Greco, une âme au bout du pinceau Expo Greco, Galeries nationales du Grand Palais, jusqu’au 10 février 2020.

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La rétrospective organisée par le Grand Palais est l’un des grands événements culturels de l’année 2019 et l’une des expositions nationales les plus importantes de la décennie écoulée. Les soixante-et-onze œuvres réunies permettent de mesurer, de manière inédite en France, le parcours de ce peintre crétois hors normes, des icônes byzantines aux fougueuses toiles de la maturité dont la modernité singulière transcendèrent tant de contemporains, de Modigliani à Garouste.

Par Joëlle Alazard. [1].

Alors que les avant-gardes françaises de la fin du XIXe s. ont joué un rôle essentiel dans la redécouverte de Domenikos Theotokopoulos, dit Greco (1541-1614), cette rétrospective, qui mêle réalisations monumentales et petits formats, est la première grande exposition monographique française consacrée au dernier grand maître de la Renaissance, qui annonce aussi le Siècle d’Or espagnol. L’exposition, organisée selon un parcours chronologique, nous permet de saisir la naissance artistique du grand peintre et ses premières fulgurances.

Un éveil crétois

Né à Candie (actuelle Héraklion) en 1541, Greco débute comme peintre d’icônes mais subit très tôt l’influence de l’art occidental : la Crète vit sous la domination des Vénitiens dont les œuvres le conduisent vers un style plus hybride, s’émancipant des règles très strictes régissant la production d’icônes. Attiré par le statut des artistes qui s’est affirmé dans l’Italie de la Renaissance, il gagne Venise en 1567, alors qu’il a 26 ans.

Se former et renaître en Italie

Les années vénitiennes, absolument décisives, lui permettent de découvrir les grands peintres de la cité des Doges, dont il fréquente les ateliers. Si Titien et le Tintoret deviennent ses modèles – le premier pour ses compositions et sa palette, le second pour son mouvement, il trouve aussi une source d’inspiration durable chez Pâris Bordone dont il admire les perspectives et chez Jacopo Bassano pour sa maîtrise du clair-obscur. C’est à Venise qu’il achève de se convertir aux canons de l’art occidental contemporain, ce dont témoigne l’admirable triptyque de Modène, jalon essentiel de sa construction artistique italienne. C’est aussi là qu’il découvre l’architecture de Serlio ou de Palladio, qu’il a pu rencontrer.

Le marché de l’art vénitien laissant peu de place à un jeune étranger, il gagne Rome vers 1570 : sans doute espère-t-il bénéficier des grandes commandes pontificales. Mais encore peu connu dans la péninsule et ignorant la technique de la fresque, il n’est jamais sollicité pour les grandes commandes décoratives. Alors qu’il se forme brillamment au portrait et qu’il peint des allégories et des tableaux de dévotion, sous la protection d’Alexandre Farnèse, il consolide sa formation d’humaniste. Mais sa critique de Michel Ange, qu’il se plaît à reformuler, lui vaut d’être chassé du Palais Farnèse en 1572. S’il reste plus que tout attaché aux Vénitiens – en témoignent ses apostilles de la fin du XVIe s. aux Vite de Vasari - le peintre gardera néanmoins de l’ombrageux maître florentin la terribilità qui marque dorénavant toute sa peinture, puissante et reconnue au premier coup d’œil.

Le temps de l’affirmation espagnole

Luis de Castilla, un ami espagnol rencontré à Rome, l’assure de son soutien et lui conseille de gagner l’Espagne où Philippe II, grand admirateur du Titien, cherche des peintres pour son gigantesque monastère de l’Escorial. Tolède, loin devant Madrid qui émerge à peine, est alors le plus grand centre artistique et culturel d’Espagne. En 1577, il signe deux contrats avec Diego de Castilla, père de son ami et doyen des chanoines tolédans ; ce sera pour Greco l’occasion de faire ses preuves sur des œuvres monumentales, comme en témoigne le retable de l’Assomption de la Vierge qui, conservé à Chicago et récemment restauré, n’était pas retourné en Europe depuis 1904.

Désireux de s’attirer les faveurs royales, Greco entreprend pour Philippe II L’adoration du nom de Jésus : l’œuvre, qui plait au souverain, lui vaut une commande pour une chapelle de l’Escorial dédiée au martyre de saint Maurice. Sa réalisation ayant néanmoins déplu, il n’y aura pas de nouvelle commande royale.

Greco, peintre migrant, se stabilise à Tolède où la clientèle lettrée et humaniste, laïque comme ecclésiastique, lui commande de nombreux tableaux. Les monuments de la ville, qu’il s’agisse de la cathédrale, de l’Alcazar ou du pont d’Alcantara figurent à l’arrière-plan de nombreux tableaux, comme en témoigne ce somptueux Saint Martin et le pauvre.

Pour répondre aux commandes de plus en plus nombreuses, Greco se dote en 1585 d’un atelier qui lui permet d’accroitre significativement le nombre de ses productions, lui-même travaillant sur les commandes les plus importantes. Influencé sans doute par sa formation initiale de peintre d’icônes mais aussi par le fonctionnement des ateliers vénitiens, il reprend régulièrement certains de ses tableaux en proposant des variations, en modifiant quelques éléments de formule pour les thèmes les plus porteurs, qu’il s’agisse de la Sainte famille, de Jésus chassant les marchands du Temple, du Christ au jardin des oliviers ou de la Madeleine pénitente. Parvenu à l’âge mur, Greco se nourrit de lui-même, se réinvente ; tout en projetant son âme en peinture, il matérialise son splendide isolement tolédan, ne cédant jamais aux évolutions artistiques européennes de la fin du XVIe et du début du XVIIe s., creusant toujours plus profondément son sillon, continuellement régénéré par ses propres prototypes et canons.

Il continue en outre à s’intéresser à l’architecture et à la sculpture, comme l’illustre le tabernacle de l’hôpital de Tavera, exceptionnel témoignage de son activité de sculpteur malgré la seule conservation du Christ sous la coupole de l’édicule. Son fils, qui aurait voulu être architecte et le deviendra effectivement à la mort de son père, l’assiste dans ses réalisations : bien qu’il ne soit pas un très bon peintre, sa présence attestée par les contrats permet de rassurer les clients inquiets en cas de décès du maître, qui survient en 1614.

Reste à poser la question de la fascination qu’exerce sur nous ce peintre, dont on a souvent expliqué la force et la modernité par son pré-supposé mysticisme. Sont-ce les corps allongés, la palette lumineuse aux couleurs fortes et irisées, l’audace des compositions, sa touche rapide ou les ciels torturés qui font de cette grande rétrospective un enchantement du regard ? Si les spectateurs du XXIe s. sont encore bouleversés par sa peinture dans toute sa matérialité, c’est aussi qu’y affleure, sous chaque touche, une farouche volonté de s’affirmer en tant qu’artiste et les fortes convictions esthétiques d’un esprit aussi singulier qu’affranchi.

Cette exposition est organisée par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, le musée du Louvre et l’Art Institute of Chicago. Elle sera installée à Chicago du 8.III au 21.VI.2020.

 Addendum du 11.02. 2020 : l’exposition ayant pris fin, toutes les illustrations ont dû être retirées de l’article.

© Joëlle Alazard, pour la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 1/01/2020.

Notes

[1Professeure en classes préparatoires littéraires, lycée Faidherbe, Lille ; Vice-Présidente de l’APHG