Gracchus Babeuf pour le bonheur commun Compte rendu / Révolution française

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Par Michel Cadé. [1]

Jean-Marc SCHIAPPA, Gracchus Babeuf pour le bonheur commun, Paris, 2015, Spartacus, 175 pages, 13 euros.

Biographie d’un personnage essentiel de la Révolution, plus par sa postérité que par le succès de son action, ce petit ouvrage d’un des bons connaisseurs du babouvisme n’entend pas renouveler la recherche mais offrir au lecteur une synthèse des travaux contemporains, dont les siens, qui ont permis de faire émerger l’homme par delà la légende. Citant avec grand soin les écrits, anciens comme actuels, dont au premier chef ceux de Babeuf, qui ont nourri la réflexion qu’il nous propose, Jean-Marc Schiappa ne perd cependant pas de vue son propos, offrir au lecteur, dans un style alerte refusant tout jargon, le portrait d’un révolutionnaire aussi atypique que novateur.

Neuf chapitres pour une vie. Deux sur les années d’apprentissage, L’enfance, Le Feudiste ; deux sur la tempête révolutionnaire dans la peau d’un révolutionnaire de second plan : Révolutionnaire en Picardie, Paris ; deux sur le moment babouviste : Thermidor, Babeuf dans la conjuration de Babeuf ; deux sur une destinée : L’homme, La répression ; un sur l’entrée dans le temps long de l’histoire et de la légende : Babeuf après Babeuf. Le plan, grossièrement chronologique, peut paraître parfois étrange, un arrêt sur l’homme, arrêt sur image, entre l’acmé d’une vie, la « conjuration », et la fin d’un dessein, la répression, mais, à y réfléchir, cette construction permet de reconsidérer la biographie de Babeuf à la lumière des connaissances que nous avons acquises à sa lecture avant que la fin d’une vie n’en vienne brouiller le récit.

Babeuf était un furieux d’écriture. Il conservait la moindre lettre, la plus petite note, non pour la postérité et le bonheur des historiens, mais parce pour lui l’écrit était salvateur. François-Noël Babeuf, né en 1760, en Picardie, dans un milieu modeste, devait à une belle écriture qu’il avait acquise on ne sait ni où, ni comment, mais pas à l’école, ses premiers engagements hors, comme il l’écrit lui même, de la « manœuvre ». Commis d’un notaire feudiste, bientôt feudiste lui-même, il participe d’une certaine façon à la réaction nobiliaire, apprend les rouages de la propriété, s’interroges sur l’imposition, est initié à la sociabilité bourgeoise ou, au risque de l’anachronisme, faut-il préférer à la sociabilité des intellectuels provinciaux, fonde une famille, qu’il peine parfois à nourrir, et prend part aux discussions pour la rédaction des cahiers de doléances. Un bref séjour à Paris le voit revenir dans la campagne picarde plein de projets, mais le révolutionnaire rédacteur d’une feuille locale, toujours l’écrit, se fait plus d’ennemis que d’amis. Quoique sa culture de feudiste lui permette de déconstruire l’Ancien régime pour proposer une nouvelle répartition des richesses, sa marque incontestablement, une signature de trop et le voilà en fuite à Paris, en février 1793. Sa maîtrise de l’écrit, sous toutes ses formes, belle écriture comme beau style, sans oublier la rigueur du raisonnement et la passion de l’égalité, l’amènent, après un retour au journalisme qui le voit polémiquer avec Marat, à travailler au Département des subsistances de la Commune de Paris. Il y déploie toute son énergie pour approvisionner la ville et s’immerge dans le Paris révolutionnaire sans-culotte. Libéré à la veille de Thermidor après un bref séjour en prison, thermidorien de hasard, il publie Le journal de la Liberté de la Presse qui, en octobre 1794, devient Le Tribun du peuple et se rapproche des restes de la Montagne. Arrêté en février 1795, transféré à Arras, il profite de son incarcération pour approfondir sa doctrine économique et sociale qui donne au producteur une place centrale, seule garante d’une égalité réelle. La prison, d’autant qu’il est de retour à Paris, lui permet de former un groupe révolutionnaire séduit par ses vues.

Libéré en octobre 1795, au début du directoire, il relance Le Tribun du peuple, refuse toute collaboration avec le nouveau régime, publie en novembre Le manifeste des Plébéiens prônant « l’administration commune et la suppression de la propriété particulière ». Recherché par la police, Babeuf passe dans la clandestinité et prépare la prise du pouvoir avec nombre de conjurés. Mais le mouvement révolutionnaire est en reflux, la conjuration des égaux n’aboutira pas. Le 10 mai 1796 ses chefs sont arrêtés. Le procès, procès politique, condamne Babeuf à mort. Il est exécuté le 27 mai 1797. Commence l’aventure de l’après Babeuf dont l’auteur, avec justesse, écrit que seule sa réalité importe à l’historien non une interrogation vaine sur ce qu’il aurait été aujourd’hui.

Cette recherche de l’homme Babeuf, qui, en 1794, se fit appeler Gracchus, nous le fait découvrir non pas intime, malgré quelques passages sur sa vie familiale, la mort de sa fille, l’amour de sa femme, mais grandissant dans la révolution. Quand tant d’autres se laissent aller aux sirènes de la vie facile et de l’accumulation des richesses ou aux joies délétères d’un pouvoir sans limites, mais pas absolu, Babeuf pense l’égalité, non pour la beauté du principe, mais pour annihiler la misère. Le petit garçon qui avait gouté à la liberté que fournissent la lecture et l’écriture n’a cessé de raffiner sa pensée, la perfectionnant en système, pari audacieux et déraisonnable sur la fixité des formes, mais son ouverture d’esprit l’a protégé du dogmatisme. Il y a chez lui de la modestie, le goût de l’amitié, en témoigne pour l’histoire Buonarroti, de la largeur d’esprit, athée il n’approuva pas la déchristianisation, de l’audace et un sincère intérêt pour le peuple dont il vient et qu’il entend aider à sortit d’une misère qu’il a lui-même éprouvé. L’échec de son entreprise n’invalide en rien les raisons qui l’ont amené à l’entreprendre. Loin des fantômes d’une histoire instrumentalisante, l’homme Babeuf dans son temps, dans son moment, mérite qu’on le considère pour lui-même. Il y a chez cet homme, mort à 37 ans pour ses idées, une lumière, celle de l’enfant pauvre qui s’était appris à lire. Une biographie courte mais de belle volée qui sera pour tous ceux, enseignants comme étudiants, qui s’intéressent à la Révolution française un guide précieux pour aborder le premier épisode « socialisant » de notre histoire.

© Michel Cadé pour Historiens & Géographes - 10/03/2018. Tous droits réservés.

Notes

[1Professeur émérite - Université de Perpignan. Président de la Cinémathèque Euro-régionale – Institut Jean Vigo, archive membre associé à la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film).