Spécialiste des rapports entre mémoire et histoire, professeur à l’Université de Rouen, Rémi Dalisson livre une synthèse remarquable de l’impossible commémoration d’une guerre perdue, celle d’Algérie, côté français. Très documenté (bibliographie-modèle), complété d’un index, de notes et de précieuses annexes dont la distinction entre dates polémiques et militantes (ex. 17 octobre 1961 à Paris) et dates « d’apparence » neutres (ex. juillet 1962, transfert de souveraineté en Algérie), cet ouvrage traite d’un démon qui ne cesse de hanter le « roman national » : l’impasse de la commémoration du conflit algérien en raison du conflit non abouti entre mémoire et histoire.
L’introduction rappelle les rebondissements des guerres de mémoire, dès que le pouvoir fait un geste dans le sens de la commémoration globale, soulevant immédiatement l’ire des populistes-nationalistes de l’extrême-droite qui y voient une voie ouverte à la « repentance ». Le temps ne fait qu’attiser les polémiques, particularité de la guerre d’Algérie. Et de constater qu’après une longue période de mémoires refoulées ou privées, depuis les années 1990-2000, dès qu’il est question par exemples des harkis, du 19 mars 1962 ou des « rapatriés », l’invective l’emporte souvent sur le débat d’idées, tandis que les porteurs de mémoires vindicatives ignorent les travaux des historiens des deux côtés de la Méditerranée.
La première partie traite des racines du mal, du 8 mai 1945, début du conflit, à la loi reconnaissant enfin comme telle la guerre d’Algérie en 1999. Le tout via le strabisme divergent de mémoires opposées aux antipodes de l’unanimité de la Grande Guerre. Rémi Dalisson souligne que le conflit a été vécu sur le long terme de façon fort différentes par les divers acteurs ou victimes et que les séquelles en sont d’autant plus douloureuses. De mai 45, côté français, derrière le silence de l’Etat et le black-out sur les massacres à l’encontre des Algériens, n’est retenu par l’opinion que la diabolisation du révolté « indigène » capable des pires atrocités. Analyse qu’engagés et supplétifs de la répression partagent et qui fait ensuite florès dans le milieu militaire. Rentrant d’Indochine, les professionnels considèrent que garder l’Algérie à la France est une mission sacrée. En découle une mémoire biaisée, partisane, celle d’une guerre gagnée sur le terrain mais trahie par les politiques ayant bradé des départements français. Il s’agit avant tout de préserver « l’honneur de l’armée » et de nier ou minimiser toute exaction ou torture. Les diverses familles militaires sont bien analysées. Les officiers d’active se méfient des harkis, dont 3 000 « rebelles ralliés », dont la fidélité est sujette à caution. Ce que contestent les commandants de harkas par ailleurs. Les harkis eux-mêmes, distingués des tirailleurs algériens et des spahis, ont un fort ressentiment envers le FLN qui s’en prend à leur famille, mais juge la France ingrate envers leur choix douloureux. La guerre est pour eux un déchirement permanent et intime. Entre amertume, effroi devant les massacres de l’été 62 et sentiment d’abandon ressassés dans des camps ignominieux en France, la mémoire des harkis est enfouie, refoulée, celle d’apatrides dont les enfants se révoltent à compter de 1974. Par le biais des associations et d’actions spectaculaires, elle devient alors revendicative et structurée. Astreints au devoir de défense de 24 à 33 mois, les 1 343 000 appelés et rappelés (pour 407 000 hommes des troupes professionnelles) découvrent un pays inconnu et une guerre ignorée de la métropole. L’auteur résume avec brio toutes les études relatives à la mémoire enfouie et blessée des appelés et comment, dès septembre 1958, la puissante FNACA, avec d’autres associations, structure la mémoire collective de la 3e génération du feu. Le débat devient public à partir de 1992. La parole se libère peu à peu à l’âge de la retraite. Pour les Français d’Algérie, il s’agit d’une guerre « en » Algérie qui met à mal leur paradis rêvé et bientôt perdu. Cette conception d’une Algérie mythique est au cœur de leur mémoire douloureuse après l’arrachement de l’exil. Et ce, d’autant qu’ils sont rejetés par les métropolitains qui les assimilent à partir de 1961 à l’OAS. Mémoire traumatique donc qui pratique l’invective ; mémoire porteuse de mythes et de « l’associationisme » des groupes de pression et de tous les « nostalgériques ». Le dernier chapitre de cette riche partie traite de la valse-hésitation du pouvoir et ses circonvolutions de langage avant la loi de 1999 reconnaissant la guerre d’Algérie. Outre les questions relatives à la carte du combattant, aux décorations et aux premiers mémoriaux, les querelles autour de la date du 19 mars et la fièvre de « commémorite » aiguë et autres guerres des mémoires qui perdurent jusqu’à nos jours, à noter l’analyse d’une reconnaissance « semi-officielle » dans certains départements. Depuis 2003, il s’agit de la date du 12 mai 1962 retenue comme « Jour de l’abandon des harkis » par le pouvoir gaulliste.
Toute aussi dense, la seconde partie traite des enjeux de la commémoration après 1999. Votée à l’unanimité, la loi de 1999 relance le débat, notamment sur la torture, et débouche sur la notion politique de la « repentance ». Ce mot d’origine religieuse est ignoré, à juste titre, des historiens. Il est absurde de demander à des descendants de faire acte de contrition pour des exactions commises par des ascendants. Rémi Dalisson souligne qu’il s’agit d’un réflexe de peur face au travail des historiens des deux côtés de la Méditerranée dont la recherche peut ébranler des croyances, contredire des mémoires exclusives ou biaisées. En bref, le repentir n’a aucun sens, surtout pour une République laïque, car la reconnaissance des faits est essentielle, y compris les crimes de l’armée française, sans oublier ceux perpétré par l’OAS et des membres du FLN à l’encontre de civils algériens. Commémorer, c’est-à-dire se souvenir ensemble, passe aussi par l’enseignement. Mais en classes de 3e, 1ère et terminale la guerre d’Algérie en est réduite à la portion congrue. Cette mémoire didactique est elle-même concurrencée par les discours familiaux, le n’importe quoi des réseaux sociaux et des mémoires subversives et antirépublicaines qui, à coup de stèles et de monuments commémorant le 26 mars 1962 (rue d’Isly) ou le 5 juillet 1962 à Oran, continuent d’entretenir une guerre mémorielle qui va jusqu’à honorer, à Nice par exemple, le souvenir d’assassins de l’OAS tel Roger Degueltre. Pour tenter d’y mettre fin et promouvoir plus le « devoir d’histoire » que le « devoir de mémoire » qui divise, à partir de la présidence de Jacques Chirac l’Etat se lance dans une ambitieuse politique commémorative illustrée par le Mémorial du quai Branly à Paris. Inauguré en 2002, la date retenue pour la fin du conflit est le 2 juillet 1962. Ce qui relance le débat à propos d’autres dates et l’instrumentalisation du 26 mars (rue d’Isly) par les ultras, qui oublient que les violations du cessez-le-feu sont en majorité dues à l’OAS prenant pour cible les forces de l’ordre et le FLN. Très embarrassé, l’Etat en vient à repousser d’autres commémorations, telle celle de la violente répression de la manifestation du 17 octobre 1961 par la police de Maurice Papon à Paris. La fin de l’ouvrage est ensuite consacrée à l’interminable question de la commémoration, devenue officielle sous le président François Hollande, du 19 mars, ses modalités, sa place dans les débats identitaires, tout comme ceux illustrant les journées « aux morts pour la France » ou celle consacrée aux « harkis et supplétifs » le 25 septembre.
En bref, un des ouvrages les plus importants commis depuis ces dix dernières années sur la guerre d’Algérie. A quand un tel travail scientifique du côté algérien ?
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© Jean-Charles Jauffret pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 29/12/2018.