films sélectionnés seront – enfin – projetés en compétition. Alex Lutz fera le maître de cérémonie, Amos Gitaï présidera le jury international où figureront notamment Pascale Ferran et Lazlo Nemès…

Mais, derrière cette actualité, qu’est-ce qui rejoue en 2019 sur les écrans, sur les scènes et à Orléans : quel événement historique fut le Festival de Cannes 1939 ? Pourquoi peut-on dire qu’il marque l’entrée internationale du cinéma dans l’Histoire ?

Déjouer la Grande Illusion de Venise

Il faut d’abord prendre le chemin de Venise et de Berlin pour le comprendre. En 1939, en effet, bien loin d’être historique, la création d’un Festival à Cannes parut longtemps absurde à tous ou presque dans le monde du cinéma. C’est que pour aller à Cannes il fallait quitter Venise et la grande illusion que le cinéma est hors, voire au-dessus, de la politique. Car ce que la Mostra Internazionale d’Arte Cinematografica avait apporté au cinéma à partir de 1932 était justement sa reconnaissance internationale comme art, au même titre que les autres arts présents à la Biennale depuis 1893. Et cela le cinéma l’espérait depuis Méliès et Griffith. Le beau paradoxe, tellement cinématographique, c’est que pour passer de la Mostra - fasciste mais si légitimante - au « Festival des nations libres » de Cannes, le film de Jean Renoir, La Grande Illusion,fut décisif.

Cannes est né à Venise ou plus exactement contre Venise. En 1937, le succès rencontré sur le Lido par La Grande Illusion détermina Goebbels à contrôler le palmarès de l’année suivante. En 1938, sont donc récompensés ex-aequo, un film fasciste (Luciano Serra, Pilota) et le film nazi de Leni Riefensthal, Olympia (Les dieux du stade). Ceci entraîne la démission des délégués britanniques et américains et la possibilité de créer un contre Festival en France. Jean Zay, le ministre antifasciste de l’Education et des Beaux-Arts, y est favorable. Mais il doit attendre la défaite des Munichois, à la suite de l’invasion de la Tchécoslovaquie en mars 1939, pour voir triompher sa ligne de diplomatie culturelle des démocraties face aux dictatures. Daladier donne alors l’autorisation ; Hollywood la rend possible, artistiquement et industriellement. De fait, Cannes est né du couple franco-américain, né du désir du gouvernement français et de l’industrie américaine du film réunis par un même libéralisme politique et économique. Politique, Cannes sera « le festival des nations libres » face au cinéma « totalitaire ». Economique, car les studios obtiennent l’ouverture complète du marché français par un deal de juillet 1939, prototype méconnu des accords Blum-Byrnes de 1946.

Rejouer la Grande Illusion à Cannes.

En 2019, nous demandons aux années 1930 de dire le monde en crise, comme si l’événement historique de la confrontation de la démocratie et des fascismes rejouait à l’identique : mais que reste-t-il de Cannes 39 qui en fasse un événement historique pour 2019 ?

A la fois artistique, commercial et politique, le Festival de Cannes est d’emblée en 1939 un lieu historique de tensions ambivalentes contemporaines. Il est l’incarnation du rêve glamour car les meilleurs films de l’âge d’or hollywoodien (Le Magicien d’Oz, Mr Smith au Sénat, Seuls les anges ont des ailes…) et les stars (Norma Shearer, Cary Grant…) sont bien déjà là. Et Louis Lumière, fait Président d’honneur, rejoue une arrivée en gare…de Cannes le 6 août 1939. Mais il est aussi totalement pris dans le pragmatisme politique de la diplomatie internationale : les films sont choisis par les Etats-nations ; on fait venir les soviétiques alors que leurs films sont interdits de diffusion commerciale en France. Ainsi, il est à la fois incarnation de la liberté de créer et objet de la loi d’airain du « marché libre ». Dans les communiqués officiels cette naissance d’une diplomatie antifasciste et libérale se veut « apolitique », mais personne ne peut être dupe. En témoigne la sélection d’un film tchèque, La grande solution ou La Peste blanche, fable antihitlérienne pacifiste, alors que la Tchécoslovaquie n’existait plus…

Dès lors, à l’échelle des Festivals internationaux, de quelle histoire Cannes 39 est-il l’événement ? De l’entrée du cinéma dans l’Histoire ! Car, la vraie modernité de l’avant-premier Festival de Cannes, c’est bien l’entrée mondiale du cinéma dans l’Histoire, non pas comme art (réduit à une « histoire de l’art » d’esthètes) – Venise l’avait fait –, mais comme politique (objet d’histoire culturelle du politique). Oui, Cannes est né politique en 1939. Cela joue jusqu’à nos jours dans ses palmarès et rejoue par bouffées comme en 1968 ou lorsque Coppola assène en 1979 : « Apocalypse Now est le Vietnam ! ». En 1939, la grande illusion d’un cinéma objet esthétique hors du temps historique vole en éclats. Mais elle vole en éclats par le cinéma même. Un cinéma qui se sait désormais politique contre et par la grande illusion de l’art. Et à chaque mois de mai, la déflagration des éclats de cette Grande Illusion rejoue.

Toute la programmation sur le site consacré à l’événement : https://www.festivalcannes1939.com/

Par Olivier Loubes, historien de l’imaginaire politique (FRAMESPA, Université Toulouse Jean-Jaurès), auteur de Cannes1939, le Festival qui n’a pas eu lieu (Armand Colin, 2016) ; co-auteur du film documentaire Cannes 1939, le Festival n’aura pas lieu (de Julien Ouguergouz, La casquette Productions)