Frédéric Sallée, La Mécanique de l’histoire Un compte-rendu de l’ouvrage paru en novembre 2019 aux éditions du Cavalier Bleu

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Par Fabien Salesse. [1]

Frédéric Sallée [2] avait déjà démontré ses talents de passeur entre la recherche la plus pointue, les attentes professionnelles de collègues parfois submergés par une abondante bibliographie et celles - politiques, sociales ou culturelles - du grand public dans son ouvrage Anatomie du nazisme [3] où il auscultait de manière synthétique les racines, les transformations et les pratiques du pouvoir du nazisme. La collection « Idées reçues » lui permet de les employer de nouveau en se confrontant à une série de lieux communs, d’éléments polémiques ou de mensonges éhontés obscurcissant la compréhension du processus de construction historique. Chaque partie comprend ainsi cinq assertions qui sont patiemment et méthodiquement débattues voire déconstruites en cinq à sept pages rédigées dans un style limpide et accessible à tous.

Dans une première partie alerte et pleine d’enthousiasme intitulée « Sonder l’histoire », l’auteur déconstruit d’emblée les préjugés les plus structurels contribuant à propager l’image figée d’une discipline fille d’Hérodote et Thucydide, naissant avec l’invention de l’écriture et principalement écrite par les vainqueurs. Frédéric Sallée décentre alors le regard de son lecteur pour écarter l’idée d’une discipline purement occidentale tant dans l’Antiquité où « c’est davantage une méthode qu’une science que l’Occident a fécondée » [4] que dans le champ historique actuel où les apports de l’histoire connectée sont nombreux et féconds. Sans accumuler les références bibliographiques risquant de décourager voire d’assommer le lecteur, l’encadré « Décentrer le regard : faire de l’histoire hors les murs européens » [5] restitue les enjeux historiographiques de ce courant et apporte au passionné d’histoire, comme au professeur désireux de mieux aborder certains chapitres, quelques références essentielles (Goody, Boucheron, Grosser, Singaravélou, Fauvelle). Ce décentrement du regard vaut aussi pour les sources et les grilles de lectures qui leur sont appliquées. Si l’écrit demeure une source majeure, il n’en est pas moins désormais une parmi d’autres et cela a permis notamment un renforcement de la considération accordée aux préhistoriens et protohistoriens. La curiosité historienne ne se limite pas non plus à ce qui arrive par l’Homme mais elle aspire à une histoire plus totale auquel aspirait déjà le courant de la « nouvelle histoire » et que revivifie le développement d’un spatial turn initié dans les sciences humaines au tournant des années 1980-1990 et visant à faire « prendre conscience à l’homme de sa place dans l’ordonnancement du monde, potentiellement moins centrale que ce que l’histoire a voulu le faire croire durant des siècles » [6]. Cela passe par la nécessité d’écrire une histoire plurielle cherchant à donner une place et une voix à l’intégralité des groupes sociaux et non plus aux seuls vainqueurs ou aux grands hommes. Au delà des impératifs moraux, les travaux de Nathan Wachtel puis ceux menés par les tenants des Subaltern Studies ou de la Global History ont eu « l’avantage de couper court aux considérations idéologiques d’une histoire comme perpétuel instrument du pouvoir » [7].
Si les démonstrations de Frédéric Sallée sont, à chaque fois, très convaincantes et montrent bien les dynamiques multiples ainsi que la remise en question permanente qui sous-tend la discipline historique ; on aurait justement aimé quelques mots sur les débats critiques actuels autour de la Global History ou les Subaltern Studies pour continuer à illustrer le caractère perpétuel de cette remise en question historienne.

Dans la seconde partie, « Fabriquer l’histoire », Frédéric Sallée s’intéresse aux préjugés liés à ce qui nourrit les historiennes et les historiens : les archives.
Soulignant d’emblée que s’appuyer sur elles n’est pas un gage de vérité dans leur interprétation, il dessine le difficile chemin de crête pour l’historien qui « a pour mission de tendre vers la véracité » [8] . Dans cette optique, il fait feu de tout bois pour élargir son corpus, notamment par le recours au témoignage : les pages visant à battre en brèche l’idée que « l’oralité n’intéresse pas l’historien » [9] sont ainsi passionnantes, évoquant notamment la naissance de l’Oral History au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la culture Haïda au Canada ou le Programme 13-Novembre visant à la construction d’une mémoire collective après les attentats de novembre 2015.
Ainsi, les matériaux susceptibles de faire source sont de plus en plus nombreux, diffusés, appropriés ou du moins utilisés par une partie importante des groupes sociaux et des individus, faisant « de tout un chacun un interprète potentiel de l’histoire à défaut d’en faire un historien ». Ce dernier n’est pas pour autant devenu inutile ou dépassé mais, comme l’écrit très joliment l’auteur, « si l’historien est le gardien du temple, ce dernier reste patrimonial, à savoir produit de tous, par tous et pour tous » [10].

Dès lors, la troisième partie, « Penser l’histoire » s’attache à confronter un certain nombre d’idées reçues dépeignant des historiennes et historiens désireux de se replier sur leur savoir érudit et soucieux d’établir des frontières étanches entre leur discipline et les autres.
L’auteur démontre à l’inverse que les débats intenses autour de la frontière entre histoire et littérature, notamment au moment de la sortie des Bienveillantes de Jonathan Littell en 2006, n’ont pas donné lieu dans la profession historienne à une impérieuse condamnation de l’uchronie. Bien au contraire, ceux-ci ont relancé une réflexion historiographique féconde autour de la place conférée au bourreau dans les recherches sur le nazisme et la Shoah, alors que celles-ci étaient jusqu’alors principalement perçues au prisme des victimes.
De même, si Frédéric Sallée regrette que les relations entre l’histoire et les sciences politiques sont encore « parfois antithétiques, souvent concurrentes » [11] , il note que les deux disciplines ont trouvé leur place dans les sciences sociales et que des rapprochements existent. Qu’il nous soit permis de souligner ici que les nouveaux programmes de spécialité de Première et de Terminale, parus après la rédaction de cet ouvrage, confirment bien ses dires et peuvent être vus comme une étape importante pour la vivification du lien entre les deux disciplines !
Rien de ce qui étreint les sociétés n’étant étranger à la façon dont l’histoire se construit, les débats actuels autour de la place des femmes conduisent l’auteur nécessairement à questionner la place de celles-ci dans l’historiographie et dans le champ universitaire ainsi que le rapport entre histoire du genre et histoire des femmes. De même, il se penche sur ce que peut l’histoire face au complotisme à l’ère de la post-vérité et des fake news. Reconnaissant que les historiennes et les historiens ne peuvent gagner la bataille seuls face à ces fléaux, il met en avant leurs armes pour s’engager dans cette lutte politique et sociale contre les conspirationnistes : la méthodologie, la disqualification de la (prétendue) preuve et le savoir.

La quatrième partie consacrée à « Enseigner l’histoire » découle donc logiquement de la réfutation des idées reçues précédentes. Récusant l’idée d’un « roman national » qui serait le moyen idoine et indépassable d’enseigner aux élèves l’histoire de France, Frédéric Sallée montre bien les échecs et les apories de celui-ci, défendant l’idée que « le rôle de l’Education Nationale est de faire en sorte que chaque élève trouve sa place dans l’histoire enseignée » [12]. Dans cette démarche, la chronologie et la biographie n’ont pas été écartées des programmes scolaires comme le déplorent les tenants du roman ou du récit national mais sont simplement appréhendées au regard des avancées historiographiques permettant une meilleure compréhension. Il en va ainsi de l’introduction dans les programmes scolaires de quelques chapitres permettant aux élèves de bénéficier des apports d’une histoire transnationale. De même, l’enseignement du fait religieux - qui n’est pas un enseignement d’histoire religieuse - est essentiel dans la construction citoyenne des élèves ; tout comme l’enseignement de la Shoah qui, comme le montre très bien l’auteur, chiffres à l’appui, n’est pas surreprésenté dans les programmes. Pour que tout cela fonctionne, il est vital que le lien entre la recherche scientifique et l’enseignement de celle-ci dans le primaire et le secondaire soit le plus étroit possible : Frédéric Sallée redit avec force le caractère crucial d’une formation continue des enseignants sur les aspects disciplinaires pour que « l’historien et l’enseignant se confondent, l’un nourrissant l’autre de sa recherche, l’autre légitimant l’un par sa diffusion » [13].

La dernière partie, « Politiser l’histoire », prend du recul sur ce qu’il est possible et juste d’attendre des historiennes et des historiens appelés à prendre la parole dans les débats politiques et sociaux de notre temps. Elle peut aussi, à notre sens, être lue en grande partie comme un excellent rappel de ce qui doit guider la pratique enseignante, confirmant ainsi la partie précédente. Ainsi, Frédéric Sallée montre que l’histoire n’a pas vocation à être un objet politique de repentance nationale. Si le nombre de journées de commémoration est passé de 6 en 1999 à 13 actuellement, il rappelle que « commémorer n’est pas systématiquement faire acte de repentance ou de contrition mais simplement assumer et inscrire la victime dans le processus de réparation » [14]. Ni procureur ni juge, l’historien est là pour éviter d’édulcorer ce qui s’est passé ou de sombrer dans un manichéisme de mauvais aloi car « il n’y a pas d’histoire heureuse ni de légende dorée. L’histoire est faite de nuances, de ruptures et de continuités mais est surtout polymorphe » [15]. Cela oblige l’historien au plus grand professionnalisme possible pour répondre à un « devoir d’histoire » plus précis et pertinent que l’expression « devoir de mémoire » couramment utilisée. C’est aussi grâce à cette rigueur professionnelle qu’il est possible aux historiens de combattre point par point les discours négationnistes sans avoir recours à la loi.

Ecrit dans une langue claire et abordant de manière dépassionnée un certain nombre de points polémiques ou irritants pour la communauté historienne, l’ouvrage de Frédéric Sallée constitue une lecture précieuse pour un large public. Les amoureux d’histoire et les jeunes étudiants y trouveront un état des lieux accessible des enjeux et des dynamiques qui irriguent cette discipline. Dans cette optique, le glossaire et la bibliographie donnés en fin d’ouvrage ouvrent des pistes au lecteur sans l’intimider par une profusion de vocabulaire jargonneux ou de titres de livres.

Les candidats aux concours de l’enseignement comme les professeurs de tous âges y trouveront une occasion de prendre du recul sur leur discipline et sur le sens de leur travail au quotidien tout en actualisant certaines connaissances.
L’acuité et l’accessibilité de certains encadrés se trouvant à la fin de chaque point en font aussi des documents ressources aisément utilisables in extenso dans des corpus documentaires à destination d’élèves de lycée : on pense notamment aux encadrés « l’e-mail, archive introuvable ? », « L’historien face aux complotistes du « 11 septembre » » ou « L’historien 2.0 : internet et les réseaux sociaux » qui peuvent nourrir la réflexion et le débat dans le cadre du Thème 4 de la spécialité de classe de Première « S’informer : un regard critique sur les sources et les modes de communication ».

© Fabien Salesse pour Historiens & Géographes, 30/08/2020. Tous droits réservés.

Notes

[1Fabien Salesse est actuellement enseignant au Collège Jean Monnet à Lyon. Ses travaux de recherche portent sur les guerres de religion au XVIe siècle, plus particulièrement la Ligue en Auvergne qui est au cœur du doctorat qu’il poursuit. Fabien Salesse a également édité les hommages parus à la mémoire de Thierry Wanegffelen, Le bon historien sait faire parler les silences, Toulouse, FRAMESPA, 2012.

[2Frédéric Sallée est agrégé d’histoire et a soutenu en 2014 une thèse intitulée Sur les chemins de terre brune : voyages et voyageurs dans l’Allemagne nationale socialiste (1933-1939), sous la direction de Bernard Bruneteau. Il est actuellement professeur d’histoire-géographie dans le secondaire et qualifié aux fonctions de maître de conférences.

[3Frédéric Sallée, Anatomie du nazisme, Paris, Le Cavalier Bleu, 2018.

[4Id., La Mécanique de l’histoire, op. cit., p.21.

[5Ibid., p. 21-22.

[6Ibid., p. 41

[7Ibid., p. 33

[8Ibid., p. 55

[9Ibid., p. 65 à 71

[10Ibid., p. 77

[11Ibid., p. 99.

[12Ibid., p. 130.

[13Ibid., p. 159.

[14Ibid., p. 168.

[15Ibid., p. 169.